baume nous semble ici plus juste.
L'héritage comme figure de l'histoire
L'art est à la fois progression et conservation. Il est orienté tant vers le passé, le présent que l'avenir, si bien qu'en tant qu'incarnation de la figure de l'héritage, il est la figure par excellence de l'histoire. Dans cette histoire, les ruptures ne brisent pas la continuité et la progression n'empêche pas la conservation. L'art intègre dans ses objets les tensions entre le projet idéologique, le cadre idéologique de départ et l'idéologie de référence. Aussi voudrons-nous conclure la chose suivante : derrière le
projet politique humanitaire se cache un autre projet, celui « d'élargir les frontières du savoir culturel et artistique contemporain », comme dit Gould, ou encore plus simplement, le projet humaniste. Il semble en effet que l'enjeu profond de toute l'entreprise artistique de Biais est la transmission du patrimoine culturel. Pour le dire autrement : ce que Biais perçoit, dans le « problème de l'histoire », c'est le problème de la transmission, de génération en génération, du patrimoine culturel. Ainsi la figure de l'héritage se donne dans les romans non seulement comme une lecture de l'histoire, mais aussi comme sa figure, recouvrant un cadre axiologique par un autre, faisant dévier le projet idéologique vers des préoccupations qui lui sont étrangères. Le processus d'esthétisation des discours, qui mélange et fait se répondre différentes sphères discursives est donc aussi un processus d'idéologisation, par lequel l'idéologie produite par le texte s'éloigne parfois du projet politique. C'est le cas des romans de Biais, qui laissent poindrent, au cœur d'un discours progressiste convaincu, de profonds désirs de conservation et de farouches accès anti-modernes.
Les romans de la trilogie Soifs sont complexes, touffus, difficiles à synthétiser et, surtout, à commenter. Impossible, lorsqu'on les aborde, de ne pas laisser de côté de nombreuses caractéristiques, voire des pans entiers, souvent
importants. Difficile, aussi, de se limiter à une approche, puisque les romans
semblent en dicter et en justifier de nombreuses. Partant d'un constat simple, la
présence insistante de matière historique fragmentée et désordonnée, nous avons proposé, en début de parcours, d'étudier la manière avec laquelle les romans inscrivent l'histoire du XXe siècle en prenant en charge les signes et les représentations en circulation dans le discours social. D'emblée, nous avons
remarqué que l'histoire s'inscrivait à la fois comme une histoire « infernale » et comme une histoire civilisatrice, dans un double mouvement de fragmentation et de totalisation. L'hypothèse qui a guidé notre réflexion voulait que le travail
idéologique des romans sur l'enjeu du passé historique repose sur les signes religieux
et artistiques.
Le premier chapitre engage la réflexion avec une description raisonnée de la forme de l'œuvre. Dans son ensemble, cette section montre que le discours de Biais est hétérogène, qu'il puise dans différentes sources intertextuelles et interdiscursives,
qu'il sollicite différents registres, et que dans les textes interagissent différentes voix
sociales idéologiquement opposées. Nous décrivons l'architecture de l'œuvre à partir
de ce que nous avons nommé l'esthétique du collage, une esthétique qui fonctionne
point de vue de la forme narrative, nous montrons que l'esthétique du collage reprend les techniques exploratoires des écrivains du début du siècle et du Nouveau roman, techniques qui travaillent à remettre en question les formes traditionnelles du récit et la représentation de la structure du monde. L'hybridité de la voix narrative, la multiplication des personnages, la problématisation du temps et de l'intrigue nous mènent à conclure que l'esthétique du collage est aussi le résultat d'un profond travail sur les possibilités et les polarités des catégories romanesques et, en général,
sur le roman.
Au plan linguistique, nous voyons comment l'esthétique du collage représente l'hétérogénéité des discours. L'exemple du discours féministe permet d'illustrer cette hétérogénéité dans ses plus fines nuances, à l'intérieur même d'un secteur doxique. Nous voyons que si ce procédé scriptural empêche le roman de se faire thèse, il n'est pas pour autant signe de neutralité. Nous concluons finalement qu'au plan linguistique, l'esthétique du collage inscrit dans le texte la fragmentation
culturelle et le morcellement identitaire de la société nord-américaine actuelle.
Au plan sémiotique, nous proposons de considérer l'esthétique du collage comme un processus d'esthétisation qui interroge la référence, plus particulièrement historique, et qui permet une prise en charge littéraire de l'histoire. En rapprochant
notre réflexion de celle de Jean-François Lyotard et de celles d'autres penseurs du
postmoderne, nous avançons l'hypothèse selon laquelle l'esthétique du collage
inscrit dans les romans de Marie-Claire Biais une conscience textuelle historique qui refuse les anciennes modalités scripturales, considérées inaptes à représenter le
historique, le rejet de l'ordre traditionnel du discours, de ses règles de composition et de sens s'accompagnent aussi de l'affirmation de sa valeur, faisant reposer le récit sur une tension entre la valorisation du discours historique et sa remise en question.
Le deuxième chapitre s'intéresse plus particulièrement au contenu du discours historique. Nous y examinons ce que les romans saisissent « du dehors », dans la doxa qui leur préexiste, en portant notre attention, entre autres, sur trois différentes formes du mèmoriel. La première est une mémoire de l'expérience intime du passé et se constitue comme une mémoire de la souffrance, principalement liée aux inégalités ayant réglé l'organisation sociale passée. La deuxième est plutôt de l'ordre de l'expérience collective et se manifeste par de multiples références à des événements importants de l'histoire. Comme la première, elle est liée à la souffrance et fortement individualisée, puisqu'elle est campée dans l'expérience individuelle : les événements historiques sont représentés tels qu'ils sont ressentis par les