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ontologique6 » Elle surgit dans leur conscience par le biais d'une préoccupation

sociale ou existentielle qui leur est propre et qui, dans le contexte actuel, adresse au

passé une question. Médiatisée par le discours des personnages, l'histoire fait ainsi l'objet d'une « représentation seconde », qui évoque la première en son absence, et qui est appelée, au sens spirite du terme, à fournir des réponses, ou du moins à jeter

sur le présent un éclairage nouveau.

L'évocation de l'histoire est mise en scène de telle manière qu'elle installe

entre les personnages et l'histoire une relation dialectique. Un exemple parmi d'autres est l'épisode dans lequel le pasteur Jeremy est tiraillé entre le sentiment de fierté qu'il éprouve à l'égard de son fils cadet, Carlos, qui gagne des combats de boxe et se montre un jeune homme fort et musclé, et le sentiment de honte qu'il éprouve en découvrant ses délits, comme le vol des bicyclettes dont il trouve les

chaînes et les cadenas dans la remise de la demeure familiale :

[...] le pasteur Jeremy ne parlerait pas des chaînes de bicyclettes à sa femme, un dimanche, on se décontractait, on jouait au ballon dans la cour, on se baignait dans l'océan et les plus petits apprenaient à marcher près de leur mère sur le sable des plages, et soudain le pasteur Jeremy se souvint que longtemps l'accès aux plages publiques lui avait été interdit, il se revoyait transportant de la terre dans les camions, les jours de congé, le camion circulait dans la ville presque sans bruit, pendant le repas dominical des Blancs cachés sous le tulle des vérandas, contre les moustiquaires, le camion où se tenaient debout, on eût dit, les pieds attachés par des chaînes dans une charrette, cinq garçons noirs aux cheveux hérissés, aux lèvres charnues, dont les yeux, au fond des orbites, semblaient sans rêves.

(Soifs; 32)

De la même manière que les chaînes de bicyclette font surgir dans l'esprit du pasteur la dure réalité des jeunes noirs de sa génération, l'inquiétude de la mère de Carlos envers les écarts de conduite de son fils appelle une figure importante de l'histoire :

[...] que faisait Carlos couché sur la table de la cuisine, à regarder

niaisement Deandra et Tiffany boire leur lait quand il eut dû être à

l'école, pensait-il à son avenir, que dirait le Saint Révérend qui était au ciel, n'était-il pas mort pour lui, Carlos, il dirait [...] as-tu pensé à

ton avenir, mon fils, et à moi, Martin Luther King, qui ai versé mon sang pour toi [. . .]. (Soifs; 67)

Les chaînes et la figure de Martin Luther King sont des signes par lesquels l'histoire pénètre la vie intérieure du pasteur et de Mama. Il en est de même pour Renata et la peine de mort, Daniel et le sort des juifs, Petites Cendres et le mépris de la vieillesse, Mère et l'engagement des femmes, etc. Tous les lieux de réflexion des personnages sont investis par l'histoire et influencés par ses événements. Qui plus est, des figures historiques sont associées à de nombreux personnages et jouent le rôle de modèle ou de point de repère dans leur questionnement identitaire et existentiel. L'histoire n'est donc ni un simple décor ni un amoncellement de reliques poussiéreuses, mais plutôt

une présence influente par laquelle les personnages entrent en dialogue avec le passé. La représentation de ce rapport à l'histoire ne traduit pas simplement l'obsession du passé qui anime aujourd'hui la société occidentale et sature les discours d'objets mémoriels, mais aussi une manière de penser le social qui a traversé toute la modernité et atteint en quelque sorte aujourd'hui son apogée : dans l'histoire, dans la progression temporelle, dans l'articulation du passé, du présent et de l'avenir. Nous y

reviendrons.

Les formes du mémoriel

De manière générale, le contenu mémoriel des romans prend trois formes. La première est une mémoire de la vie quotidienne, ou une mémoire de l'expérience intime du passé. Il s'agit de portions de discours qui renvoient au passé par le biais de situations de la vie quotidienne telle qu'elle était vécue à certains moments de l'histoire. C'est le cas de l'extrait cité plus haut, où le pasteur Jeremy se rappelle les dimanches de travail forcé lorsqu'il était jeune homme. C'est aussi le cas de Mère, qui se souvient de la « douleur au bord du dégoût » et du sentiment d'impuissance qu'elle éprouvait lorsqu'elle était jeune fille : « Mère avait toujours voulu être remarquée pour l'intelligence de ses répliques dans la maison familiale où, ne savait- elle pas déjà, on songeait à envoyer ses frères étudier à Yale, tandis que, même si elle n'était qu'une fillette, on parlait déjà de son mariage [...] ». (Soifs; 138) Ces portions

de discours constituent, en de nombreuses bribes, une sorte de mémoire de

l'expérience intime du temps où les jeunes hommes noirs étaient forcés de travailler les dimanches, et de celui où les jeunes filles, aussi brillantes furent-elles, n'étaient

pas destinées aux grandes universités. Cette mémoire, comme le montrent les deux exemples évoqués, est d'abord une mémoire de la souffrance, de la.souffrance des inégalités, raciales et sexuelles, qui réglaient l'organisation sociale passée.

La deuxième forme que prend le contenu mémoriel des romans est plutôt de l'ordre de l'expérience collective, et renvoie aux événements qui ont touché des populations entières. Très nombreuses sont ces références aux événements de l'histoire, qui exigent de la part du lecteur un effort de déchiffrage plus ou moins grand. La déclaration de la guerre du Golfe (la seconde), par exemple, est évoquée ainsi :«[...] Melanie songeait à sa communication en retard, il lui sembla entendre à travers la respiration ténue de Vincent, contre sa joue, cet émoi incendiaire, dans le monde, la déclaration de guerre d'un président à la télévision par une obscure nuit de janvier [...] » (Soifs; 75). Dispersées un peu partout dans l'œuvre, ces références constituent un terrain d'analyse complexe, surtout si nous considérons le fait que l'histoire évoquée n'est pas toujours éloignée, mais touche aussi l'extrême contemporain. C'est le cas de la guerre du Golfe, mais aussi des attentats de septembre 2001, évoqués dans le troisième volet de la trilogie. Du point de vue de l'analyse, cela pose problème, puisque des événements comme la Seconde Guerre mondiale ne bénéficient pas d'un traitement idéologique similaire à celui des

événements quasi actuels.

Quand le roman se réfère à une histoire accomplie, les signes et les

sens en sont situés, triés, classés, sinon fixés, et le romancier en

dispose comme garants ou monnaie de son récit. C'est avec eux que le roman historique négocie le partage esthétique, vis-à-vis d'eux qu'il fonde sa précaire autonomie. Mais quand le roman est consubstantiel

aux événements qu'il relate, tout est sens et rien ne fait sens : le