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Réflexions sur les méthodologies féministes en bioéthique

CHAPITRE 3. PERSPECTIVE MATERNELLE DE LA CONSULTATION

3.5 Réflexions sur les méthodologies féministes en bioéthique

Le projet de recherche et les données empiriques qui en découlent n’ont pas de visée féministe en soit. En effet, les questionnaires n’ont pas été produits avec l’objectif d’expliciter des enjeux de pouvoir ou de subordination de la femme. Par contre, il est important de remarquer que, pour plusieurs féministes, une méthodologie féministe doit se définir ainsi en amont de sa recherche, pour élucider des problèmes de pouvoir et de subordination. En effet, pour Jaggar, ceci est un des deux éléments définissant toute recherche féministe. (Jaggar, 2008) De plus, un travail doctoral en bioéthique présente habituellement les fruits d’une réflexion concertée et congruente dans lequel le cadre théorique et la problématique d’étude sont choisis ensembles pour s’informer l’un l’autre. Plusieurs notions théoriques informent le projet de recherche, qui permet d’enrichir les

principes normatifs choisis initialement. Dans la présente thèse, le cadre normatif a été choisi suite aux résultats de données empiriques et ce travail de réflexion concerté n’a pas eu lieu en amont.

Pour ces deux raisons, le « saut » méthodologique employé dans la présente thèse peut sembler inadéquat ou mal choisi. Néanmoins, une réflexion plus poussée sur les méthodologies de recherche féministes et sur le rôle de la recherche empirique pour les féministes nous permet de soutenir l’approche choisie.

Les réflexions méthodologiques présentées dans cette partie de la thèse s’appuieront essentiellement sur les notions présentées par Alison Jaggar dans son recueil de textes Just Methods – cette œuvre représentant un des meilleurs ouvrages récents sur le sujet – et par Jackie Leach Scully dans sa section From Theory to Method, extrait du livre Feminist Bioethics : at the Center, on the Margins. (Jaggar, 2008 ; Scully, 2010)

Jaggar défend que toute méthodologie de recherche se voulant féministe doive viser deux éléments essentiels. Premièrement, dans toutes les disciplines, une bonne recherche féministe correspond à une recherche répondant aux meilleurs standards de qualité pour la discipline concernée, tels que la validité, la fiabilité, la transférabilité et l’objectivité. Deuxièmement, une recherche féministe doit être informée et guidée, dès sa conception, par des principes éthiques féministes. Scully soutient une vision semblable de la méthodologie de recherche féministe en bioéthique : « feminist scholarship now lives with the tension between its allegiance to the demands of academic legitimacy (detachment, objectivity, clarity, rigor) and to its ethical traditions and strategic goals of global justice and equality. » (Scully, 2010) Néanmoins, Jaggar remarque que ces deux éléments auront souvent tendance à se promouvoir l’un l’autre : « Happily, it appears that these various conditions may often be mutually supporting. (…) Thus, epistemic truth and social justice often promote each other. » (Jaggar, 2008) Il est donc concevable que les résultats d’une recherche empirique de bonne qualité prônent et défendent des valeurs et principes éthiques féministes, telle que la justice sociale. Mais, selon Jaggar, le projet empirique ne pourrait être féministe que si des considérations de justice sociale faisaient partie du dessin du projet empirique. Plus nuancée, Scully propose que la visée de justice sociale ne soit pas nécessairement propre à une méthode donnée ou précise, et qu’il s’agisse plutôt de promouvoir : « a methodological desire to carry analysis beyond simple

diagnosis of a problem and on into social and political change, even if only incrementally. » (Scully, 2010)

Selon Jaggar et Scully, la plupart des traditions de recherche sont motivées par des buts sociaux, soutenant une théorie morale prédéfinie ; elles sont donc biaisées par des valeurs en amont d’un projet de recherche donné. La spécificité des méthodologies de recherche féministes est qu’elles rendent explicites les valeurs défendues, pour conférer un biais méthodologique féministe à leurs projets de recherche. Dans le projet de recherche empirique présenté pour cette thèse de doctorat, un biais de valeurs a nécessairement teinté le déroulement du projet empirique. En effet, tel que mentionné dans l’introduction, l’intérêt pour ce sujet de recherche est né d’expériences cliniques personnelles – notant une importante distance entre le vécu stressant des patientes et l’offre d’informations factuelles sur la prématurité de leur bébé – et d’une volonté de changer les pratiques courantes en consultation anténatale. Ce biais n’était pas explicitement féministe, mais il demeure un biais de valeurs ayant influencé ce projet de doctorat.

Dans cette thèse, les valeurs et principes éthiques mis de l’avant par l’analyse des données empiriques sont l’empowerment, l’autonomie, la relation et l’interdépendance, l’émotion et la raison. Bien que ces notions soient diverses et puissent sembler dispersées, dans le cas présent de la consultation anténatale, elles se rallient toutes à un désir d’égalité et de justice sociale, en lien avec les enjeux de pouvoir entre soignants, systèmes de soin et soignées. Bien que plusieurs définitions de la justice sociale existent, elle sera ici comprise comme : « un accès équitable à des ressources dites sociales, comme les opportunités, les droits, le pouvoir et le bien-être. » (Gaucher & Racine, 2015)

Ainsi, bien que le projet de recherche n’avait pas de visée explicitement féministe, le souci initial du chercheur principal et les données de recherche empirique auraient pu s’inscrire dans une démarche de recherche féministe. Cette trouvaille fortuite a mené au choix d’un cadre normatif bioéthique féministe pour développer et étoffer l’analyse des notions retenues après la recherche empirique. En effet, tel que sera démontré dans le chapitre 4 de cette thèse, l’analyse féministe proposée enrichi profondément la réflexion éthique au sujet de la consultation anténatale et elle permet de faire des propositions pour

la consultation anténatale que les données empiriques n’auraient pu déclarer par elles- mêmes.

La recherche féministe a évolué significativement au cours des dernières décennies. À ses débuts, les études féministes se sont développées à l’extérieur du monde académique, en tant qu’approche alternative et critique. Maintenant, des approches féministes existent dans toutes les disciplines, alors que d’autres champs académiques sont proprement et exclusivement féministes – comme les études féministes. Les approches empiriques féministes ont elles aussi beaucoup évolué, au fil des questionnements et des pratiques réflexives critiques des féministes sur cette méthode de recherche. (Jaggar, 2008) Par exemple, les premières études empiriques féministes des années 1970 cherchaient à décrire l’expérience, le vécu des femmes. Ce n’est que suite à des réflexions critiques sur ces premières recherches que les féministes ont remis en question leurs données empiriques, suite au constat que les vécus des femmes étaient socialement construits et qu’ils pouvaient représenter les voix de femmes subordonnées ou, du moins, non-émancipées. Un débat plus récent sur l’empirisme féministe intéresse le rôle du chercheur vis-à-vis ses données de recherche. En effet, si les constats empiriques sont le reflet de pratiques oppressives, comment le chercheur doit-il présenter les résultats de sa recherche féministe, tout en maintenant respect et intégrité vis-à-vis les participantes à la recherche et leurs propos ? Ce bref survol de l’histoire des recherches empiriques féministes permet de montrer que les méthodologies de recherche féministes ont évolué au fil de leurs autocritiques et réflexions.

Si le projet de recherche empirique de cette thèse n’a pas de visée explicitement féministe, force est de constater que les biais de valeurs du chercheur menant l’étude, que l’approche méthodologique empirique choisie pour explorer la problématique et que les trouvailles de recherche pourraient toutes néanmoins s’inscrire dans une démarche de recherche féministe. Il convient donc de se questionner sur l’importance de ce biais méthodologique explicitement féministe pour la recherche empirique féministe. En effet, cette thèse de doctorat sert peut-être de contre-exemple à cette prémisse épistémologique de base, selon laquelle une recherche féministe doit expliciter ses valeurs et biais en amont du dessin de son projet pour aspirer à être féministe. N’est-il pas concevable qu’un travail empirique puisse constater des enjeux de pouvoir dans la clinique et se référer à un

cadre théorique bien adapté à cette problématique, soit la bioéthique féministe, pour enrichir et approfondir la réflexion à ce sujet ?

Au sujet de la recherche empirique féministe, l’historienne Scott propose justement que le rôle d’une méthodologie de recherche féministe soit d’examiner un constat empirique pour mieux le situer, le contextualiser et rendre explicites les enjeux de pouvoir socialement construits qui se cachent derrière le simple constat empirique. « Experience is, in this approach not the origin of our explanation, but that which we want to explain. This kind of approach does not undercut politics by denying the existence of subjects; it instead interrogates the processes of their creation, and, in so doing, refigures history and the role of the historian, and opens new ways for thinking about change. » (Scott, 2008) Ceci fait écho aux propos de Scully, qui soutient qu’une critique féministe politique doive aller au-delà du simple constat de faits pour offrir une analyse des enjeux de pouvoir politiques et sociaux qui forgent le phénomène donné et qui doivent être changés pour permettre l’émancipation.

Le travail de réflexion normatif qui suit dans le chapitre 4 de cette thèse présente donc une analyse féministe des données empiriques, basée sur l’autonomie relationnelle, pour exposer les enjeux de pouvoir intrinsèques à la consultation anténatale et pour proposer des actions concrètes cherchant à rectifier les problèmes identifiés. Ainsi, le seul travail explicitement féministe de cette thèse a lieu dans ce chapitre 4. Les rapprochements entre les autres étapes de ce travail doctoral et le féminisme ne sont que fortuits, mais ils permettent, je crois, une meilleure interprétation féministe des données empiriques de recherche – les proximités entre mon projet de recherche et une posture féministe étant nombreuses.

Avant de poursuivre l’analyse féministe des données empiriques, il est important que j’explicite un dernier biais méthodologique ayant teinté l’ensemble de ces travaux de doctorat. Le choix d’un cadre normatif féministe est né des résultats de recherche empiriques. Si les résultats de ces recherches avaient mené à des conclusions différentes, j’aurais probablement choisi un cadre normatif théorique distinct, mieux adapté pour analyser et enrichir les constats empiriques recueillis. En effet, je crois que les approches féministes et relationnelles permettent une analyse riche, constructive et importante de la consultation anténatale. Je crois aussi qu’elles offrent des pistes de solution pour de

nombreuses autres problématiques de soin (tel que sera démontré dans la conclusion de cette thèse). Néanmoins, il est possible que d’autres cadres conceptuels ou théories morales en bioéthique auraient pu être mieux adaptées à cette problématique de soin, si les réponses des participantes avaient été différentes.

J’envisage que ma posture de clinicienne, ancrée dans la pratique, guide ce choix méthodologique. En effet, l’importance du positivisme et de l’empirique en médecine ne peut être négligée. Ma culture médicale influence nécessairement le poids que je donne aux données empiriques, ainsi que ma conception de la recherche en bioéthique. Pour autant, ces biais de valeurs et méthodologiques ne minimisent pas l’importance que j’octroie à une réflexion normative bioéthique bien construite. Par contre, je ne peux prétendre adopter de posture bioéthique à priori. Plutôt, mes réflexions normatives s’adapteront selon le contexte étudié pour être les plus appropriées possibles, et elles seront nécessairement ancrées dans la clinique par des trouvailles empiriques. C’est cette démarche de recherche que j’ai employée pour cette thèse de doctorat.

CHAPITRE 4. APPROCHE RELATIONNELLE DE