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Comment rédige-t-on des franchises ?

Dans le document Quand la Suisse s’expose (Page 118-121)

à la nouvelle Constitution : une histoire des institutions

ET « CONSTITUTIONS » NEUCHÂTELOISES DU MOYEN ÂGE À LA FIN DE L’ANCIEN RÉGIME,

4. Comment rédige-t-on des franchises ?

Lorsque Berthold de Neuchâtel, évêque de Lausanne, prit, en avril 1214, les franchises de Neuchâtel sous sa sauvegarde, il mentionna les

« conventiones » qui avaient été conclues réciproquement (« ad invicem ») entre Ulrich et Berthold de Neuchâtel avec leurs bourgeois de Neuchâtel, la charte de franchises proprement dite faisant mention, quant à elle, du consentement (« de eorum assensu ») des bourgeois de Neuchâtel lors de l’élaboration des « constitutiones »25.

Il serait tentant d’interpréter ces quelques témoignages à l’aune de nos concepts modernes et d’y voir des négociations menées sur pied d’égalité entre le seigneur et ses bourgeois (autant dire une constituante) et qui

20 AEN, H, No34.

21 SDN, I, No35, p. 94.

22 SDN, I, No144, article V, pp. 339-340.

23 Alfred SCHNEGG, « Une extradition », Musée neuchâtelois, 1968, pp. 97-115.

24 Berlin, Geheimes Staatsarchiv Preussischer Kulturbesitz, dossier, 2.4.2, No119 (1840-1845), qui contient l’avis de droit de Savigny daté du 16 juin 1842.

25 SDN, I, No1 et No1 a, pp. 25-30.

aboutissent à la rédaction d’une constitution. La réalité est hélas plus prosaïque, le texte signifiant simplement que les deux parties tombèrent d’accord sur le contenu même des franchises (ainsi que l’affirmera cinq siècles plus tard Marie de Nemours), sans doute après une diligente enquête présidée par Aymon de Grandson, chancelier de l’évêque de Lausanne, futur évêque de Genève, homme parfaitement compétent, en raison de ses connaissances juridiques, pour mener à chef un tel travail26. L’inspiration romanisante de certaines tournures – et plus spécialement l’emploi du terme « constitutiones » probablement emprunté au droit romain – pourrait donner quelque créance à notre hypothèse27.

En effet nous savons qu’en 1453-1455, lors de la nouvelle rédaction des franchises de Neuchâtel, les bourgeois de Neuchâtel furent consultés sur le contenu de leurs franchises et qu’ils durent produire des preuves pour déterminer l’étendue de leurs coutumes anciennes et nouvelles, le comte de Neuchâtel quant à lui

« (...) retenant et reservant a noz et eis miens tous et singuliers nous anciens droiz, desquelx nous et nous predecessours avons jouys dou temps passez depuis le trespas de feu de inclite memoire monsseignour messire Loys jadiz seignour et conte de Neuschastel, lesquelx [= les anciens droits] se declairerent tant comen l’on s’en pourra soubvenir en faisant la franchise et le sourplus en generalitey. »28 C’est dire que la transmission traditionnelle des libertés était fort aléatoire puisqu’elle se faisait oralement et qu’elle donnait lieu à des négociations où les bourgeois devaient prouver les franchises dont ils prétendaient jouir, comme le démontre la rénovation entreprise en 1453-1455 des franchises de Neuchâtel, qui avaient brûlé lors de l’incendie de la ville en 1450. Il en va de même des franchises de Valangin qui furent détruites dans le même incendie, car elles étaient pour lors conservées dans les archives comtales29.

26Lors de son conflit avec les bourgeois de Neuchâtel au sujet de leurs franchises en 1696, Marie de Nemours insiste bien sur le fait que le « consentement des bourgeois » mentionné dans la charte de 1455 « n’induit qu’une acceptation de la part des bourgeois, et un aveu que leurs franchises brûlées se raportoient à celles dont le Prince leur donne un acte nouveau. Ainsi cela n’en peut changer le nom ni la nature » ; en d’autres termes, pour Marie de Nemours, les franchises de 1455 restent bien des franchises et ne peuvent d’aucune façon être considérées comme une convention ainsi que le prétendent les bourgeois en 1696. C’eût été se mettre sur le même pied que ses bourgeois. Sur ce point cf. Maurice de TRIBOLET,

« Liberté chrétienne et respect du prince – Un conflit entre Marie de Nemours et ses bourgeois de Neuchâtel en 1696-1697 », dans In dubiis libertas-Mélanges d’histoire offerts au professeur Rémy Scheurer – Textes réunis par Philippe Henry et Maurice de Tribolet, Hauterive, 1999, p. 292.

27Carlo Augusto CANNATA, Histoire de la jurisprudence européenne – I – La jurisprudence romaine, Turin, 1989, pp. 184-185 : les constitutions impériales contiennent des normes générales qui concernent surtout le droit public et spécialement les droits pénal et administratif.

28AEN, Y 11, No12, folio 3 verso.

29SDN, I, No36, pp. 97-101.

Ce mode d’élaboration des franchises se retrouve encore en 1708 lors de l’octroi par le roi de Prusse à la bourgeoisie de Valangin d’« Articles particuliers » qui se fit sous la forme de réponses à des requêtes de la bourgeoisie de Valangin30.

Bien mieux, à la fin du XVesiècle, et en vertu de la pratique des recours à chef de sens [« entrèves » = interroger] reconnue aux bourgeois de Neuchâtel par les franchises de 1214, ceux-ci s’adressèrent aux magistrats de Besançon pour obtenir de leur part un éclaircissement de la coutume : les magistrats leur répondirent qu’ils ne pouvaient « cognoistre ne jugié », étant donné qu’ils ne possédaient pas de copie écrite des coutumes de Neuchâtel !31

Cette fragilité matérielle de la charte fondamentale est bien illustrée par le fait qu’il en existe un exemplaire unique conservé dans les archives du chapitre de la cathédrale de Lausanne, raison pour laquelle, en 1462, une délégation des bourgeois de Neuchâtel se rendit à Lausanne afin d’y consulter les franchises à l’occasion du plaid de mai. En effet, comme nous l’apprend un texte du début du XVe siècle, on lisait à haute voix chaque année au plaid de mai, antique institution qui remontait à l’époque caro-lingienne, les franchises traditionnelles dont certaines ne se trouvent même pas transcrites dans celles de 145532.

C’est dire l’incertitude de la coutume, bien rendue par un rapport du maire de Neuchâtel à l’intention du Conseil d’Etat en 1786, qui se plaint de ce que les Quatre Ministraux prétendent que la coutume neuchâteloise subsiste comme du passé, « ... ces mots, comme du passé, sont dangereux aux droits seigneuriaux, parce qu’ils [= les Quatre Ministraux] ne rapor-toient que ce qu’ils vouloient » et le maire d’ajouter que les Quatre Ministraux en proposant de changer l’expression « comme du passé » par celle de « comme d’ancienneté », « il en naît un embarras, c’est celui de déterminer ce qu’on faisoit anciennement, ces sortes de choses n’étant point sujettes à être enregistrées de leur nature »33.

Cette incertitude de la coutume et des franchises avait aussi pour effet d’encourager une interprétation large des « constitutions » octroyées aux bourgeois de Neuchâtel, et ce aux dépens des droits de la princesse qui ne manqua pas de réagir très vivement en 1696. Le litige portait sur l’interprétation de l’article 25 des franchises de 1455, qui concédait aux bourgeois de Neuchâtel la capacité testamentaire, en réservant toutefois

30 SDN, I, No145, pp. 341-345.

31 AEN, Audiences générales, II, folio 25.

32 SDN, I, p. 14.

33 AEN, Chancellerie, AC 522/51, No8 (21 décembre 1786).

les droits du comte. Article que les bourgeois interprétaient, à la fin du XVIIe siècle, comme leur donnant le droit de faire des substitutions consi-dérées par Marie de Nemours comme « un obstacle et un empêchement aux droits du Prince ». Les substitutions, avançait-elle à juste titre,

« empêchent les aliénations qui produisent les lods, et font tomber dans une espèce de main-morte les fonds qui sont assujettis à ce droit » : et d’ajouter que « c’est à cause des lods que le Prince a été mû à ne pas permettre les substitutions »34.

Marie de Nemours justifia son opposition à une telle interprétation extensive en faisant remarquer que le « Prince n’a permis les testamens qu’autant qu’ils ne feroient point de prejudice à son droit de lods » et de conclure en affirmant qu’« il est clair dès là que c’est inutilement que la Ville s’efforce à étendre cette permission au-delà des bornes expresses que le Prince y a mises et qu’on ne peut outrepasser sans renverser la franchise » ; ainsi les « sujets ne doivent pas chercher leur utilité au dommage de leur Prince »35.

On ne saurait mieux dire et les remarques tant de Marie de Nemours que du maire de Neuchâtel, un siècle plus tard, prouvent assez que les franchises sont bien des droits concrets, interprétées strictement et concédées par le Prince à ses sujets.

Dans le document Quand la Suisse s’expose (Page 118-121)