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Des franchises immergées dans l’histoire

Dans le document Quand la Suisse s’expose (Page 121-124)

à la nouvelle Constitution : une histoire des institutions

ET « CONSTITUTIONS » NEUCHÂTELOISES DU MOYEN ÂGE À LA FIN DE L’ANCIEN RÉGIME,

5. Des franchises immergées dans l’histoire

En 1214 dans l’article 19 des franchises accordées à la communauté des bourgeois de Neuchâtel, il est fait mention des « usagia veterum judiciorum »36, les usages des anciens jugements ou records de cour, témoignages sur des jugements restés oraux.

Ceci signifie que ces usages et aussi la coutume étaient fondés sur des précédents appelés à faire jurisprudence : c’est dire que les franchises par leur nature même s’inscrivent tout naturellement dans le passé et dans la durée historique.

C’est pourquoi en 1453, lors de l’enquête menée par le seigneur et les bourgeois sur leurs franchises de Neuchâtel, il est précisé à propos des ordonnances établies par les bourgeois qu’« il se face ainsy comme estoy de costume » ou encore qu’on « faice enssin comen est accoustumez »37. Toute atteinte portée aux franchises en usage depuis longtemps constitue une

34AEN, Chancellerie, AC 522/51, No5, cahier No4, p. 31.

35AEN, Chancellerie, AC 522/51, No5, cahier No4, pp. 31 et 32.

36SDN, I, No1, p. 27, lignes 2-3.

37AEN, Y 11, No11, folio 8 verso et AEN, Y 11, No12, folio 1 verso, 2 recto.

innovation, ainsi que le rapportent les bourgeois du Landeron en 1491 qui prient le conseil du comte « que il ne fissent point de novation [= innovation] ou pais contre nous francisez [= franchises] du Landiron »38.

D’où l’habitude propre à la mentalité médiévale de faire remonter les franchises à un passé mythique ou pour le moins ancien, afin de renforcer leur ancienneté et leur légitimité. C’est ce que nous apprend un acte de 140639qui affirme que les franchises confirmées par Conrad de Fribourg, seigneur de Neuchâtel, l’avaient déjà été par les empereurs Frédéric Barberousse, Ulrich et Berthold ainsi que par le duc Berthold IV de Zaehringen, ce qui nous renvoie, quelques inexactitudes mises à part, au personnage mythique de l’empereur Frédéric Ier Barberousse et au duc de Zaehringen, recteur de Bourgogne.

Ce faisant, les bourgeois de Neuchâtel se rattachaient intentionnellement au personnage de l’empereur, source de tout droit et de toute légitimité, alors que le duc de Zaehringen nous renvoie au droit de Fribourg-en-Brisgau, qui a inspiré les franchises de la ville impériale de Berne (1191), ainsi que celles de Fribourg (1157), toutes deux créées par les Zaehringen, représentants de l’empereur en Bourgogne, soit la Suisse romande actuelle40. Les franchises, au contraire d’une constitution moderne, ne visent pas à modifier une situation ancienne jugée inadaptée aux circonstances présentes ; ce serait, nous l’avons souligné plus haut, une innovation réprouvée par les médiévaux : ce trait spécifique de la mentalité coutumière est à des années-lumière de notre mentalité actuelle qui, bien au contraire, prône et favorise l’innovation !

Ce trait de mentalité « historisante » se retrouve à la fin du XVIIesiècle chez Marie de Nemours lorsqu’elle répond de la façon suivante à ses bour-geois de Neuchâtel qui voulaient lui imposer une interprétation extensive de leur droit de tester contenu dans l’article 28 des franchises de 1214 et dans l’article 25 des franchises de 1455 :

« Il est même à présumer de l’histoire qu’on tire des anciens documents, que les premiers qui ont demandé des franchises pour défricher le pais et s’y établir, étoient des aubains et des gens de condition à ne pouvoir tester sans permission » et d’ajouter :

« Quoy qu’il en soit, le droit du Prince a êté reconnu et autentiquement établi dans la franchise, qui est une Loy fondamentale et un droit positif, auquel il faut

38 Archives communales du Landeron, DD, No25, folio 4 recto.

39 AEN, K 11, No2.

40 Franco CIARDOet Jean-Daniel MOREROD, « Les chartes de franchises du XIIIesiècle et l’histoire des libertés vaudoises », Revue historique vaudoise, 1991, p. 37, note 119.

necessairement se tenir, et s’en raporter à ce qu’il accorde formellement, sans l’étendre au-delà de son veritable sens et de ses expressions, puis que les privilèges sont de droit étroit. »41

L’expression de « loi fondamentale » renvoie de toute évidence aux lois fondamentales de la monarchie française d’Ancien Régime qui constituent la loi constitutionnelle de la monarchie française42; dans le cas précis l’expression prouve simplement la variété du vocabulaire utilisé pour rendre une seule notion, à savoir celle de « franchises », parfaitement analysée en 1696 par Marie de Nemours.

En 1539, lors de la promulgation des ordonnances matrimoniales pour la seigneurie de Valangin par René de Challant, nous constatons que celles-ci sont mises sur le même pied qu’« une générale constitution »43, alors qu’en 1708, lors de la concession des articles généraux aux sujets et à certains corps de l’Etat par le roi de Prusse Frédéric Ier, il est fait mention des

« loix et constitutions fondamentales de l’état en general, y compris les articles cy-dessus et tous les droits, franchises et liebertez spirituelles et temporelles, bonnes anciennes coutumes, êcrites et non êcrites [et nous avons vu plus haut ce que le roi de Prusse pensait de cette transmission plus ou moins précaire du droit]

de chacun des corps et communautez qu’aux particuliers. »44

Il est intéressant de constater à ce propos que les « anciennes coutumes » sont mises sur le même pied que les lois et constitutions fondamentales de l’Etat, ce qui semble indiquer que toutes ces normes juridiques forment l’ordre juridique de la Principauté en 1708, c’est-à-dire l’ensemble des lois et franchises qui la gouvernent.

En 1752, à propos de la réforme de la justice et de la nomination de juges impartiaux chargés de présider les cours de justice, il est écrit que

« les droits et même les constitutions du pais le demandent »45. C’est en 1791 seulement, et ce probablement sous l’influence de la Révolution française, que nous rencontrons, sous la plume du conseiller d’Etat Abraham Pury le terme de « constitution » au singulier. Le magistrat avoue au chancelier Jérôme-Emmanuel Boyve, relativement au projet d’une nouvelle loi sur la police interne des tribunaux et du tribunal souverain,

41AEN, Chancellerie, AC 522/51, No5, cahier No4, pp. 30-31.

42Marcel MORABITOet Daniel BOURMAND, Histoire constitutionnelle et politique de la France (1789-1958), Paris, 1998, pp. 14-18.

43SDN, I, No76, p. 179, ligne 4.

44SDN, I, No143, p. 337, lignes 2-5.

45AEN, Rescrits du roi, 25 décembre 1752.

qu’il n’arrive pas à s’éclairer par « l’histoire de notre Constitution » et de parler, à propos de la nature du gouvernement de la Principauté, « d’un Gouvernement mixte ou les Franchises Populaires restraignent en tant de manières la Prérogative du Prince »46.

Les constitutions et franchises de l’Etat sont mises au goût du jour : le tribunal des Trois-Etats est comparé à un pouvoir législatif, ce qui est en partie exact47, alors que les tribunaux ordinaires sont rapprochés du pouvoir judiciaire ; le tribunal des Trois-Etats quant à lui est composé d’« états » (« Stände »), ou d’« ordres », la noblesse et les officiers formant les deux premiers ordres, alors que le troisième état, choisi parmi les bourgeois de Neuchâtel, est rapproché du « Tiers Etat », ce qui nous renvoie directement aux événements parisiens de 1789. Quant au gouvernement mixte de la Principauté fondé sur les franchises et la « constitution » invoquées par Pury, il se place bien dans la continuité de l’histoire des franchises neuchâte-loises : nous avons bien affaire ici à un vocabulaire d’emprunt qui n’arrive pas à cacher la nature essentiellement coutumière des « constitutions » neuchâteloises.

Dans le document Quand la Suisse s’expose (Page 121-124)