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LE RÉCIT DE L’ACCOMPAGNEMENT DE SOFIA

Sofia était une grand-mère âgée de 74 ans, douce et souriante. Lors de nos rencontres, elle était habituellement installée sur son lit, car elle ne se déplaçait plus seule. Elle perdait ses capacités physiques de jour en jour. Elle a pu quand même participer à sept activités artistiques. Sofia a accepté que je prenne et conserve des photographies d’elle et de son travail pour la phase d’analyse, mais a refusé la diffusion de celles-ci.

Rencontre 1, lundi le 11 août, prise de contact (durée 30 minutes)

À ma première journée de recherche à la MSPL, j’ai été présentée à Sofia. Lors de notre première rencontre pour lui expliquer la recherche et savoir si elle souhaite y participer, je constate chez Sofia une certaine faiblesse au niveau de la manipulation et de la dextérité, elle a notamment de la difficulté à signer le formulaire de consentement. C’est

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également lors de cette première rencontre qu’elle me demande de la tutoyer. Au moment de partir, elle me dit avoir hâte de commencer les activités artistiques.

Rencontre 2, mardi le 12 août, activité Le film de ma vie (durée 25 minutes)

Je propose à Sofia comme première activité artistique Le film de ma vie (voir Annexe A, activité 1, p.107). Assise sur le lit, elle regarde et manipule lentement les images tirées de ma banque d’image. C’est une situation délicate puisque je ne veux pas lui rappeler sa difficulté en prenant les images à sa place, mais je souhaite lui rendre la tâche plus facile et rendre aussi l’activité plus plaisante pour elle. Après quelques minutes, je prends le relais et lui montre les images une à une pour qu’elle fasse son choix, elle choisit 6 images. Avec Sofia, l’ambiance est calme, paisible. Nous finissons l’activité en discutant de l’image qu’elle préfère. C’est un dessin de Jeanne d’Arc entouré de chevaliers. Elle me confie qu’elle « ne prétend pas être une héroïne, mais… » (J1P19) qu’elle a mené des combats quotidiens. Puisque Sofia ne semble pas à l’aise d’employer l’écriture pour s’exprimer, je lui propose d’écrire moi-même le récit de son collage et de faire un montage que je lui remettrai à notre prochaine rencontre. Après 25 minutes, je me prépare à partir en la remerciant de sa participation et elle me répond qu’elle espérait m’aider.

Bien qu’elle ne m’ait pas précisé en quoi elle souhaitait m’aider, cette volonté de collaborer me porte à croire que Sofia était, au début de nos rencontres, dans son processus de détachement à la phase de marchandage. En fait, je n’ai pas remarqué de signes de déni, ni de colère et de dépression. Ce qui me porte à croire que la participante accepte généralement sa situation. Il est également possible que par cette aide, elle

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souhaite simplement continuer à être utile, mais il demeure que l’étape de marchandage est l’étape la plus plausible compte tenu de mes observations.

Rencontre 3, mercredi le 13 août, activité Appréciation d’une image (durée 10

minutes)

Suite à la première activité, j’ai numérisé le collage de Sofia, fait un montage avec un résumé de la discussion que nous avions eue à cette occasion et je l’ai imprimé. Le mercredi, j’avais planifié faire l’activité Appréciation d’une image (voir Annexe A, activité 10, p. 116) avec Sofia, en échangeant avec celle-ci autour du montage imprimé. C’est ma première activité de ce genre avec un participant et je manque légèrement d’expérience. J’offre l’impression à Sofia qui sourit à sa réception. Je me tiens près d’elle durant l’activité. Elle me dit qu’elle aime la disposition et qu’elle apprécie le tout. Puis, elle n’a plus rien à dire et l’activité se termine de manière confuse et abrupte au bout de seulement dix minutes.

En fait, dans ce type d’activité c’était une mauvaise idée au départ de prendre une réalisation du participant plutôt qu’une œuvre reconnue. D’une part, parce que celui-ci a souvent déjà parlé de son collage après l’avoir réalisé. D’autre part, parce qu’avec une œuvre d’un artiste photographe, il devient possible pour moi, en tant qu’artiste, de relier et comparer les commentaires de la personne avec mes propres connaissances artistiques et mon analyse de l’œuvre. Il y avait également une lacune de ma part au niveau de l’animation. J’aurais pu notamment poser davantage de questions à la participante pour activer sa réflexion et favoriser le dialogue.

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Quoi qu’il en soit, j’offre à Sofia de coller le montage au mur de la chambre pour pouvoir continuer à l’apprécier, ce à quoi elle répond favorablement. Avant mon départ, je lui tiens la main un long moment, pendant qu’elle me dit qu’elle est contente, que ça lui a fait plaisir (J1P33). Ce commentaire de sa part me permet de constater que le processus d’accompagnement a des effets positif et qu’il remplit l’objectif de bien-être et de plaisir. De plus, le montage maintenant affiché dans la chambre est vu par les membres de la famille qui viennent visiter Sofia. Au cours de l’entretien, elle me raconte avoir parlé de ses projets artistiques avec des membres de sa famille. En faisant référence à une partie du texte où il est écrit « l’héroïne du quotidien », son fils lui dira que c’est ce qu’elle a toujours été pour eux.

Rencontre 4, jeudi le 14 août, activité Association image-mot (durée 25 minutes)

Le jeudi suivant, pendant une vingtaine de minutes, Sofia réalise avec mon assistance un schéma d’images et de mots pour l’activité Association images-mots (voir Annexe A, activité 4, p. 110) qui se présente comme une sorte d’organigramme. Durant l’étape de réalisation, Sofia décide de la disposition des images et des mots et me dicte l’endroit de chacun pour que je les colle sur un mur de sa chambre avec de la gommette selon ses choix. Elle sourit à plusieurs reprises et je remarque que je souris beaucoup aussi, je ne sais donc pas si ses sourires sont des réponses aux miens ou vice-versa. Les sept mots que la participante choisit sont : famille, plaisir, beauté, objectif, lumière, art et paix.

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Rencontre 5, samedi le 16 août, Activité Narration imagée (durée 20 minutes)

Suite à la précédente activité, je décide de proposer une activité à Sofia qui lui demandera plus d’autonomie. Cette journée-là, tout était silencieux dans la chambre de Sofia durant la réalisation de l’activité Narration imagée (voir Annexe A, activité 6, p. 112). La participante était assez en forme pour regarder les images toute seule, je la laisse donc faire jusqu’au moment de les coller sur le carton. Ensuite, penchée par-dessus la barre du lit, je lui demande si elle veut me parler de ses images et je garde le silence. Sur une des images, il est écrit « Allez voir le monde de plus près ». Après plusieurs secondes de silence, elle me confie « parce que je n’ai pas vu tout ce que je voulais. Je pense qu’il y a encore… » Je lui demande si elle parle de voyage ou des de gens et elle me répond : « De gens… D’évènements » (J1P62). Le mot paix aussi utilisé dans le collage de l’activité Association images-mots revient dans la description d’une de ses images. J’interprète que l’atteinte de la paix pouvait être un objectif pour Sofia durant cette période de sa vie et c’est pourquoi le mot est revenu dans plusieurs réalisations. La renaissance et la beauté sont également des termes qu’elle évoque pour parler de son collage. Je réalise qu’en ayant été davantage silencieuse et attentive, je permets au participant d’aller plus loin dans ses réflexions et de me les communiquer. L’activité prend fin après 20 minutes.

Le mot « paix » est revenu à cette 5ième rencontre et reviendra à la 7ième rencontre pendant l’activité Le panier. Le terme « objectif » reviendra quant à lui lors d’un échange autour d’une image pendant l’activité d’appréciation Dans ma loupe qui eut lieu à notre avant- dernière rencontre.

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Rencontre 6, dimanche le 17 août, entrevue (durée 17 minutes)

À la fin de cette première semaine, je procède à l’entrevue semi-dirigée avec Sofia. D’abord, il est important de souligner que durant l’entrevue je suis assise à côté de Sofia et appuyée sur la barre du lit, donc très près de la participante. De plus, notre contact visuel est constant.

Tel que mentionné précédemment, à la seconde rencontre avec Sofia, celle-ci m’a dit espérer m’aider. Bien que cette aide puisse être une de ses motivations à participer à la recherche et aux activités artistiques, ce n’est néanmoins pas la première raison de sa collaboration. Lors de l’entrevue, elle m’expliqua qu’elle avait accepté de participer « parce qu’il y avait quelque chose à sortir de moi. Il y avait quelque chose que je devais partager. Je pense que ce que tu me proposais ça venait me chercher. » (Extrait d’entrevue avec Sofia). Je n’ai jamais demandé à Sofia, ce qu’était cette chose qu’il fallait qu’elle sorte. Je présume qu’il s’agissait de son processus de détachement et que l’accompagnement par l’art était l’occasion d’aborder et de parcourir d’une nouvelle manière ce processus. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours respecté ce qu’elle souhaitait partager ou pas à travers les activités artistiques et nos échanges.

D’ailleurs, quand je la questionne sur ce qu’elle préfère dans les activités artistiques, elle me répond : « L’intimité qui existe entre nous deux. Ça, ça ne démord pas. » (Extrait d’entretien avec Sofia). Elle m’explique que c’est grâce à cette intimité qu’elle peut s’exprimer librement. Sofia me dit également qu’elle aime ma disponibilité et mon respect pour ses sentiments et ce qu’elle souhaite ou non partager. Je fais également le constat que dans mon rôle d’accompagnante par l’art, l’écoute et la présence sont des

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éléments essentiels au succès de l’expérience. Car comme mentionné par Chalifour (2005) la qualité de la présence influence la qualité de l’intervention auprès des personnes en soins palliatifs. À la fin de l’entretien, je lui demande ce qu’elle voudrait faire comme activité par la suite. Elle me répond qu’elle souhaite plus d’activités où il y a plus de dialogue pour pouvoir s’exprimer, ce que comme accompagnante je m’efforcerai de lui offrir.

Rencontre 7, lundi le 18 août, activité Le panier (durée 40 minutes)

Lors de cette rencontre, je propose à Sofia de faire l’activité Le panier (voir Annexe A, activité 9, p. 115). Il s’agit de réaliser un collage représentant un cadeau que l’on offre à quelqu’un avec des images tirées de revues. La participante me nomme comme réceptrice du dit cadeau. Suivant ses directives, j’écris donc mon nom au haut du carton ovale prévu pour la réalisation de l’activité. Sofia regarde les images disponibles, assise dans son fauteuil, l’ambiance calme est rompue quand une infirmière entre dans la chambre. Sofia lui demande de revenir plus tard « pour ne pas gâcher l’ambiance » (J1P88). Puisque ce n’est pas la première fois qu’elle parle de l’ambiance et de l’intimité présente dans les ateliers, je m’aperçois que c’est quelque chose d’important pour favoriser le travail de création. Une fois ses cinq images choisies et collées, la participante m’explique ses choix. Elle pointe une image représentant deux mains de personnes qui trinquent et dit de cette image : « Elle, c’est l’amitié. » (J1P89). Les autres images du collage symbolisent pour elle l’aventure et la paix. Puis, il y a également l’image d’une poupée pour laquelle Sofia me dit simplement qu’elle y voit un clown. L’activité s’est poursuivie pendant 40

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minutes et même si cela a dépassé le temps prévu, je trouve que l’activité a été profitable. Une des caractéristiques de l’accompagnement en soins palliatifs est l’intensité des liens créés avec les personnes accompagnées (Chalifour, 2005). À mon sens, par ce collage et surtout par l’image qui pour elle représente l’amitié, Sofia me démontre de l’affection, même si nous nous connaissons que depuis seulement une semaine.

Rencontre 8, mardi le 19 août, activité Dans ma loupe (durée 20 minutes)

Parce que l’état de Sofia s’était détérioré et pour laisser plus de place au dialogue tel qu’elle le souhaitait suite à l’entrevue, les deux dernières activités artistiques réalisées furent des activités d’appréciation visuelle, soit Dans ma loupe et Appréciation d’une image (voir Annexe A, activités 10 et 11, p. 116-117). Le mardi, pour la première activité d’appréciation visuelle Dans ma loupe, la participante choisie parmi les photographies proposées, tirées d’une revue de photographie, une photo de chat sur un muret de pierre devant un village caché par du brouillard. Devant son silence, je lui demande si elle préfère que je lui pose des questions, ce à quoi elle répond favorablement. Tout au long de l’observation et de l’échange, je tiens la photographie à bout de bras, la tête sur l’oreiller de Sofia à côté d’elle, pour qu’on puisse l’observer simultanément. Au fil de mes questions, elle en vient à dire à propos du chat « Il est perdu, mais pas perdu, il cherche. » (J1P116) et elle m’explique que ce dernier a une quête. L’activité dure 20 minutes, et je quitte en planifiant réaliser un montage alliant texte et image avec ce qu’elle m’a raconté sur la photographie.

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Rencontre 9, mercredi le 20 août, activité Appréciation d’image (durée 30 minutes)

À mon arrivée pour l’activité Appréciation d’image (voir Annexe A, activité 10, p. 116), j’ai offert à Sofia les montages imprimés des activités Dans ma loupe et Le panier. Pendant qu’elle observe les montages et lit les textes que j’y ai ajoutés, elle sourit, « un vrai grand sourire » (J1P123). J’affiche au mur les deux réalisations. Nous débutons l’activité d’appréciation visuelle et j’ignore alors que cette activité sera ma dernière avec Sofia. Nous commençons à observer des photographies de paysage que j’ai prises (voir annexe E). Devant une des photographies (voir figure 19), elle me répond que ce qui lui plait c’est « L’immensité du ciel et de la terre » (J1P125). Autour d’autres photographies de paysage, nous discutons de la beauté et de la peur de l’immensité, de l’infini. Je trouve ses commentaires très poétiques et pendant que je me prépare à partir au bout d’une demi-heure, elle me dit avoir trouvé la discussion agréable (J1P129).

Figure 18 : Alexandra Bellegarde, 2014. Photographie présentée à Sofia lors de l’activité Appréciation d’une image.

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Durant cette activité et les précédentes, Sofia a souri à de nombreuses reprises. Ses sourires sont témoins du plaisir de Sofia. En plus du plaisir que semblent procurer les activités artistiques à Sofia, elles furent l’occasion pour Sofia de s’exprimer. En effet, elle m’a révélé durant l’entrevue que les activités artistiques lui apportaient : « Une belle rencontre. Une belle rencontre où ça fait du bien de s’exprimer. C’est bon de s’exprimer. C’est sincère de le faire. Ça m’apporte une vérité que j’avais peut-être de la misère à reconnaitre. Tu sais, une vérité vraie. » (Extrait d’entrevue avec Sofia). Je déduis de ses propos que l’accompagnement par l’art lui avait été utile justement parce qu’il lui a permis de s’exprimer et d’occuper son esprit à autre chose.

Après cette rencontre, l’état de santé de Sofia s’est rapidement dégradé et nos rencontres ont dû cesser. Néanmoins, je suis quand même allée lui porter un peu plus tard le montage de la dernière activité et la remercier de sa généreuse participation.

Bilan de l’accompagnement avec Sofia

Dans l’ensemble, Sofia présentait peu de signes de colère ou de déni. Au départ, elle espérait m’aider en collaborant à mon projet de recherche, ce qui m’a porté à croire qu’elle en était plus avancée dans son processus de détachement au début de sa participation, du moins son acceptation semblait suivre son chemin. Le bien-être et la paix étaient notamment des éléments récurrents dans ses réalisations artistiques, laissant supposer qu’elle était à leur recherche. Je crois que l’accompagnement par l’art aura rempli une de ses fonctions en apportant du plaisir et en contribuant à améliorer partiellement la qualité de vie de la participante.

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Sofia était moins autonome du point de vue de ses aptitudes physiques, ce qui m’obligeait à être plus attentive et active. D’ailleurs, j’ai pris beaucoup moins de photographies durant les activités avec cette participante parce que j’étais très occupée à exécuter diverses tâches manuelles pour elle. En tant qu’accompagnante, l’expérience vécue avec Sofia m’a permis de développer mon attention et ma présence à l’autre.

Elle est aussi la première participante avec qui j’ai réalisé une activité d’appréciation, qui ne fût pas très réussie à mon avis à cause de la mauvaise planification et de l’animation déficiente. Je me suis appliquée par la suite à ne pas briser les silences des participants qui sont en réflexion et à poser plus de questions pour préciser leurs pensées. Au terme du travail avec Sofia, je pense avoir amélioré mes qualités d’accompagnante par l’art en soins palliatifs, soit l’écoute, la présence à l’autre et l’attention.