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Réaffirmer la pertinence du mot “campagne”

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 96-99)

Le second sens attribué communément au mot urbain est socio-spatial. Il est alors le synonyme du mot ville. Qu’est-ce qu’une ville ? C’est un lieu ponctuel d’intensité des échanges humains, qui concentre les pouvoirs économiques et donc politiques. Ce lieu est matérialisé par une densité humaine élevée, qui se traduit par une artificialisation de l’environnement de vie. La ville est un environnement de vie particulier perceptible par les sens. La dualité opposée à la ville pour penser le territoire, est la campagne. La campagne est l’aire qui délimite la ville en l’entourant. Socialement et économiquement, elle est un espace de production dominé par la ville. En termes d’ambiance paysagère, elle est un environnement de nature domestiquée. La ville et la campagne, quelle que soit la distance qui les sépare, sont liées. L’autarcie est un phénomène rare qui ne se développe qu’en cas d’extrême inorganisation collective. La ville ne peut pas exister dans un système autarcique. La ville a besoin de la campagne pour être approvisionnée en nourriture. La modernité n’a pas réussi à concrétiser l’idée d’une nourriture artificielle. Même si les essais de viande de laboratoire foisonnent aujourd’hui, il convient de constater qu’en termes de qualité alimentaire, l’Homme tout seul, fait beaucoup moins bien qu’avec la nature. Hors de sa qualité sanitaire, l’agriculture moderne fait beaucoup moins bien que l’agriculture paysanne en termes gustatifs et en termes de nutriments. L’alimentation moderne fait beaucoup moins bien que l’alimentation traditionnelle. Il n’est qu’à regarder le développement des sociopathies cardio-vasculaires, hépatiques ou cancéreuses. Donc il est raisonnable d’en déduire qu’une nourriture totalement artificielle, créée en laboratoire, a toutes les chances d’être une catastrophe pour la santé de l’humanité. Donc la ville a besoin de la campagne pour s’approvisionner en nourriture, mais aussi en eau, en énergie durable (bois, éolien, solaire, …). Elle a besoin de la campagne pour évacuer ses déchets. Elle utilise la campagne pour produire à moindre prix, même si cette campagne est à des milliers de kilomètres. La campagne a besoin de la ville pour accéder à la diversité et à la rareté, même si internet peut révolutionner cela. Les notions de ville comme de campagne sont définies par des référents spatiaux qui peuvent être captés par les sens. Ces réalités physico-spatiales expriment des référents sociaux de densité, de diversité, d’intensité de relations économiques et sociales.

La dualité ville-campagne, née au néolithique en même temps que l’ère paysanne, reste pertinente. Elle permet de penser l’espace social via sa matérialisation territoriale, c’est-à-dire une expérience sensorielle accessible à tous. L’environnement de vie nommée traditionnellement la campagne existe encore. L’environnement de vie nommé traditionnellement la ville existe encore. Travaillées et remaniées par la

civilisation de l’ère de la modernité, leurs structures n’ont pas subitement disparu. Certes, la modernité a remplacé le primat de l’espace par le primat du temps. Pour autant, l’espace n’a pas disparu. Si les systèmes passent, les structures restent (Rey, 1993). Elles portent mémoire. La coquille ville-campagne continue à exister même si le bigorneau de l’ère paysanne est mort, car le bernard-l’hermite de la modernité s’y est réinstallé et y fait d’importants travaux.

Donc, bien que la bascule anthropologique vers l’ère de la modernité soit totalement accomplie depuis 50 ans, et que la modernité soit devenue l’univers culturel français, l’inégalité spatiale de son expression économique et sociale persiste. En ce sens la dualité ville-campagne reste opérationnelle pour parler des territoires en contexte moderne. Le but d’une dualité n’est pas, je le précise encore un fois, de fixer dans le marbre de façon intangible ce qu’est la ville ou ce qu’est la campagne. Cette dualité a pour rôle de faire émerger et se développer la pensée sur l’inégalité de l’expression spatiale du système social, économique, politique et culturel. Réfuter l’existence de la campagne et remplacer la dualité ville-campagne, par un discours sur le tout urbain décliné territorialement en gradients d’urbanité pour penser du territoire, est une abstraction intellectuelle. Celle-ci est fondée sur l’erreur qui consiste à penser que la mise à distance ne crée pas d’altérité. Elle occulte la structure physique du territoire et fait table rase du passé qui l’a organisé. Elle crée de la dissonance cognitive car elle entre en contradiction avec les perceptions sensorielles des habitants pour qui la campagne demeure une réalité tangible. Elle embrouille le débat démocratique territorial, car en dépossédant les habitants de leurs mots, elle les domine.

Conclusion

Les deux récits successifs de la modernité n’ont de cesse de dévaloriser ce qui existe en dehors d’eux. Ainsi le récit de la modernité industrielle a ringardisé le modèle de vie de l’ère paysanne, par la caricature du plouc. Elle a humilié les ruraux et leurs territoires, qui ont cumulé au sentiment d’infériorité sociale, celui de l’infériorité culturelle. Aujourd’hui, le récit de l’hyper-modernité ridiculise le modèle de vie moderne des social-démocraties industrielles des Trente Glorieuses, à travers la caricature médiatique qui est faite des Gilets Jaunes. Elle humilie les ouvriers et les territoires productifs qui ont fait sa puissance.

La modernité absorbe ou détruit toute altérité économique, sociale, politique et culturelle et agit par refoulement du passé (Deneault, 2012 ; Monnier, 2019). Elle fait du passé table rase, car elle se conçoit comme supérieure au passé.

Il faut faire justice à l’ère de la modernité qui a su apporter des améliorations techniques considérables et de formidables améliorations sociales à grande échelle, en faveur de la qualité de vie des êtres humains au quotidien. Toutefois, le récit actuel de l’hyper-modernité est en panne parce que l’hyper-modernité est touchée par de multiples déséquilibres liés au délire d’accumulation capitaliste. L’ébauche de récits alternatifs en faveur d’une transition civilisationnelle vers ce je nomme l’ère de la noosphère, se diffuse dans les esprits au point qu’il est vraisemblable d’envisager une bascule complète des imaginaires. Ce récit de la transition se construit par la progressive convergence de trois courants différents. Le courant écologiste annonce un effondrement catastrophique des sociétés modernes. La transition passe selon eux par une sobriété drastique afin d’économiser les ressources devenues rares et stopper l’effondrement de la biodiversité (Servigne et Stevens, 2015). Le courant des résistances paysannes préconise la repaysannisation du monde qui passe par la fin de l’agriculture moderne et son “Poison Cartel” (Vandana Shiva, 2013). Ce courant dénonce les industries semencières qui prospèrent par le brevetage illégitime du patrimoine génétique terrestre, la destruction des sols par le système agricole moto-mécanisé, la spoliation des terres des paysans par des investisseurs, la destruction des modes de vie paysans. Il y a enfin le courant anti-capitaliste pour qui l’accroissement des inégalités rendant les sociétés violentes et instables politiquement, devra être corrigé pour une justice sociale renouvelée. Les excès de l’appropriation et de la marchandisation pourraient être corrigés par un retour du vivre-ensemble et l’accès pour tous à l’usage de communs humains fondamentaux élargis (Crétois, 201534).

Ma thèse est que toutes ces luttes peuvent être interprétées comme la résurgence de mémoires dans le présent et leur convergence pour construire un nouveau récit pour l’avenir, un nouveau projet civilisationnel. Le but de telles résurgences est de sécuriser un corps social menacé par les déséquilibres présents - FIGURE 23. Le passé est le passé, il n’existe plus. En revanche, il subsiste dans le présent des traces du passé imprimés dans la matière, celle des territoires, celle de nos souvenirs, de nos cellules. Les mémoires ne déterminent pas notre présent, ni notre futur. Mais, elles sont les lieux à partir desquels, à l’aune des expériences acquises, heureuses ou malheureuses, nous pouvons imaginer et choisir notre futur de façon stable et sécure. Concevoir les luttes actuelles comme la résurgence de mémoires heureuses, notamment paysannes, dans le but de répondre aux déséquilibres présents, pose de façon nouvelle la contemporanéité des campagnes et de la ruralité. C’est regarder le réinvestissement résidentiel des campagnes et le recyclage des manières d’être de l’ère paysanne, comme l’un des chemins vers le futur

Les gilets jaunes Les ZADistes V. JOUS

SEAUME, S. CHARRIER © IG ARUN, Univ er sit é de Nan tes

Les ploucs Les hyper-modernes

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Les paysans Les natifs Invention de caricatures médiatiques Mouvements de fiertés

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Résurgences contemporaines

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