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Créer les lunettes pour voir et mesurer l’alter-ruralité

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 163-166)

A partir de ces réflexions se dégagent les caractères d’une manière rurale d’être au monde et de vivre, qui doivent nous permettre de concevoir des indicateurs de mesure des degrés de ruralité des modes de vie contemporains. Aujourd’hui, le système intellectuel ne permet guère de mesurer cela. Au contraire, les analyses tendent plutôt à démontrer l’uniformisation culturelle de la société française dans une façon d’être au monde caractéristique de l’ère de la modernité et de la ville. Mon but n’est pas de nier les faits : le monde est en voie d’uniformisation (Todd, 2020), pour ne pas dire de nivellement (Stiegler, 2015b). Toutes et tous, nous vivons notre époque. Tous, nous incarnons, à des intensités diverses, jusque dans nos corps, l’idéal moderne de l’individualisme, du progrès matériel, de la mobilité et de la vitesse, du productivisme, du consumérisme, de la rationalité gestionnaire, de la compétition, de la croissance illimitée, etc. Les ruraux ou le monde agricole, comme les autres. Le monde politique et les élus comme les autres. Le monde des sciences humaines et sociales, comme les autres. Ainsi les scientifiques ou les statisticiens, imprégnés par le paradigme de la modernité, se sont-ils attachés à en mesurer le déploiement, plutôt que les persistances culturelles paysannes. Ils ont observé ce qui changeait, ce qui “s’urbanisait”, plus que ce qui restait des pratiques et comportements de l’ère paysanne, plus que ce qui résistait. Les indicateurs de production, de consommation, de confort, de formation, de mobilité, mesurent la modernité. Avec ces méthodes, la ruralité est systématiquement associée à une vision sous-développée et un vocabulaire stigmatisant : déclin, archaïsme, arriération, malaise, crise, … (Mishi et Renahy, 2008). Mais à force de mesurer ce qu’on veut voir, ne finit-on pas par ne plus voir que ce qu’on mesure ?

Il n’existe aujourd’hui aucun indicateur, aucune mesure, pour évaluer dans une perspective positive la particularité des modes de vie locaux (Laferté, 2019). J’affirme pour ma part, que non seulement certains éléments des cultures paysannes persistent dans les espaces ruraux, mais que cette permanence explique la résilience remarquable de certains territoires aujourd’hui même. Il n’existe pas d’indicateurs, il convient

donc de les concevoir et de les vérifier par des enquêtes de grande ampleur. Combinant des facteurs sociaux, des facteurs géographiques et des facteurs historiques, cette liste d’indicateurs de ruralité pourrait compléter positivement les critères modernes bien connus de la ruralité (niveaux d’équipements, densité, distance à la ville, emplois, catégories sociales, structures par âge, …). Cette liste ne prétend pas être exhaustive, elle est indicative.

Ce peut être des indicateurs concernant les façons de satisfaire les besoins physiologiques et les besoins de sécurité et protection contre la violence - FIGURE 33.

La campagne favorise plus qu’ailleurs le maintien de pratiques d’autonomie vivrière : approvisionnement autonome en eau, en bois, en électricité solaire ou éolienne, gestion autonome des effluents de la maison et compostage des déchets organiques, tri sélectif avancé et recyclage, autonomie alimentaire par le potager, le poulailler, l’approvisionnement de voisinage en viande ou en vin, stock alimentaire autonome, petite prédation de fruits ou plantes.

La campagne permet plus qu’ailleurs l’auto-construction de l’habitat avec l’aide de la famille et des amis. La ruralité est le lieu du bricolage, du faire, du système D, du low-tech et des savoirs experts, non-intellectuels, mais partagés.

La ruralité par son environnement de vie replace le corps physique dans ses limites spatio-temporelles par le poids de la distance, par la différence entre le jour et la nuit, par la différence des saisons. Le temps, la durée, l’espace sont perceptibles par les sens à travers l’isolement ou par l’appréhension de la voute céleste nocturne. Et si le contact sensoriel avec la nature offre ses bienfaits visuels, olfactifs, auditifs, tactiles, aux êtres qui l’habitent, il enseigne également les cycles et la fragilité des vies végétales, animales et humaines et prédispose à en prendre soin.

Ainsi se dégagent des pistes d’indicateurs possibles pour qualifier une façon rurale de satisfaire des besoins fondamentaux de survie et de protection.

Ce peut être des indicateurs concernant la façon dont sont satisfaits les besoins de lien, d’estime et de rencontre. La ruralité facilite l’inter-connaissance. L’anonymat ne résiste pas à la campagne. A la campagne, la norme sociale quand on croise quelqu’un est de lui dire bonjour, en ville la norme sociale dans la même situation est d’ignorer l’autre. Dans les deux cas, l’inverse paraît anormal54. Ces facteurs favorisent le tutoiement et la personnalisation du lien social et donc les comportements pro-sociaux, en un mot la coexistence confiante. J’avais été très surprise au congrès national des Foyers Ruraux en 2017 de constater que sur le badge des participants n’apparaissait que le prénom, aucun patronyme et aucune institution d’affiliation n’étaient ajoutés. Le tutoiement était de rigueur. Ce mode relationnel était très rural. La sociabilité rurale reste encore fondée sur la réciprocité inter-personnelle, d’un coup de main, de légumes du jardin, d’une visite. Dans son volumineux ouvrage, Mathieu Ricard (2013) intitulé De l’altruisme, consacre plusieurs pages sur l’étude des différences entre les grandes villes et les campagnes auxquelles il intègre les petites villes, quant aux comportements pro-sociaux d’entraide.

Ici, l’auto-organisation reste nécessaire du fait de l’absence de prise en charge des besoins par des entreprises privées faute de marché rentable, ou par la puissance publique aux finances exsangues. Il est banal que s’organisent des groupes de bénévoles pour débroussailler les chemins de randonnée, pour

54 A Joinville en Haute-Marne, le patron d’un restaurant ouvrier se déplace facilement serrer la main de ses clients pour les saluer et les accueillir. Venue à l’occasion du tournage d’un documentaire, une réalisatrice fut si surprise par un tel geste, qu’elle demanda discrètement à ceux qui l’accompagnaient, de lui traduire ce que lui voulait cet homme.

entretenir le petit patrimoine, pour monter et démonter les stands de la fête communale, pour gérer le cinéma associatif, pour organiser les fêtes de village ou les activités sportives, etc. La ruralité favorise la citoyenneté, c’est-à-dire l’engagement de chacun dans la “Res Publica”, les affaires publiques.

La ruralité amplifie la capacité de mobilisation collective, du faire ensemble et donc du commun, du fait de la personnalisation des liens sociaux (Sahuc et al., 2017). Par exemple, le taux de participation au don du sang situé entre 4 et 6% dans les territoires ruraux bretons est toujours supérieur à la participation des villes, située entre 2 et 4%, ce qui corrobore des observations québécoises (Cloutier et al., 2011). A la Boissière-du-Doré, commune de 1 000 habitants, où nous avons mené une enquête-ménages en 2017 : la moitié des habitants ont participé aux vœux annuels du maire et aux représentations de la troupe de théâtre locale, 80% participent au feu d’artifice de juillet, 90% lisent le bulletin municipal, 91% parlent avec leurs voisins, 62% ont déjà donné un coup de main bénévole pour une manifestation locale, 35% fleurissent leur habitat et 25% le décorent pour les fêtes de fin d’année de façon visible de la route. Du point de vue démocratique, la campagne favorise une démocratie directe et la relation sans formalité, sans filtre administratif et technique entre les habitants et les élus. Les élections municipales sont celles qui connaissent les taux de participation les plus élevées. C’est curieusement ce niveau administratif qui est aujourd’hui le plus ringardisé et visé pour être démantelé par les politiques de modernisation et de restrictions comptables du fonctionnement de l’Etat. Vaste contradiction démocratique en vérité que d’appeler d’un bord les citoyens à s’engager, tout en les éloignant de l’autre, des pouvoirs politiques. C’est pourquoi, j’interprète souvent le grand déménagement des échelons territoriaux de la République, en particulier lorsqu’il s’opère dans des régions où les communes rurales sont vastes et densément peuplées, non pas comme une avancée démocratique, mais comme un verrouillage technico-administratif pour bloquer la demande de transition économique, sociale, écologique et culturelle en train de naître. L’échelon municipal des communes rurales est un rempart démocratique pour faire entendre et protéger les citoyens contre les forces du marché (Bourg, 2019). On le voit par exemple à travers la multiplication récente des arrêtés municipaux contre l’usage des pesticides près des écoles et des maisons d’habitation. Un “faire avec” l’immense potentiel communal de mobilisation citoyenne me semble infiniment plus pertinent qu’un “faire contre” par la destruction d’un échelon démocratique, sous un prétexte comptable. Ceux qui traitent le découpage communal de la France de fossile historique et d’ineptie économique, ne sont pas sans rappeler le discours sur la calamité des communs : tout cela n’est qu’une question de substrat idéologique. Des pistes d’indicateurs se dégagent ainsi pour qualifier une façon rurale de satisfaire des besoins d’affiliation, d’estime et de rencontre propres à la ruralité.

Concernant les besoins de continuité et de postérité, la question des indicateurs est plus difficile et mériterait d’être approfondie par des travaux spécifiques.

Du point de vue d’être parents, il est remarquable de constater que le cadre de vie rural périurbain est souvent choisi par les parents pour élever leurs enfants. Les espaces sont plus vastes et comprennent un jardin en extérieur. L’environnement sonore est moins bruyant, plus calme. L’environnement social est plus serein, car le stress de la grande densité est atténué (Moser, 1992). Il conviendrait d’imaginer des indicateurs de continuité comme des mesures du turn-over résidentiel ou l’attachement au lieu des habitants et des entrepreneurs. En termes de continuité et de postérité, ce pourrait être des indicateurs concernant la façon d’être en lien avec la nature, avec le monde non-vivant, des indicateurs sur le rapport aux enfants, sur la relation à la mort, ... Le sujet est vaste, dépasse mes seules compétences et demande moult approfondissements ultérieurs. Je conclurai juste par ces mots écrits en 1977 : “il y a un lien fort entre savoir “qui” nous sommes et savoir “où” nous sommes” (Snyder, 2018, p. 196).

Orphée et la conceptualisation

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 163-166)