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Les mémoires paysannes pour l’invention du nouveau monde

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 147-151)

L’imaginaire hyper-moderne conçoit l’engendrement du futur par le seul mental des hommes situés au centre de l’hyper-modernité, lesquels deviendraient par la révolution numérique, une oligarchie “d’hommes-dieux” tout puissants. Tous les autres humains seraient des “inutiles”49. Une telle aggravation de l’exclusion, loin de créer du nouveau, ne fait en vérité que poursuivre l’actuel et rendre plus explosif encore le cul-de-sac où la société hyper-moderne est coincée. L’invention du futur par la convergence des mémoires est un projet fort différent. Le schéma d’évolution présenté ci-après - FIGURE 37- est une ébauche pour décrire la construction du “nouveau monde” par la convergence des mémoires en vue d’inventer le futur, en s’appuyant sur les acquis du passé. Ce schéma n’a nullement la prétention d’être exhaustif d’un point de vue mondial où la diversité culturelle des mémoires et des imaginaires est à respecter. Il se borne à traiter la question dans la perspective territoriale de la ruralité en France.

Je n’ai que peu développé dans mon schéma, les mémoires recyclables des chasseurs-cueilleurs. Bien que des mémoires génétiques soient incontestablement encore actives dans nos corps, le passé des chasseurs-cueilleurs d’Eurasie ne forment plus guère de mémoires vivantes au sein des populations européennes. Peut-être le sentiment d’une relation fusionnelle ou spirituelle à la nature, l’excitation de la chasse ou de la pêche chez certaines personnes, les savoirs intuitifs de la cueillette, la fascination pour les écrans comme vague souvenir des discussions autour du feu, esquissent les contours imprécis de mémoires trop vagues pour être vraiment mobilisables aujourd’hui en France. Ces mémoires sont en revanche demeurées vivantes et tout à fait mobilisables pour formuler le récit du nouveau monde dans les pays neufs d’Amérique du nord et du sud, d’Océanie et d’Afrique australe. Ces derniers — Amérindiens, Bushmen africains, Aborigènes australiens, Inuits arctiques, et bien d’autres — ont certainement beaucoup à apporter au collectif mondial pour réinventer notre relation au monde vivant non-humain (flore et animaux) et au monde non-vivant (rivières, montagnes, cosmos) ; pour nous permettre de reprendre contact par une relation corporelle sensible et instinctive au monde ; pour repenser la question de la propriété. Peut-être ont-ils aussi des pratiques recyclables de façon innovante pour imaginer une société sans travail. Car après tout, l’anthropologue Marshall Sahlins (1974) a montré que les sociétés de chasseurs-cueilleurs passent le plus clair de leur temps à la socialisation, c’est-à-dire à la relation aux autres, et ont un temps de travail de subsistance réduit au minimum pour satisfaire des besoins matériels des plus modestes.

L’ère de la modernité bien qu’elle ait atteint aujourd’hui des limites écologiques, économiques et sociales à dépasser, n’en conserve pas moins des acquis tout à fait remarquables qui méritent d’être actualisés. Ce

49 Ces termes sont ceux de Laurent Alexandre, lors d’une conférence à l’Ecole Polytechnique, du 14 janvier 2019, pour la semaine du Plateau de Saclay sur le Transhumanisme, Quel Homme pour 2050 ? (en ligne). David Affagard fait une analyse critique de cette conférence dans Le Club Médiapart du 6 mars 2019.

sont : la reconnaissance de l’égalité entre tous les êtres humains ; la quête de l’émancipation de l’individu par l’éducation et la connaissance pour tous ; la participation de tous à la vie publique et démocratique par le suffrage universel ; l’amélioration des conditions matérielles de la vie par le confort, l’organisation à grande échelle des protections sociales (maladie, maternité, enfance, travail, vieillesse) et de services collectifs quasi gratuits (éducation, hôpitaux, sécurité, justice, adduction d’énergie, réseaux de transports …) ; l’accès à la mobilité motorisée et au voyage pour tous ; l’essor des savoirs scientifiques et des capacités techniques ; l’essor de la médecine moderne et son efficacité sur un grand nombre d’aspects. Les philosophes des Lumières, la science et la technique, les luttes des travailleurs ont fondé un apport majeur à l’humanité.

Fusion corporelle dans la nature

Absence de propriété Usages collectifs

Absence de biens Économie du partage,

économie du recyclage

Sécurités collectives (justice, éducation, santé,

vieillesse, retraite...)

Élargissement des communs (eau, terre, air, semences,

énergie, internet...) Organisation en communautés villageoises, relations de mutualité et de réciprocité Capacité d’organisation à grandes échelles, État providence Articulation entre communautés locales et organisations globales, réflexion sur la taille optimale La socialisation comme

centre de la vie

Communication avec le monde animal,

végétal, minéral

Imbrication entre le social et l’économique

Mobilité pour tous

Justice sociale, égalité des humains et des non-humains Élargissement des droits (animal, végétal, minéral)

Imbrication entre

le savoir et le faire Éducation et connaissancepour tous Créativité pour tous

Recréer des relations non marchandes Agriculture biologique

adaptée à toutes les niches écologiques

Confort matériel Collaboration avec la nature Autonomie alimentaire et énergétique Puissance scientifique et technique Soumission de la science et de la technique à la nature et au bien commun

Nomadisme Relation à la localité temps, mobilité non polluanteAncrage dans l’espace et le

Vie dans la nature sauvage Vie à la campagne Vie en ville Vie micro-urbaineà la campagne

Sobriété heureuse V. JOUS SEAUME, S. CHARRIER © IG ARUN, Univ er sit é de Nan tes Les bohèmes Les Lumières Les paysans Les natifs

ère sauvage ère paysanne la modernitéère de la noosphèreère de Résurgences contemporaines

des mémoires

FIGURE 37. Le récit de la transition enrichi par la convergence des mémoires

Enfin, le récit de l’alter-monde est également l’occasion d’une réhabilitation et d’un recyclage contemporain des aspects encore pertinents des mémoires des sociétés paysannes pré-industrielles et pré-capitalistes, non plus vus seulement comme des archaïsmes mais comme des ressources possibles d’innovation.

Ce recyclage des mémoires paysannes participe à la transition écologique par la mutation de notre relation à la Nature, en particulier du point de vue agricole. Les mémoires paysannes portent en elles le souvenir de l’efficacité agricole des systèmes agro-sylvicoles et agro-sylvo-pastoraux traditionnels, qui partout se sont adaptés à toutes les niches écosystémiques d’une façon remarquable, en restant dans les limites imposées pour le renouvellement de la fertilité des sols, donc de durabilité. Les mouvements alter-paysans réhabilitent et complètent par les connaissances scientifiques et techniques récentes, les systèmes agraires anciens qui ont garanti pendant des millénaires le maintien de la fertilité des sols, la durabilité écologique, la qualité nutritive et gustative des aliments, l’autonomie et la résilience remarquable des sociétés.

L’autonomie alimentaire et énergétique (eau, chauffage, électricité, …) était une caractéristique majeure des sociétés paysannes. Actuellement, la question la plus médiatisée est la question de la sécurité alimentaire déclinée depuis l’échelle des villes à celle des individus. Se nourrir soi-même, entretenir un potager et un petit poulailler sont des pratiques traditionnelles redevenues aujourd’hui à la mode. On peut certes relier cela à l’aspiration à renouer le contact avec la nature, ses rythmes et saisonnalités, notamment à travers la demande d’une alimentation plus saine. La dimension de sécurité de cette démarche est très visible à un niveau collectif. Les villes se soucient depuis une quinzaine d’années seulement de leur propre approvisionnement alimentaire, de leur propre résilience en cas d’insécurité. Il en est de même de l’autonomie énergétique, dont la question est plus large que la seule question écologique de productions d’énergies renouvelables en solaire, éolien ou bois. En effet, la recherche d’une plus grande autonomie énergétique peut également être interprétée comme une tentative de s’extraire des rouages insécurisant de l’hyper-modernité, à l’heure où s’étend la précarité. La maison autonome de l’éco-hameau du Ruisseau située depuis les années 1970, sur la commune de Moisdon-la-Rivière (44), a quadruplé le nombre de ses visiteurs entre 2016 et 2018.

Ce recyclage des mémoires paysannes participe à la transition économique, en nous permettant d’analyser de façon élargie notre relation à la production matérielle et au travail. Les sociétés paysannes fusionnaient l’économie dans le social. Le travail de nécessité vitale était mêlé aux autres besoins humains à travers l’expression d’un métier ou à travers ce qu’on nomme les arts populaires par exemple. Métier et mode de vie étaient mêlés. Métier et enseignement étaient mêlés également dans le compagnonnage. Le choix de vie impliquait la personne, c’est-à-dire concernait son corps. Aujourd’hui, de jeunes diplômés quittent leurs emplois pour une vie d’artisan, au travail centré sur des matériaux nobles, en recherche d’une expression créative de soi et d’une quête de sens par l’œuvre. C’est là le recyclage contemporain d’une mémoire.

L’économie du partage caractéristique des sociétés paysannes marquées par la frugalité matérielle, revivifie aujourd’hui l’idée d’une sobriété matérielle contemporaine choisie (Rabhi, 2010). Elle s’exprime par le fait d’acheter en commun des biens matériels, comme le font depuis longtemps les agriculteurs par le biais des CUMA (coopératives d’utilisation du matériel agricole) ou comme le faisait dans l’Ouest une association telle que Familles Rurales dès les années 1960 en déplaçant la machine à laver de ferme en ferme sur une remorque. La valorisation de l’usage, en lieu et place de la possession, peut apparaître aujourd’hui comme une voie pour réduire la production matérielle et l’obsolescence programmée.

L’économie circulaire vécue comme un choix citoyen s’opposant au gaspillage et à la pollution de l’ère consumériste est un autre élément repris aux sociétés de l’ère paysanne. Elle va du simple compostage

au tri sélectif, en passant par le démontage ou la réparation et revente de vieux objets ou d’anciens vêtements. L’Atlas des campagnes de l’Ouest a montré par sa carte de l’économie sociale et solidaire combien le territoire rural de l’Ouest intérieur est actif et précurseur (Bioteau, 2014).

Le recyclage des mémoires paysannes inclut la notion de communauté et participe à la transition sociétale par la mutation de notre relation aux autres. Les sociétés pré-industrielles entretenaient des rapports sociaux fondés sur la mutualité et la réciprocité. On s’associait sur les gros travaux ou en cas de coups durs. Chacun savait ce qu’il avait reçu d’autrui pour savoir lui rendre le temps venu, afin de conserver un équilibre relationnel. Dans notre société créative et connectée, il s’agit de rétablir la coopération et la collaboration entre les êtres, comportements les plus adaptés à la situation. Il s’agit de sortir du tout-individualiste et du tout-marchand pour revaloriser l’idée du don et du contre-don et la communauté. Ainsi, la cohabitation familiale élargie subie dans les sociétés traditionnelles est transformée en co-location choisie, en habitat participatif ou en habitat inter-générationnel. Ce concept recycle dans une version contemporaine et choisie, le mode de vie caractéristique des fermes qui jusqu’au dernier tiers du 20e

siècle groupaient souvent parents, enfants, grands-parents et ouvriers agricoles50. La communauté, hier familiale, est réinvestie de façon fluide et mouvante en communautés d’affinités ou d’intérêts préservant les acquis de la liberté individuelle. Il s’agit de rétablir la solidarité dans la diversité sociale et culturelle. Celle-ci est à la société humaine ce que la biodiversité est à l’écosystème : le fondement de sa vitalité et de sa résilience.

Le regain de la communauté s’exprime aussi par la revalorisation des relations sociales de proximité par opposition à la mobilité et l’anonymat qui hier garantissaient la liberté de l’individu. La ressource territoriale est de nouveau valorisée, alors que la ressource de la mobilité est de plus en plus interrogée51. A l’échelle de l’habitat, l’appartement et le pavillon au centre de sa parcelle, ont fait rêver dans les années 1950-80, la génération du baby-boom, souvent des fils et filles de paysans en quête d’émancipation individuelle. Le lotissement a été l’expression matérielle, à l’échelle de l’habitat, du désir d’individualisation. Mais, aujourd’hui, ce modèle du lotissement ne répond plus au désir de jeunes générations en quête de lien social et de commun. Ils préfèrent réinvestir l’espace public pour des évènements privés tels que des apéritifs, des pique-niques, des grillades, réinvestir l’habitat jointif des gros villages, des centres-bourgs ou centres des petites villes. Il nous faut donc aujourd’hui concevoir à l’échelle de l’habitat, l’expression matérielle de ce désir de sécurité et de solidarité collective, au sein de petites communautés d’individus. L’avenir inventera l’articulation de l’individu avec la communauté.

La ruralité participe profondément à l’imaginaire du nouveau monde et son récit. Or, penser est le premier acte de création, il précède la matérialisation.

50 Dans les années 1960, mes grands-parents qui étaient des maraîchers de la région nantaise, hébergeaient les jeunes saisonniers agricoles âgés de 16 à 20 ans venus des campagnes de Bretagne. Ces derniers les appelaient “grand-père” et “grand-mère”. Ils gardèrent à ma grande surprise cette habitude quand, bien des années après, ils venaient leur rendre visite.

51 Le magazine grand public Sciences Humaines n°279 de mars 2016, pose en une la question : “Déménager aide-t-il à trouver un emploi ?” en s’appuyant sur les travaux du sociologue T. Sigaud.

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 147-151)