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La crise productive des campagnes au cours des Quarante Honteuses

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 47-50)

A la phase intense de modernisation productive, planifiée et portée par un Etat-Providence, collaborant avec le capitalisme industriel au cours des Trente Glorieuses, succède à peine un demi-siècle plus tard un sentiment de désastre et d’abandon au sein de certains des territoires ruraux (Kahn, 2012 et 2014 ; Janneaux et Perrier-Cornet, 2014). Pourquoi ?

Du point de vue agricole, les agriculteurs les plus modernistes ont pris peu à peu conscience, qu’au fond ils ne seront jamais assez modernes. Car l’aboutissement complet du processus d’industrialisation de

l’agriculture mène, après la fin des paysans il y a 50 ans, à la fin des agriculteurs eux-mêmes. Le monde agricole glisse aujourd’hui vers une agro-industrie robotisée avec très peu d’ouvriers agricoles ou pire, vers un agro-business spéculatif menaçant la sécurité alimentaire des peuples. L’agriculture familiale n’est pas compatible avec l’industrie et le capitalisme. La modernisation poussée, depuis les années 1960, par la FNSEA le syndicat agricole dominant, par les banques, par la politique agricole commune européenne, ne tient plus ses promesses. Elle a entraîné une large part des agriculteurs dans le sur-endettement et une surcharge de travail intenable humainement. D’autant que leur immense travail n’est plus récompensé par une juste rémunération, du fait de la baisse structurelle du prix des produits agricoles.

Les agriculteurs sont pris en tenaille entre un encadrement socio-technique qui les pousse à une course en avant vers l’hyper-modernité et une demande sociale qui exige une transition écologique. La pollution des trois milieux porteurs de vie - eau, air, sols -, la destruction des sols, la surexploitation de l’eau, la dégradation nutritionnelle des produits alimentaires, les dangers pour la santé des produits chimiques, placent les agriculteurs face au partage d’une responsabilité collective. Celle-ci est d’autant plus insupportable à assumer, qu’ils ont comme tout le monde, cru pleinement dans les promesses de la modernité qui leur était imposée, en rompant avec l’héritage paysan de leurs pères, c’est-à-dire en reniant leur culture. Le concept d’identification sociale montre que l’adhésion à un groupe est d’autant plus forte, qu’ont été coûteux les renoncements faits pour en faire partie. Ceci explique probablement pourquoi les agriculteurs les plus acquis au productivisme éprouvent aujourd’hui des grandes difficultés, d’ordre psychologique individuel et collectif, à reconnaître les limites de leur modèle agricole, malgré un état de désarroi professionnel et personnel menant dans des proportions anormales, au suicide (Deffontaine 2017 ; Prével, 2006). Les recherches en ethnopsychiatrie des peuples autochtones, appliquées aujourd’hui également aux paysans de l’Inde, montrent la relation entre l’acculturation et le suicide. Elles ouvrent une nouvelle lecture pour expliquer ce phénomène en France (Lorin, 2016).

Du point de vue industriel, le capitalisme s’est financiarisé et internationalisé. Il a porté ses intérêts productifs vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre. L’industrie rurale née parfois elle-même de délocalisations franciliennes - comme Moulinex en Basse-Normandie - a subi cette fois le mouvement de délocalisation industrielle dans les années 1980. Les petites villes industrielles françaises des années 1960 sont abandonnées par l’industrie un quart de siècle plus tard et plongent dans la crise économique et sociale (Baisnée et al., 2017). Les industries d’origine locale, fondées sur des systèmes productifs territorialisés attachés au lieu, ont en revanche souvent mieux résisté, au prix d’adaptations drastiques, sur des niches de qualité (agro-alimentaire bio, mode enfantine, mode ou chaussures de luxe, chaussures spécialisées pour l’orthopédie ou la sécurité au travail, isolation thermique et phonétique de l’aviation, production de mobil-homes en plus de la navigation de plaisance, fonderie d’art, mobilier de designers, …) (David et Jousseaume, 2015 ; Aubert et Diallo, 2016). Dans tous les cas, les petites villes et les campagnes modernes productivistes sont aujourd’hui sous la pression sociale et économique du capitalisme tardif à forte concurrence internationale.

L’Etat-Providence grand aménageur du territoire national durant les Trente Glorieuses, s’est désengagé au fur et à mesure que se généralisait le nouveau dogme néo-libéral de la concurrence, de la dérégulation et de la loi unique du marché, appliqué à toute personne, toute activité et tout lieu. L’idée de territoire national vu comme une aire dont l’Etat garantirait l’égalité disparaît. L’espace est perçu à travers des points, les villes mondiales, les centres de production, les centres de consommation, au cœur de la grande bataille économique que serait devenu le monde. L’Etat diminue drastiquement ses dotations aux collectivités

locales. Au nom de la modernisation, il ferme ses services publics (écoles, hôpitaux locaux, maternités, tribunaux, perceptions, bureau de poste, …) ou les privatise (télécommunications, énergie, enseignement supérieur, santé, transports, autoroutes et demain peut-être ses routes nationales, …) (Courcelle et al., 2017 ; Taulelle, 2012). Il évolue en un Etat manager, multipliant les “appels à projet“, à l’excellence et la compétitivité (Barthe et Taulelle, 2013).

Intégration Assimilation

• Mouvements ZADistes • Mouvements survivalistes

• Délocalisation et crise industrielle • Crise de l’agriculture moderne • Désengagement de l’État aménageur • Grands équipements et grands aménagements privés (aéroport, parcs de loisirs, entrepôts • Métropolisation

Séparation Marginalisation

NON

NON

OUI

OUI NON

NON

• « Vivre et travailler au pays » • Résistance, adaptation des industries locales territorialisées

• Retour « au pays » des jeunes actifs

Contact et participation avec

l’environnement socio-culturel dominant ?

. hyper-moderne et métropolitaine

Résistance de la culture d’origine ?

. paysanne et rurale

V. JOUSSEAUME, S. CHARRIER © IGARUN, Université de Nantes d’après les stratégies d’acculturation de Berry (Berry et Sam, 1997)

FIGURE 12. Le schéma des stratégies d’acculturation appliquée à la France des Quarante Honteuses

Les élus, les agriculteurs, les habitants des territoires ruraux, ayant joué le jeu de la modernisation au cours des Trente Glorieuses, sont délaissés, et par le capitalisme industriel et par l’Etat, à partir des années 1980-90. Les campagnes les plus assimilées à la modernité se retrouvent aujourd’hui en voie de marginalisation et accumulent les difficultés sociales - FIGURE 12. Les campagnes des bordures externes du Bassin Parisien sont dans ce cas. Ce malaise socio-économique est renforcé culturellement, par l’effondrement du Parti Communiste (Todd et Lebras, 2013). Ici, l’homme qui croyait en l’Homme, se retrouve sans idéal : il ne croit plus en rien.

Les campagnes ayant eu une stratégie d’intégration culturelle tirent mieux leur épingle du jeu -

FIGURE 12. Ces territoires conjuguent une participation de la modernité avec la persistance de rapports sociaux de l’ère paysanne, tels que l’attachement au lieu, l’interconnaissance et la protection communautaire, des relations confiantes et stables de réciprocité, etc. Ces campagnes tardivement paysannes et souvent tardivement religieuses, ont encore la foi de “l’homme qui croit en l’Homme“. Le désenchantement ne les a pas atteintes (Lebras et Todd, 2013). Ainsi, le Pays Basque, la Bretagne, la Vendée choletaise, l’Ouest intérieur, l’Alsace, les Alpes ou encore la vallée du Lot autour de Figeac et le sud du Massif central, développent une plus grande résistance collective et territoriale, qui défie la logique économique de l’hyper-modernité (Bouba-Olga, 2017). Ces campagnes semblent plus heureuses, plus riantes (Kahn 2012 et 2014). Ici, l’Homme croit encore en l’homme.

Enfin, les campagnes situées à moins de 50 kilomètres des grandes métropoles nationales sont convoitées par de nouveaux mécanismes d’assimilation à l’hyper-modernité, qui projettent sur elles de grands équipements privés comme des aéroports, des parcs de loisirs et de consommation, des entrepôts

géants de stockage et de logistique, et leurs norias de camions - FIGURE 12. Tous les indicateurs productifs hyper-modernes sont au vert, le territoire y est un chantier permanent.

De la modernisation résidentielle à

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