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Conclusion générale

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 183-187)

“Le “devenir” est soumis au plus probable. “L’avenir” est constitué par l’improbable. […] Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas nous résoudre à nous dissoudre dans le “devenir”. Nous ne le pouvons pas parce que cela consisterait à ne plus promettre à nos descendants un “avenir” possible” .

Bernard Stiegler,philosophe français, revue Multitudes, 2015

Ce livre est un récit pour les campagnes. Il est une réflexion sur la place des territoires et le rôle de l’aménagement dans la transition. Il est né de mes rencontres avec les habitants des campagnes, les élus ruraux, les acteurs des collectivités locales, mais aussi les étudiants de géographie de l’université de Nantes, les lycéens des écoles d’agriculture, etc. C’est pour eux qu’il a été écrit.

Dans le contexte flou de la crise de notre modèle de société, ce livre est né de leurs questions sur notre “devenir” c’est-à-dire sur le sens des évènements, et sur notre “avenir” c’est-à-dire notre pouvoir d’action sur ce monde : “Et maintenant on fait quoi ?”. Ce livre est un exercice de synthèse qui tente de dessiner les contours d’un projet collectif à travers le prisme du territoire. Il est un regard distinct du récit hyper-moderne qui projette un devenir humain augmenté dans des mégalopoles hyper-connectées. Il est un regard différent également du récit de l’effondrement apocalyptique qui guette l’humanité moderne. Entre l’imaginaire d’une vie future en micro-communautés de type ZADiste proposée par le géographe Guillaume Faburel (2018) et la vie cachée des “Furtifs” du romancier Alain Damazio (2019), j’ai déploré l’abandon des immenses bénéfices de la modernité des Lumières et des mémoires de l’Etat-Providence tout comme l’absence des mémoires paysannes. C’est pourquoi, j’ai tenté, à partir de mon analyse territorialisée de géographe ruraliste, de construire un récit pour les campagnes et participer ainsi à la construction collective du paradigme de la transition. Ce livre se veut être un outil en faveur d’un empowerment local contemporain. Mon propos n’est pas LA réponse au futur des territoires, mais une réponse, bâtie à partir de ma compréhension, ma sensibilité, ma propre expérience professionnelle et personnelle.

Cet ouvrage visait à comprendre où en sont les campagnes avant d’imaginer où elles vont. En revenant sur l’ère sauvage, l’ère paysanne et l’ère de la modernité thermo-industrielle, la première partie propose

de retrouver la mémoire pour penser la révolution numérique qui nous propulse vers une nouvelle civilisation, que je nomme “l’ère de la noosphère”. L’invention d’internet fait basculer le monde humain dans une réalité où l’espace et le temps semblent s’effacer. La naissance du world wide web vers 1990 a enclenché la progressive bascule de la modernité classique vers une hyper-modernité tardive marquée par la désindustrialisation, le développement de l’idéologie néo-libérale et du capitalisme de la donnée numérique, la radicalisation du désir d’accumulation et la totale relation marchande aux autres et au monde, l’accélération des rythmes et le sentiment d’urgence permanente qui agitent les corps et tétanisent la pensée. L’hyper-modernité est un état de crise généralisé, un état de déséquilibre permanent. Est-elle le bouquet final de l’ère de la modernité avant son effondrement ? Je le crois. Or, les campagnes ont déjà vécu un effondrement, celui de l’ère paysanne entre 1850 et 1950. Cette expérience nous ouvre la perspective d’éviter le collapse absolu, en inventant un nouvel avenir à proposer, un projet de société désirable pour le plus grand nombre, une utopie. Les territoires ruraux participent à la co-construction de cet imaginaire du nouveau monde, par la résurgence de la mémoire collective de l’ère paysanne, porteuse de ressources potentiellement recyclables au présent : la durabilité, la localité, la communauté, la réciprocité, la sobriété, l’autonomie, …

Ce livre visait ensuite à déconstruire les cadres de pensée et les vocabulaires à l’œuvre, pour désinféoder la question territoriale de la conception hyper-moderne de l’espace. Il s’agissait d’extraire les campagnes hors du cul-de-sac intellectuel où elles se trouvent pour permettre aux acteurs ruraux de reprendre voix au chapitre au cœur de la modernité, d’une façon qui ne soit plus défensive, mais assertive. La deuxième partie questionne le concept du “Tous urbains, tout urbain” pour en démontrer la nature métaphorique. Elle interroge le concept de gradients d’urbanité pour en démontrer l’erreur conceptuelle, car la mise à distance est de fait, source l’altérité. Le refoulement du passé, le déni d’altérité, l’agressivité envers ce qui est autre, et donc la crise globale de la relation à l’autre et au monde, est l’une des grandes pathologies de l’ère de la modernité. Les sciences humaines et sociales n’en sont pas exemptes.

Aujourd’hui la population française se desserre sur le territoire et les villes ne structurent plus les flux des migrations internes. Le processus d’urbanisation est derrière nous. Et, la campagne reste un environnement de vie singulier et tangible d’une partie très importante de la population française. Or, les environnements de vie “ne sont ni des espaces neutres et exempts de valeurs, ni de simples décors au sein desquels l’individu évolue. Notre vision du monde et de l’homme s’exprime en effet dans la manière dont nous façonnons nos espaces de vie, et ces espaces de vie nous signifient en retour qui nous sommes, ce que nous devons faire et ne pas faire. Au-delà de ses effets directs sur l’individu (bruit, densité, etc.), l’environnement est vecteur de sens et d’identité” (Moser et Weiss, 2003).

Cet ouvrage ambitionnait enfin de poser un regard différent et de dire quelque chose de nouveau sur et pour les campagnes. Pour cela, il fallait regarder la situation depuis les campagnes, depuis les “périphéries”. Ce livre propose de retrouver l’espace pour panser la révolution numérique, qui fait exploser la modernité, notre univers culturel depuis deux siècles.

La troisième partie du livre envisage le renversement complet des imaginaires ville-campagne et le rejet de plus en plus évident du récit de l’hyper-modernité. Par la précarisation, la globalisation et le nihilisme, celui-ci satisfait de moins en moins les besoins humains fondamentaux inconscients de survie, de protection, d’affiliation, d’estime et d’unicité, de rencontre, de continuité et de postérité. Dans le contexte d’une économie numérique, la campagne devient le lieu de redéploiement des populations à la recherche d’un mieux-vivre, où protéger leurs corps, reposer leurs cerveaux, relier leurs cœurs et élever leurs esprits.

Au-delà des seules ambiances paysagères, le désir de campagne est aussi la demande d’un “droit au village”, c’est-à-dire la demande d’une redéfinition complète des échelles d’organisation collective des libertés et des sécurités, pour bien vivre ensemble.

Conjuguant le temps et l’espace, la quatrième partie propose la formalisation d’un éthos villageois, c’est-à-dire d’une manière alter-rurale contemporaine d’être au monde. Cette définition permet à l’échelle macroscopique du monde de conceptualiser la participation de la ruralité à l’invention du nouveau monde, par la convergence des mémoires des chasseurs-cueilleurs, celles des paysans et celles des ouvriers descendants des Lumières. A l’échelle microscopique, cela permet de conceptualiser un aménagement nouveau. L’aménagement orphique doit exprimer dans le concret des existences humaines, dans la forme matérielle de nos environnements de vie, la nouvelle culture de l’ère de la noosphère en émergence.

Peut-être ne puis-je pas conclure sans expliciter le choix de mon titre “Plouc Pride”.

Comme je l’ai dit en introduction, la localité et la ruralité ne sont pas politiquement correctes aujourd’hui en France. Ce thème a été instrumentalisé dans une polarisation idéologique propre à l’ère de la modernité où la droite, comme la gauche, ont assigné les campagnes à résidence dans une image provinciale, arriérée, ennuyeuse et réactionnaire. Il est temps de sortir de cette caricature et cette impasse intellectuelle. J’ai inventé le terme “Plouc Pride”, car il a cette vertu de sortir de ces cadres mentaux datés.

Plouc est une insulte, visant l’habitant des campagnes pour ce qu’il est, c’est à la fois une désignation et une assignation. Pride est un anglicisme qui désigne les mouvements d’empowerment, de prise d’autonomie, d’affirmation de soi. Pride est associé aux marches des fiertés des minorités dominées. La plus connue est la Gay Pride, qui fédère les minorités sexuelles dans une joyeuse kermesse internationale en juin. Mais ces marches des fiertés concernent également les populations autochtones au cœur des continents américain ou australien par exemple, les populations racisées, etc. Plouc Pride transforme l’insulte et la honte en un drapeau, utilise la force agressive d’autrui pour la transmuter en une affirmation festive et créative de soi. “Plouc Pride” se veut être un ouvrage qui émancipe les habitants des campagnes, hors des étiquettes qui leur sont attribuées, qui leur redonne fierté ou dignité pour rêver leur avenir avec liberté et assertivité.

Mon écrit n’inclut pas tout, car le monde des idées est trop vaste pour moi seule. Je concentre mon propos sur l’apport de la question rurale à la réflexion globale sur la transition. Je ne développe pas les travaux de la collapsologie et ne parle pas des luttes pour “le climat”, car ces thèmes sont traités largement pas ailleurs. Je ne fais pas l’inventaire exhaustif de tous les écrits sur les déséquilibres contemporains de l’hyper-modernité : ils sont légion. Je ne cite pas non plus tous les travaux de tous mes collègues universitaires sur la question des territoires ou celle de l’agriculture. Peut-être certains se sentiront-ils négligés dans mon propos. Je les prie de bien vouloir m’en excuser. J’ai focalisé mon attention sur quelques auteurs, quelques ouvrages du moment. Je n’ai pas toujours pris le temps de refaire toute la généalogie de l’enchaînement de mes idées. Jean-Paul Laborie, professeur de Toulouse, m’avait dit lors de la rédaction de mon doctorat : “une thèse devrait toujours commencer par cinquante pages blanches, symbolisant tout ce qui est déjà su de tous et qu’il est inutile dorénavant de rappeler”. Ce livre contient plus de cinquante pages invisibles. Il contient en filigrane les enseignements de mes pères et mères universitaires. Il intègre aussi le riche savoir né de la rencontre avec mes pairs, lus et rencontrés au cours de mes 25 années de carrière. Que chacun ici en soit remercié, même s’il n’est pas nommément cité. Mon propos vivra également sa vie hors de moi-même et j’en suis fort heureuse.

A travers cet écrit, j’ai tenté à mon échelle et dans mon domaine de compétences, d’être un pont entre les villes et les campagnes, entre les centres et les marges, entre l’espace et le temps, entre les structures et les conjonctures. A travers mon écriture et le choix de mes mots, j’ai souhaité former un pont entre l’université et la société, entre le monde conceptuel de la recherche et le monde opérationnel de l’action locale. A travers mes pensées, j’ai tenté de créer un pont inter-disciplinaire entre une pensée géographique et aménagiste, et la psychologie, et la philosophie. Peut-être que mon propos contient des naïvetés ou des approximations au regard des spécialistes de ces disciplines. Mon approche territorialiste qui tente de dépasser les stricts découpages disciplinaires, nécessitera bien des approfondissements et bien des améliorations. Elle ouvre une voie et ne prétend pas en limiter l’horizon. Enfin à travers ma posture, j’ai tenté de dessiner le pont entre l’ancien et le nouveau, entre les expériences du passé et les forces acquises aujourd’hui pour envisager le futur.

La difficulté du monde moderne capitaliste, maintenant qu’il n’a plus d’adversaire, est qu’il doit redécouvrir en lui-même de nouvelles postures sociales et écologiques, pour sortir des ornières de sa vision utilitariste du monde. Peut-on prendre, sans jamais donner ? Assurément non ! Nous regardons le monde comme les Thénardier regardent Causette dans Les Misérables de Victor Hugo. Cette attitude et ces comportements de boutiquiers sont mortifères, tant pour la Nature, les plantes, les animaux et les milieux de vie, que pour la qualité de la vie sociale et morale des êtres humains. La crise de notre civilisation est une crise de la relation aux autres et au monde entier qui nous abrite. L’alternative est de renouer le contact (Crawford, 2016) pour retrouver une résonance (Rosa, 2018) avec le monde, d’atterrir en somme (Latour, 2017) ou bien de s’effondrer dans un collapse systémique. Pour retisser les relations, tous les moyens sont bons à toutes les échelles. Toutes les mémoires, tous les savoirs, toutes les compétences techniques, tous les arts, sont nécessaires dans tous les secteurs de la vie terrestre. Tous les messagers, tous les bâtisseurs de ponts, tous les tricoteurs de liens sont requis.

A la question “Et maintenant on fait quoi ?”, je n’ai pas LA réponse. Pour ce qui concerne les campagnes et leurs habitants, je leur conseillerai d’inventer un aménagement favorisant l’ancrage dans l’ici et maintenant, d’œuvrer ardemment à l’altruisme1 et au lien vibrant avec les autres et la nature, d’agir localement et territorialement à une rénovation culturelle profonde. L’être humain n’est pas abstraction, il est relation. Entre nous et l’effondrement, j’espère que, pour concevoir des lendemains qui chantent, résistent encore le rempart de l’imaginaire créatif et le rempart de la fraternité.

1 Le mot altruisme s’applique à un comportement caractérisé par des actes a priori désintéressés, ne procurant pas d’avantages apparents et immédiats à l’individu qui les exécute mais qui sont bénéfiques à d’autres individus et peuvent favoriser surtout à long terme un vivre-ensemble et une reconnaissance mutuelle au sein du groupe où il est présent. (wikipédia)

Dans le document PLOUC PRIDE - Récit pour les campagnes (Page 183-187)