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Règle matérielle à but international ou règle de conflit spéciale ?

Section I. Le cas québécois : une exception à la professio juris successorale

B. Nature de la règle contenue à l’alinéa 2 de l’article 3099 du Code civil du

1) Règle matérielle à but international ou règle de conflit spéciale ?

Outre le caractère successoral des dispositions instituant des « régimes successoraux particuliers », le Rapport explicatif de la Convention accorde à l’article 15 la nature d’une « règle de conflit de lois »114. Cette précision prétendait fermer la porte aux discussions menées par les différentes délégations nationales à la Convention sur la nature et le contenu des règles matérielles visées, notamment autour de l’idée récurrente voulant que ces dispositions constituent des lois de police du lieu de situation des biens115. Les Pays-Bas avaient introduit une proposition selon laquelle la formule de l’article 15 devait comprendre l’exigence explicite relativement à la volonté d’application

114 D. WATERS, préc., note 49, par. 110. 115 Voir : Chapitre II, section I.

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de la lex situs établissant lesdits régimes spéciaux malgré la loi désignée par la règle de conflit successorale. Cette exigence inhérente à la méthode des lois de police n’a pas été approuvée par la majorité des représentants des États, lesquels se sont définitivement prononcés en faveur de l’adoption d’une règle de conflit spéciale116.

Certes, l’article 15 de la Convention adopte un rattachement spécial au lieu de situation des biens pour régir la succession sur les biens visés par les régimes successoraux particuliers, dérogeant ainsi à la loi applicable à la succession, qu’elle soit désignée par la règle de conflit ou par une professio juris du testateur. C’est la lex successionis unitaire qui est mise à l’écart par la soumission des régimes successoraux particuliers à la lex rei sitae.

Les termes employés dans le libellé de l’article 15 de la Convention font ressortir l’existence de ce rattachement spécial à la situation des biens dérogatoire à la lex successionis générale, qu’elle soit objectivement ou subjectivement applicable.

Article 15. La loi applicable en vertu de la Convention ne porte pas atteinte aux régimes successoraux particuliers auxquels certains immeubles, entreprises ou autres catégories spéciales de biens sont soumis par la loi de l'Etat de leur situation en raison de leur destination économique, familiale ou sociale.

Qu’en est-il de notre article 3099 C.c.Q. al. 2 C.c.Q.? Renferme-t-il une règle de conflit spéciale ou contient-il plutôt une règle matérielle dont la conséquence est l’invalidité de de la professio juris et la corrélative mise en œuvre de la règle de conflit objective dans la mesure de l’atteinte par la loi choisie aux régimes successoraux particuliers de la lex situs?

Article 3099. La désignation d'une loi applicable à la succession est sans effet dans la mesure où la loi désignée prive, dans une proportion importante, l'époux ou le conjoint uni civilement ou un enfant du défunt d'un droit de nature successorale auquel il aurait eu droit en l'absence d'une telle désignation.

Elle est aussi sans effet dans la mesure où elle porte atteinte aux régimes successoraux particuliers auxquels certains biens sont soumis par la loi de l'État de leur situation en raison de leur destination économique, familiale ou sociale.

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La formulation des deux alinéas de l’article 3099 C.c.Q. rappelle le procédé législatif de la méthode dite des « règles matérielles à but international », dès lors qu’on y trouve directement la solution matérielle à une situation internationale décrite dans l’hypothèse normative. En effet, les hypothèses prévues dans les deux alinéas de la norme décrivent les situations à caractère international suivantes : 1) la désignation d’une loi qui priverait dans une proportion importante l’époux ou le conjoint uni civilement du défunt d’un droit de nature successorale auquel il aurait eu droit en l’absence d’une telle désignation; et 2) la désignation d’une loi qui porterait atteinte aux régimes successoraux particuliers auxquels certains biens sont soumis par la loi de l'État de leur situation en raison de leur destination économique, familiale ou sociale.

L’effet directement énoncé par la norme consiste dans l’invalidité de la désignation présentant de telles caractéristiques (« la désignation d'une loi applicable à la succession est sans effet ») et par voie de conséquence, dans la restitution de la matière successorale à la règle de conflit objective dans la mesure de la transgression aux régimes successoraux particuliers de la lex situs. Ce raisonnement conduisant au retour à la règle de conflit à défaut d’un choix de loi valide est conforme à la qualification des deux alinéas de l’article 3099 C.c.Q. au titre de « règles matérielles à but international ».

Pour illustrer notre analyse, nous évoquons l’analogie existante entre la formule québécoise et celle découlant de l’article 24(1)d) de la Convention permettant à un État de ne pas reconnaître un choix de loi lorsque « l’application de la loi désignée conformément à l'article 5 priverait totalement ou dans une proportion très importante le conjoint ou l'enfant (...) ». La réserve de l’article 24(1)d) de la Convention dont les deux alinéas de l’article 3099 C.c.Q. empruntent la structure normative peut être qualifiée comme une règle matérielle de droit international privé dès lors qu’elle dicte la solution (inefficacité de la désignation de loi) à la situation internationale qui définit son domaine matériel d’application (une désignation privant totalement ou dans une proportion importante, etc.).

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De surcroît, l’article 46.2.3 de la Loi italienne de droit international privé117 prévoyant que le choix de loi exercé par un de cujus italien ne porte pas atteinte aux droits que la loi italienne attribue aux réservataires résidant en Italie lors du décès dont nous retenons la ressemblance de formulation avec les articles 24(1)d) de la Convention et 3099 C.c.Q. est également qualifié d’après la doctrine dominante en une règle matérielle de droit international privé118.

Bien qu’inspiré de l’article 15 de la Convention, l’alinéa 2 de l’article 3099 emprunte la formulation de l’article 24(1)d) de la Convention instituant une limitation à l’efficacité de la professio juris. Comparé à l’article 15 de la Convention dont il prend l’inspiration, l’alinéa 2 de l’article 3099 a la particularité de ne pas être formulé en termes de règle de conflit mais en termes de règle matérielle à but international.

Sur le plan des conséquences, une telle qualification entraîne la mise en œuvre de la règle de conflit objective prévue à l’article 3098 C.c.Q. et non pas le rattachement spécial direct à la lex situs de la succession sur les biens soumis à des régimes successoraux particuliers. Ce raisonnement s’harmonise avec l’interprétation du professeur Goldstein selon laquelle « l’article 3099 C.c.Q., qui réintroduit aussi une

117 Article 46. 1. La successione per causa di morte è regolata dalla legge nazionale del soggetto della cui

eredità si tratta, al momento della morte. 2. Il soggetto della cui eredità si tratta può sottoporre, con dichiarazione espressa in forma testamentaria, l'intera successione alla legge dello Stato in cui risiede. La scelta non ha effetto se al momento della morte il dichiarante non risiedeva più in tale Stato. Nell'ipotesi di successione di un cittadino italiano, la scelta non pregiudica i diritti che la legge italiana attribuisce ai legittimari residenti in Italia al momento della morte della persona della cui successione si tratta. 3. La divisione ereditaria è regolata dalla legge applicabile alla successione, salvo che i condividenti, d'accordo fra loro, abbiano designato la legge del luogo d'apertura della successione o del luogo ove si trovano uno o più beni ereditari.

118 Roberta CLERICI, « Articolo 46 (Successioni per causa di morte)», dans « Riforma del sistema italiano di

diritto internazionale privato: legge 31 maggio 1995 n. 218 – Commentario», (1995) 31 RDIPP 1133, 1140, note 40 ; Patricia de CESARI, Autonomia della volontà e legge regolatrice delle successioni, Milano,

CEDAM, 2001, p. 201 ; Francesca TROMBETTA PANIGADI, « La successione mortis causa nel diritto internazionale privato », dans Giovanni BONILINI (dir.), Trattato di diritto delle successioni e donazioni, vol. 3, « La successione legittima », Milano, Giuffrè, 2009, p. 211, à la page 226 ; Cette position dominante sur la nature de la règle italienne est constatée par J. M. FONTANELLAS MORELL, préc., note 100, p. 297-

299, spécifiquement dans la note 176, qui après avoir soulevé la ressemblance avec les articles 3099 al. 2 C.c.Q., 79.1.3 du Code belge de droit international privé et 89.5 du Code bulgare de droit international privé considère que la théorie la plus appropriée pour expliquer la nature juridique de la règle protectrice des intérêts des héritiers réservataires est celle du rattachement spécial (Sonderanknüpfung) de ceux-ci à la loi qui serait applicable en absence de choix.

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scission objective, permet d’éviter que la loi choisie n’écarte des politiques de protection de certaines personnes ou de certains biens jugées fondamentales selon la loi qui s’appliquerait objectivement à la succession »119 (nos italiques).