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Le régime général de l’attribution préférentielle

Section II. Identification des « régimes successoraux particuliers » en droit matériel

A. Les règles relatives aux attributions préférentielles

1) Le régime général de l’attribution préférentielle

Contrairement au Code civil français, dans la réglementation québécoise des attributions préférentielles nous découvrons la présence de deux types de régimes répondant à des fondements différents. Le premier régime est énoncé sous la forme de principe général à l’article 855 C.c.Q. : « Chaque héritier reçoit en nature sa part des biens de la succession ; il peut demander qu’on lui attribue, par voie de préférence, un bien ou un lot ». L’article en question doit s’analyser conjointement avec l’article 852 C.c.Q. dont il constitue un corollaire nécessaire. L’égalité en nature dans la composition de lots exigeant que chaque lot soit composé -autant que possible- de la même proportion de biens de nature équivalente (meubles, immeubles, droits) n’est qu’une règle subsidiaire qui joue « dans la mesure où le morcellement des immeubles et la division des entreprises peuvent être évités » (article 852 al. 2 C.c.Q.)141. Le mécanisme des attributions préférentielles dont l’un des objectifs est d’éviter le morcellement des immeubles ou des biens productifs déroge à l’égalité en nature puisqu’il procure l’acquisition par un cohéritier de l’intégrité d’un bien à charge de compensation.

141 Germain BRIÈRE, « La réalisation du partage », dans Les successions, coll. « Traité de droit civil »,

Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, 1994, Droit civil en ligne (DCL) EYB1994SUC37, par. 842.

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Pourtant, la règle générale accordant à tout héritier le droit de demander l’attribution d’un bien de la succession par voie de préférence n’est pas qu’un instrument au service de la conservation des immeubles ou des biens productifs. L’institution de l’attribution préférentielle est ici en quelque sorte dénaturée par rapport à son modèle (celui du Code civil français)142, par une déformation de ses fins normales dès lors qu’elle vise la masse successorale globalement considérée et non pas des biens spécifiques. Le droit ainsi consacré ne serait qu’un « droit tout à fait général et plutôt théorique de demander l’attribution d’un bien ou d’un lot »143. Étonné devant la portée générale de la règle, le professeur Beaulne estime qu’« accorder à tous les héritiers un ‘droit de préférence’ égal sur tous les biens de masse (sic) équivaut, à toutes fins utiles, à ne rien accorder à personne »144. Il s’agirait d’après l’auteur d’un simple « droit d’attribution », par opposition à un « droit d’attribution préférentielle » puisqu’il n’accorde aucune préférence entre les cohéritiers.

En dehors de ce qu’on appelle le régime spécial des attributions préférentielles (c’est-à-dire celles attribuant la résidence familiale au conjoint survivant, la résidence du défunt à l’héritier qui y résidait et l’entreprise à l’héritier qui y participait activement au moment du décès), un examen de la jurisprudence révèle que le droit de demander l’attribution préférentielle d’un bien de la succession accordé par l’article 855 C.c.Q. est souvent invoqué comme moyen d’entraver la licitation du bien en faveur d’un tiers adjudicataire, devenant ainsi une sorte de droit de préemption des cohéritiers en cas de vente des biens successoraux.

Dans tous les cas analysés, il s’agissait de l’attribution préférentielle des immeubles à habitation dépendant de la succession que le liquidateur prétendait aliéner

142 Id., par. 844 : « Les règles dites d'attribution préférentielle qui font maintenant partie du droit du partage

successoral sont très largement tirées des propositions de l'Office de révision du Code civil, qui s'était lui- même inspiré de lois successives adoptées en France depuis le début du siècle; le régime des attributions préférentielles du droit français, dans sa forme actuelle, est, cependant, différent à plusieurs égards du nouveau régime québécois. »

143 G. BRIÈRE, préc., note 129, par. 895.

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en faveur de tierces personnes145. L’héritier voulant se porter acquéreur de la totalité de l’immeuble demandait son attribution préférentielle afin de l’acquérir par préférence à tout soumissionnaire externe. Aucune justification particulière n’avait été invoquée par l’attributaire146, le tribunal faisant droit à l’attribution préférentielle sur la seule base de la qualité de cohéritier du demandeur le légitimant pour l’acquisition en nature des biens en paiement de sa part dans la succession.

Dans le régime général, l’attribution préférentielle n’est qu’une concrétisation du droit au partage en nature de la succession consacré à l’article 855 C.c.Q. Le jugement rendu dans l’arrêt Deschênes c. Dionne147 donne une excellente interprétation de la signification de la règle générale, en statuant aux paragraphes 23 et 24 que « cet article consacre le principe à l'effet que les héritiers reçoivent leur part de la succession en nature et ‘les rédacteurs du Code civil du Québec ont entendu indiquer que ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que l'on peut procéder à la vente des biens de la succession’ sous réserve que les héritiers peuvent toujours s'entendre autrement et convenir de la vente d'un bien s'il ne peut être partagé commodément ou attribué. Chacun des héritiers, à titre de droit successoral, bénéficie donc, sauf exception, d'un droit d'attribution sur les biens de la succession. »

145 Boudreau c. Boudreau, 2007 QCCS 3681; Deschênes c. Dionne, J.E. 2003-1276 (C.S.); Lebel c. Lebel

(Succession de), J.E. 2001-1523 (C.S.).

146 Dans Boudreau c. Boudreau, préc., note 145, le tribunal attribue un immeuble résidentiel propriété du

défunt à la requérante considérant que l’intérêt particulier qu’elle invoquait (pourtant non suivi de motivation précise, voir par. 10) devait faire l’objet d’une interprétation large (par. 11). Dans Deschênes c.

Dionne, préc., note 145, le père du défunt demandeur de l’attribution préférentielle du condominium ayant

servi de résidence au défunt ne résidait pas dans cet immeuble et n’entendait pas y résider, mais voyait dans cette acquisition « un excellent investissement » (par. 15). Les cohéritiers frères et soeurs du défunt s’opposaient à la demande d’attribution préférentielle invoquant un motif personnel relié à la rupture de la communication entre père et enfants depuis la séparation de leurs parents. Le tribunal accorde finalement l’attribution préférentielle de l’immeuble au demandeur en concluant qu’« Il n'y a pas lieu de favoriser l'acquisition de la résidence du défunt par un tiers plutôt que par un héritier et il ne relève pas du Tribunal, appelé à trancher quant à l'attribution d'un bien en vertu de l'article 859 C.c.Q., de la refuser pour des raisons purement subjectives » (par. 31). Par ailleurs, dans l’arrêt Lebel c. Lebel (Succession de), préc., note 145, le tribunal, statuant en vertu de l’article 857 C.c.Q., accorde à la fille du défunt l’attribution préférentielle du chalet ayant servi de résidence au défunt à l’encontre de la prétention du liquidateur de vendre l’immeuble à un tiers. Dans l’espèce, la demanderesse ne résidait pas dans l’immeuble et aucun motif n’avait été invoqué si ce n’est le droit « absolu » de demander l’attribution préférentielle d’un bien de la succession à l’encontre des pleins pouvoirs d’aliénation conférés au liquidateur par le testateur.

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Cela dit, l’absence de légitimation spéciale pour exercer le droit à l’attribution préférentielle dans le cadre du régime général fait de celle-ci un droit « absolu » des cohéritiers indépendant de toute condition de fait inhérente à la personne de l’attributaire et dont la destination des biens est en tout point indifférente aux yeux du législateur. Nous en trouvons un premier indice à l’article 859 C.c.Q. qui opte pour « la loterie du tirage au sort »148 comme mode de règlement du différend sur une demande d’attribution préférentielle autre que celles portant sur « la résidence, l’entreprise ou les valeurs mobilières liées à celles-ci », lesquelles seront réglées par le tribunal149.

Pourtant, malgré l’apparente logique d’une interprétation de l’article 859 C.c.Q. réservant avec exclusivité l’intervention du tribunal pour la résolution des controverses sur les attributions préférentielles spéciales, les décisions jurisprudentielles étudiées démontrent le contraire. Le recours au tribunal est aussi requis lorsque le litige porte sur l’attribution préférentielle de la résidence du défunt ou sur l’entreprise dépendant de la succession alors même que le demandeur ne résidait pas dans l’immeuble (nos cas de jurisprudence commentés) ou ne participait pas activement à l’entreprise. Cela se produit soit lorsque le droit d’attribution du cohéritier demandeur est en concurrence avec la prétention d’acquisition d’un tiers (nos cas de jurisprudence commentés)150 soit lorsque le litige oppose plusieurs héritiers demandant l’attribution préférentielle sur le même objet.

148 Expression empruntée à M. GRIMALDI, préc., note 139, par. 855.

149 Le tirage au sort ne serait applicable qu’au regard du « ‘droit d’attribution’ de l’article 855 C.c.Q. » : J.

BEAULNE, La liquidation des successions, préc., note 129, par. 797 ou du « droit de préférence générale de

l’article 855 C.c.Q. : G. BRIÈRE, Droit des successions, préc., note 129, par. 900.

150 C’est le cas décrit par G. BRIÈRE, préc., note 129, par. 851, lors de ses commentaires à l’article 859

C.c.Q. : « L'article 859 C. civ. prévoit deux cas où le tribunal peut être appelé à intervenir. Premier cas : plusieurs héritiers font valoir le même droit de préférence ; par exemple, deux ou trois héritiers demandent, chacun de son côté, l'attribution d'un bien du de cujus; second cas : il y a un différend sur une demande d'attribution.

Une demande d'attribution préférentielle de la part d'un héritier peut, en effet, faire l'objet d'une contestation par les autres, sans que, pour autant, aucun de ces derniers demande que le bien considéré soit placé dans son lot; les copartageants peuvent, en effet, préférer que le bien soit vendu, par exemple s'ils estiment que l'héritier qui en demande l'attribution n'est pas en mesure de payer la soulte qui devrait en résulter.

Dans l'un ou l'autre cas, la contestation est, en principe, tranchée par le sort ; mais s'il s'agit d'attribuer la résidence, l'entreprise ou les valeurs mobilières liées à celle-ci, il appartient au tribunal de statuer sur le cas. »

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Dans les deux situations que nous venons de décrire, on demeure à l’intérieur du régime général de l’attribution préférentielle qui n’exige aux demandeurs que la seule qualité d’héritier pour y parvenir. La seule différence de traitement par rapport aux autres biens de la succession c’est que dans le cas de la résidence du défunt et de l’entreprise, leur attribution échappe à la destinée hasardeuse du tirage au sort pour s’en remettre au pouvoir discrétionnaire du tribunal qui devra statuer en fonction des intérêts en présence (voir article 859 C.c.Q.).

À la lumière des idées précédentes, nous considérons que la fonction attribuée par le législateur québécois au droit d’attribution préférentielle général ne fait pas de celui-ci un « régime successoral particulier » au sens de l’article 3099 a. 2 C.c.Q. et par conséquent, ne justifie aucunement la mise à l’écart de la loi successorale désignée par le testateur. Il n’est que la confirmation du droit au partage en nature correspondant à chaque cohéritier sur l’universalité des biens de la succession sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le bien remplit une destination économique, familiale ou sociale eu égard à la situation de l’attributaire. Le régime général est aussi celui qui règle la demande d’attribution portant sur la résidence du défunt ou sur l’entreprise qu’il exploitait lorsque le fondement du droit réside dans la seule qualité de cohéritier du demandeur indépendamment des conditions relatives à l’occupation de l’immeuble ou à la participation effective à l’activité de l’entreprise.