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La règle de contrariété

Dans le document L'opposition public-privé (Page 150-155)

La logique des prédicats « public » et « privé »

1.1. La règle de contrariété

L’étude portant sur la Grèce antique nous a permis de voir comment a émergé la règle de contrariété et de nous en faire une première idée, soutenue par ailleurs au moyen des exemples donnés ci-dessus (voir partie I, 2.1.1). Nous pouvons donc considérer que ce qui suit n’est pas une construction logique ex nihilo, mais bien la description au moyen d’outils logiques d’un phénomène langagier préalablement établi. Il s’agit alors de donner une description détaillée de la règle de contrariété, c’est-à-dire d’expliquer les règles qui la composent et d’en donner une formulation définitive.

1.1.1. Première règle

Comme nous l’avons vu, les mots « public » et « privé » sont employés usuellement en tant que prédicats. En repensant à l’exemple du jardin public, nous pouvons considérer que ce genre d’expression est prédicatif et que la copule « est » est simplement implicite. Par exemple, « ce lieu public est vaste » et « ce lieu est public et vaste » sont des expressions équivalentes. La forme générale des propositions dont il est question est donc de type « sujet-prédicat ». Considérons alors que « x » représente un sujet auquel il est correct de lier nos prédicats en vertu des règles qui vont suivre. Disons pour l’instant que c’est le nom d’un objet particulier quelconque, comme « tel lieu ». Les propositions primaires sont dès lors « x est public » ou « x est privé ».

« Public » et « privé » formant un couple de contraires, la première règle de prédication est la suivante :

(R1) « Public » et « privé » ne sont pas conjointement vrais de x.

Ainsi, si « public » est vrai de x, alors « privé » est faux de x et vice versa ; la conjonction de la forme « x est public et privé » est donc logiquement contradictoire. A titre de confirmation, notons que le langage ordinaire ne contient pas d’expressions contradictoires de ce genre et que lorsqu’une contradiction semble émerger, elle n’est qu’apparente. En outre, selon R1, il n’y a pas de degrés intermédiaires entre ce qui est public et ce qui est privé. Par exemple, x ne peut pas être « un peu privé et principalement public ». Toutefois, on peut par hypothèse envisager des degrés internes à chacun des prédicats, comme un x « peu privé », ou « très privé ». Mais cette hypothèse ne se vérifie en définitive que pour la double extension du prédicat « public », ma critique du modèle de l’oignon excluant toute autre possibilité (voir partie I, 2.1.2). En termes logiques, notre x « très privé » ou « peu privé » est d’abord privé tout court, c’est-à-dire non public294.

294 Pour une description contra, voir la présentation du « continuisme » donnée par Benn et Gaus. Les deux

auteurs remarquent à juste titre qu’on peut parfois dire d’une chose qu’elle est par exemple « très privée » ou « peu privée ». Ils ne réfléchissent toutefois pas à l’asymétrie suivante : si les deux expressions précédentes

Notons encore que les variations du statut de x dans le temps ne violent pas R1. On peut valablement dire d’un x qu’il est public au temps t et dire qu’il est privé au temps t+Δt. Ainsi, la publication peut se décrire ainsi : « en t (x est privé) ; en t+Δt (x est public) ». La

privatisation opère en sens inverse : « en t (x est public) ; en t+Δt (x est privé) ».

Remarquons au passage que « publication » se dit uniquement sous l’aspect intellectuel, tandis que « privatisation » se dit uniquement sous l’aspect appropriatif, ce qui souligne encore une fois le caractère distinct de ces deux aspects. C’est d’autant plus visible lorsqu’on repense au fait que publicatio signifiait « expropriation » alors que « publication » signifie de prime abord « le fait d’être porté à la connaissance du public » (voir partie I, 2.1 et cette partie, 6.1.1). Somme toute, x ne peut pas être simultanément public et privé. R1 inclut donc implicitement une clause de simultanéité temporelle. Par mesure de simplicité, elle sera ignorée dans ce qui suit.

1.1.2. Deuxième règle

« Public » et « privé » ne sont prédicables que de certains sujets295. En effet, s’ils sont des prédicats contraires, il se trouve des sujets auxquels aucun des deux prédicats ne peut être lié de manière à produire un énoncé signifiant. Afin de les distinguer des sujets éligibles à la prédication, qui sont des x, je nomme « (x) » ceux qui ne le sont pas. La règle qui rend compte de cela est la suivante :

(R2) Il existe des z tels que « public » n’est pas vrai de z et « privé » n’est pas vrai de z.

Ces derniers sont nommés (x).

Pour illustrer cette règle, notons que des prédicats comme « pair » et « impair » fonctionnent de la même façon. Il est absurde de les prédiquer d’autre chose que des nombres entiers, comme on le voit en disant « les triangles sont impairs » ou « ce discours est pair ». On les prédique des nombres entiers exclusivement et « nombres entiers » est donc le nom de leur champ de prédication. Sur le plan de l’extension, notre champ de prédication est en l’occurrence composé des x.

La prédication ordinaire de « public » et « privé » est toutefois nettement plus complexe. Souvent, ces prédicats ne se lient pas directement à un x, car il est nécessaire de préciser l’aspect sous lequel on se situe. Par exemple, si nous disions « Socrate est public » ou

sont ordinaires, dire « très public » ou « peu public » ne l’est pas. Plus important, la continuité supposée n’est que superficielle, le fond étant constitué par une rupture. En effet, entre quelque chose qu’on dirait pour l’exercice « très peu public » et quelque chose qu’on dirait « très peu privé », la différence n’est pas minime, comme le laisserait supposer l’hypothèse « continuiste ». Elle se présente au contraire comme une rupture profonde, comme une discontinuité. Ainsi, les cas où l’on peut admettre une continuité (très privé, peu privé) sont superficiels, la discontinuité étant le phénomène profond, donc le seul important. Dès lors, l’hypothèse « continuiste » consiste à prendre la surface pour le fond. BENN, GAUS, « The Public and the Private : Concepts and Action ». In BENN, GAUS (éds), Public and Private in Social Life, pp. 13-14.

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« Socrate est privé », ce serait en considérant Socrate sous l’aspect appropriatif, donc en tant qu’esclave. Pour spécifier que Socrate n’est pas un esclave, il faut alors dire « Socrate est un homme public ». Cette liaison indirecte de « public » à Socrate indique que l’on s’exprime alors sous l’aspect intellectuel, qu’on veut dire que Socrate est connu du public, qu’il est soumis au jugement du public, en tant qu’il est un homme et non une chose. L’énoncé peut alors se formaliser ainsi : « aspect intellectuel (Socrate est public) ».

Lorsqu’on se confronte à ses sophistications, il devient clair que les (x) sont plus rares qu’on ne le penserait de prime abord. Pour donner un exemple de (x) auquel nous reviendrons en parlant de l’aspect appropriatif, « Antarctique » en est un (cette partie, 6.1.1). « L’Antarctique est public », ou « l’Antarctique est privé » sont des énoncés de prime abord bien formés, mais qui nous semblent dénués de sens. De plus, aucun mot ne peut être intercalé de manière à leur donner un sens : « l’Antarctique est un lieu public », « l’Antarctique est de notoriété publique » sont des énoncés dénués de sens. Enfin, « l’Antarctique est un bien public » semble doué de sens mais est un énoncé métaphorique : il est produit dans l’idée de faire référence à l’Antarctique en tant que bien public de la société politique mondiale, société qui n’existe pas à strictement parler. L’énoncé en question n’est d’ailleurs pas ordinaire. Si nous disons maintenant que « la protection de l’Antarctique est d’intérêt public », le sujet logique est « la protection de l’Antarctique », non « l’Antarctique ». En conclusion, « Antarctique » est bien un (x), autrement dit tombe en dehors du champ de prédication. R2 indique donc que les x appartiennent au champ de prédication, que les (x) n’y appartiennent pas, et nous pouvons maintenant considérer qu’il existe des x et des (x). Cette règle ne parvient pas pour autant à nous dire comment situer la limite de ce champ, raison pour laquelle j’ai développé un exemple. Elle nous dit seulement que c’est exclusivement avec des x qu’on parvient à construire des propositions douées de sens, mais ne nous dit pas quels sont ces x296.

Montrer pourquoi les propositions ayant le nom d’un x pour sujet sont douées de sens alors que celles ayant le nom d’un (x) pour sujet ne le sont pas n’est pas une tâche logique, mais sémantique. C’est l’intension des x qui est en jeu dans cet effort. On se rappellera donc simplement qu’il se circonscrit en trois temps. D’abord, l’opposition public-privé relève du domaine du nomos. Plus précisément, elle est institutionnelle, au sens des faits institutionnels (cette partie, 7.2). Ensuite, elle se dit dans le cadre d’une partie séparée des autres de ce domaine : d’un ordre juridique souverain, en cela détaché des ordres juridiques « externes », à savoir d’une société politique. Enfin, elle se dit à strictement parler dans le cadre d’un certain type de société politique, la république (la partie III sera consacrée à le mettre en évidence). Le champ de prédication strict de nos prédicats est donc une république quelconque donnée. Il y a aussi des cas non stricts, qui seront abordés.

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1.1.3. Troisième règle

S’agissant des seuls x, il y a dès lors une seule façon de valablement les lier à nos prédicats, c’est de les lier à un seul des deux. Lier x aux deux est exclu par R1, et les noms auxquels on ne peut lier aucun des deux ne sont pas des x, mais des (x). De cela, nous pouvons tirer la règle suivante :

(R3) Il y a un champ de prédication strict dans lequel « public » et « privé » se

comportent comme des prédicats contradictoires.

Nous pouvons alors reprendre R1 et R2, mais cette fois en considérant que nous sommes exclusivement dans le champ de prédication, si bien que ces règles sont celles de la contradiction. L’une réitère donc R1, l’autre étant une version modifiée de R2 :

(R3-1) Dans le champ de prédication strict, « public » et « privé » ne sont pas

conjointement vrais de x.

(R3-2) Dans le champ de prédication strict, « public » et « privé » ne sont pas

conjointement faux de x.

Il apparaît alors clairement que « public » veut dire « non privé » et que « privé » veut dire « non public ». Du moment que « public » est vrai de x, alors « non privé » est aussi vrai de x. De même pour « privé » et « non public ».

J’ai signalé plus haut qu’on pouvait temporairement considérer que « x » représentait le nom d’un objet particulier, ce qu’il s’agit maintenant de préciser. Reprenons le mot « lieu ». Nous pouvons l’employer de différentes façons. Nous pouvons dire « ce lieu », ce qui renvoie à un objet particulier, un x. Ou nous pouvons dire « ces lieux » ce qui renvoie à un ensemble de x, ou à une certaine espèce de lieux. Ou encore, nous pouvons dire, « le lieu » ou « les lieux » en un sens cette fois-ci non spécifié, qui désigne le genre « lieu ». Lorsque « public » et « privé » sont prédiqués de « lieu », nous sommes ou bien dans le premier cas de figure, ou bien dans le second, mais pas dans le troisième. En effet, « public » et « privé » sont des spécifications apportées au mot « lieu ». Il y en a d’autres, bien sûr, mais seules ces deux nous intéressent. Parler de « ces lieux publics » ou « des lieux publics » correspond donc au deuxième cas de figure, auquel nous allons venir ci- dessous.

1.1.4. Quatrième règle

Pour en venir à la règle suivante, revenons à l’idée selon laquelle l’un des prédicats ne va pas sans l’autre ; que l’existence de quelque chose qu’on peut nommer « lieu public »

suppose celle de quelque chose qu’on peut nommer « lieu privé ». Il s’agit en fait d’une propriété fondamentale de la contrariété et de la contradiction, que j’aimerais discuter brièvement comme telle. Pour reprendre un exemple discuté à la partie précédente, si l’on parle d’« animaux rationnels », c’est parce qu’il existe par ailleurs une espèce opposée d’animaux, les animaux non rationnels (partie I, 2.1.2). De ce type de réflexion naît d’ailleurs le problème de la définition de l’Etre, posé par Parménide297. Etablir la définition de quelque chose exige en principe qu’on l’envisage par rapport à ce qu’il n’est pas. Ainsi, définir l’Etre exige qu’on fasse référence au non-Etre. Mais dire le non-Etre revenant pour Parménide à présupposer son existence, il ne peut être dit. Dès lors, l’Etre ne peut se définir. Ainsi, la spécification affirmative d’un nom de genre suppose nécessairement la spécification négative du même nom de genre et vice versa. Il en va ainsi des prédicats « public » et « privé ». Dans cette thématique, il vaut encore la peine de rappeler en passant que ce qui précède vaut de manière fondamentale pour la systématisation des régimes politiques. Ils peuvent dès lors être décrits sur ces bases logiques, ce que je ferai à la partie suivante.

Dans la même ligne d’idées, nous ne pouvons pas envisager l’usage du prédicat « public » sans celui du prédicat « privé », et vice versa. Ainsi, si l’on spécifie « lieux » en parlant de « lieux publics », c’est parce qu’il existe par ailleurs des lieux non publics, des lieux privés. Autrement dit, si « public » est prédicable d’un nom générique, comme « lieu », alors « privé » en est prédicable aussi. Concrètement, il n’y a pas de lieux publics dans une république donnée si l’on n’y trouve pas aussi des lieux privés ; l’existence de lieux publics suppose celle de lieux privés, et vice versa. De là vient notre quatrième règle : (R4) Soit x’, un x générique. Si « public » en est prédicable, alors privé en est prédicable

aussi et vice versa.

L’exploitation de cette règle est sous-jacente à nombre de mes remarques, comme elle l’est au langage ordinaire. Ce dernier est simplement économe dans bien des cas, du fait que la maîtrise de R4 est inhérente à l’emploi de nos deux prédicats. Il suffit donc de dire « jardin public » pour dire implicitement que les jardins qu’on nomme « jardin » tout court sont privés. De même, les Anciens parlaient des « esclaves publics » (servi publici, dont vient notre « service public » ; voir partie I, 2.1), signifiant implicitement par là qu’un « esclave » tout court est privé ; on disait alors servus tout court. Dès lors, je suppose toujours que, si l’on peut habituellement lier « public » à un sujet, alors on peut lui lier aussi « privé », et vice versa.

Prenons un nouvel exemple. Même si l’expression « fille publique » est heureusement vieillie, elle relève du langage ordinaire d’une certaine époque. C’est une façon indirecte de désigner une prostituée. Via R4, il faut donc admettre que si « public » est prédicable de « fille » et désigne certaines personnes, « privé » l’est aussi et désigne d’autres

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personnes. Autrement dit, « fille privée » est une expression logiquement bien formée (conforme aux règles) et douée de sens (« fille » est un x), quand bien même elle n’existe pas dans le langage ordinaire. Dès lors, il faut chercher quel mot ou quelle expression remplace « fille privée » dans le langage ordinaire. Dans ce cas, le mot est « épouse », voici pourquoi. Une fille publique est « fille » parce qu’elle est non mariée, ce qui est attesté par le fait qu’elle se prostitue. Elle est « publique » parce que n’importe qui peut avoir des rapports sexuels tarifés avec elle. Une épouse est une « fille privée », c’est-à-dire une fille avec laquelle seul l’époux a des rapports sexuels, en d’autres termes une fille mariée, une fille devenue femme par le mariage. La raison pour laquelle « fille publique » est une expression vieillie devient alors assez claire. Le fait qu’une prostituée puisse être mariée est reconnu et le fait d’être une femme n’est plus lié à celui d’être soumise à un homme par voie de mariage. R4 atteint donc son but : elle permet de clarifier la signification d’expressions ordinaires.

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