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La double extension du mot « public »

Dans le document L'opposition public-privé (Page 167-174)

La sémantique des mots « public » et « privé »

2.4. La double extension du mot « public »

Revenons au citoyen et à la personne de jure. A cette fin, reprenons les définitions données dans l’introduction de ce travail :

Une personne de jure est une personne de facto sujette de droits et d’obligations de droit privé.

Un citoyen est une personne de facto sujette de droits et d’obligations de droit public.

L’opposition entre droit public et droit privé sera reprise à la partie suivante, même si une brève remarque à ce sujet suivra ci-dessous (partie III, 3.4). L’important est d’abord de se rappeler que les deux statuts peuvent être cumulés par une même personne de facto. Aujourd’hui, un citoyen a d’ailleurs en principe toujours le statut de personne de jure309. Je me conformerai à cet usage en considérant que le statut de base de l’humain est sauf exception le statut de personne de jure et que le statut de citoyen est un statut supérieur en ce qu’il inclut celui de personne de jure. Si quelqu’un est citoyen, donc aussi personne de

jure, la qualité en laquelle il agit actualise l’un des deux statuts310. Par exemple, s’il vote, il accomplit un acte de droit public, autrement dit, il agit en qualité de citoyen. Au contraire, si quelqu’un achète une voiture, il accomplit un acte de droit privé, autrement dit, il agit en qualité de personne de jure. J’ajoute encore que ce que je nomme « acte », ou « action », est la réalisation d’une norme dans l’espace et dans le temps, donc le résultat de l’exercice d’un pouvoir : la puissance publique pour le citoyen, en quoi son action est l’action politique (ou « action publique ») ; le pouvoir privé pour la personne de jure, en quoi son action est l’action d’un « simple particulier », c’est-à-dire l’action personnelle (ou « action privée »). Ces précision données, je continuerai à dire « le citoyen » pour dire « la personne de facto qui agit en qualité de citoyen » et « la personne de jure » pour dire « la personne de facto qui agit en qualité de personne de jure ».

2.4.1. Le langage des deux extensions

Dans ce qui suit, « public » peut s’entendre comme adjectif autant que comme sujet et je spécifierai au besoin. En effet, l’intension est la même dans les deux cas : « tout le monde / n’importe qui ». La question est alors de savoir quelle est l’extension de cette expression. « N’importe qui » ne signifie pas « n’importe qui sur terre », tout comme

309 Ce n’était pas forcément le cas à Rome, où un fils pouvait devenir citoyen tout en restant sous la tutelle

de son paterfamilias. Ce dernier restait donc le représentant légal de son fils pour ce qui est des actes juridiques des personnes de jure, les actes de droit privé : signature de contrats, etc.

310

Geuss remarque qu’une distinction de cet ordre était présente en Grèce, mais séparait le citoyen de la personne de facto, au fond l’homme en tant qu’animal. Il pense à tort qu’il en allait ainsi à Rome, alors que la distinction était celle que je fais, entre le citoyen et la personne de jure. « The Roman were quick to adopt the (originally Greek) idea of distinguishing Cicero qua office holder and Cicero qua natural human being. » GEUSS, Public Goods, Private Goods, p. 44.

« tout le monde » ne signifie pas « tout le monde sur terre ». L’extension en jeu est donc limitée. Nous avons déjà vu que seuls les citoyens et les personnes de jure en relevaient. En sus, nous pouvons ajouter que le domaine d’application de l’opposition public-privé étant la république, l’extension maximale de « public » est « tout le monde dans la république / n’importe qui dans la république ».

Les personnes de jure et les citoyens sont éligibles à la publicité. Cela est dû à la faculté naturelle qui est institutionnellement reconnues chez les deux : la personnalité de facto. Pour exprimer les choses d’une manière qui sera centrale au moment de décrire la vie publique et la vie privée, l’idée selon laquelle le citoyen et la personne de jure sont des sujets de droits et d’obligations en véhicule d’autres : ils sont responsables en tant qu’ils sont des centres de pouvoir, ce qui suppose que la faculté de juger leur est reconnue. On remarquera alors qu’elle inclut le fait de juger que telle personne est égoïste et de l’éviter, de juger que telle autre fait mal son travail et de la critiquer, de juger que telle loi devrait être changée, etc. Ainsi, la reconnaissance de la faculté de juger est un enjeu important parce que notre sentiment d’être en public est relatif au fait d’être entouré de personnes qui nous jugent d’une manière que nous ne pouvons pas anticiper, parce qu’elles nous sont inconnues. Autrement dit, la présence d’un citoyen ou d’une personne de jure n’est pas neutre pour ceux qu’ils côtoient : on peut se sentir en public face à eux.

A ce stade, j’ai donc montré ce qui unit les personnes de jure et les citoyens et permet qu’on puisse considérer ces deux statuts comme constitutifs de la publicité. J’ai aussi montré ce qui les distingue en utilisant l’expression « en qualité de… ». Sur cette base, nous pouvons définir les deux extensions du mot « public » :

Est publicpers ce qui a / doit avoir rapport à toutes les personnes de jure / n’importe quelle

personne de jure dans une république.

Est publiccit ce qui a / doit avoir rapport à tous les citoyens / n’importe quel citoyen dans

une république.

Lorsque quelqu’un agit en qualité de citoyen, son action s’accomplit sous publiccit. Dans

« action publique », « publique » se dit donc sous cette extension, d’où la synonymie avec « action politique ». Lorsque quelqu’un agit publiquement en qualité de personne de jure, son action est accomplie sous publicpers. Il accomplit donc une action privée en public.

Autrement dit, l’on peut agir publiquement sous les deux statuts, mais le citoyen agit publiquement de manière politique alors que la personne de jure agit publiquement de manière apolitique (par exemple, de manière économique). Ainsi, un étranger n’agit publiquement que sous publicpers et est aneu logou sous publiccit311: son jugement, sa

311 On peut par ailleurs considérer qu’au fond, les étrangers sont dominés par les citoyens, qu’ils sont donc

parole et son action politiques ne comptent en principe pas. Typiquement, il ne peut s’exprimer par un vote (certains droits civiques n’en sont pas moins étendus aux personnes

de jure, comme celui de manifester, si bien qu’elles ne sont pas aneu logou pour tout ce

qui est politique). Par ailleurs, comme tout citoyen est une personne de jure mais que toute personne de jure n’est pas un citoyen, l’extension publicpers est plus grande que publiccit et

l’enveloppe. Ainsi, le groupe des personnes de jure est le grand groupe, qui compose l’extension maximale du mot « public », publicpers. A l’intérieur de ce groupe se trouve un

sous-groupe, celui des citoyens, qui compose l’extension restreinte du mot « public », publiccit.

A ces deux extensions correspondent deux vocabulaires de la publicité. L’un est spécifique, en ce qu’il sert à dire seulement publiccit. L’autre permet de dire publiccit

comme publicpers, si bien qu’il est générique. Du fait du rapport d’inclusion des deux

extensions, ces deux vocabulaires ne sont pas toujours bien distincts, ce d’autant moins que des variations à ce niveau ont eu lieu entre les Anciens et nous. Aujourd’hui, lorsque « public » se dit sous publiccit, deux mots en sont les synonymes. En tant qu’adjectif,

« public » est l’équivalent de « politique ». Ainsi, les droits spécifiques au citoyen, qu’on dit généralement des « droits politiques »312, sont les droits et obligations de droit public de ma définition. Agir en qualité de citoyen étant par définition agir politiquement, on comprendra donc qu’on ne peut agir que publiquement en cette qualité. Un citoyen peut bien remplir son bulletin de vote en privé, son vote n’est rien s’il ne participe pas à un événement qui a un impact sur tout le monde, à savoir le choix d’un représentant ou d’une loi. D’où l’inexistence d’une extension « privécit » du mot « privé ». Au fond, la

citoyenneté et la publicité sont des notions équivalentes, si bien que « publiccit » est en

définitive une expression tautologique et que « privécit » serait au contraire contradictoire.

Seul « personne de jure » est donc un statut constitutif de la privité. En tant que substantif, « le public » se dit « le peuple » sous publiccit, ce dernier mot désignant l’ensemble des

citoyens. Les mots « populiste » ou « populisme » pourraient aussi être mis à contribution pour dire publiccit. Mais leur acception est péjorative et leur usage est donc différent.

Enfin, le vocabulaire générique de la publicité tient principalement à un mot : « public », comme adjectif ou comme substantif. Ainsi, « public » sert à dire publiccit comme

publicpers. On notera par ailleurs que « populaire » s’emploie plutôt sous publicpers, bien

que ce ne soit pas nécessairement le cas. Par exemple « jury populaire » relève de publiccit,

alors qu’un « chanteur populaire » relève de publicpers. La différence entre nous et les

Romains apparaît alors. Elle tient au fait qu’eux, comme les Grecs avec leur propre vocabulaire, n’employaient publicus que pour dire publiccit. Populus et publicus étaient

donc des synonymes sur le plan de l’intension comme sur celui de l’extension, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

étrangers disposent des droits fondamentaux en tant que personne de jure. Je viendrai à cette discussion dans cette partie, 9.4.1.

312 Par exemple, les droits politiques sont propres aux citoyens dans la Constitution fédérale de la Confédération suisse, art. 34.

Passons à quelques exemples qui donneront à voir ces deux extensions, leur vocabulaire et leur rapport d’inclusion. Tous les hommes politiques sont des personnalités publiques, mais toutes les personnalités publiques ne sont pas des hommes politiques. Certaines peuvent être des artistes, des hommes d’affaires, etc. Autrement dit, « homme politique » a la même intension que « personnalité publique », à savoir « personne connue de tout le monde », mais « tout le monde » ne s’entend pas de la même extension, selon qu’on l’emploie pour qualifier un homme politique ou quelqu’un d’autre, comme un artiste. « Publique » s’entend donc dans cette expression indifféremment de publiccit et de

publicpers ; l’on précise si nécessaire qu’on parle sous publiccit avec le mot « politique ».

Par ailleurs, lorsque nous faisons référence au public d’un spectacle, il est superflu de se demander si des citoyens font partie dudit public. Nous pouvons dire de ce spectacle que le public l’a apprécié même si seules de simples personnes de jure y ont assisté. La condition nécessaire et suffisante par laquelle ce public est constitué est donc la présence de personnes de jure. Ainsi, « le public » se dit exclusivement sous publicpers –alors qu’il

se disait exclusivement sous publiccit chez les Romains. Aujourd’hui, « le public » sous

publiccit se dit « le peuple ». Lorsque nous disons « être en public » ou encore lorsque nous

parlons aujourd’hui de « la vie publique », c’est à la faculté de juger reconnue aux citoyens comme aux personnes de jure que nous faisons référence. Ainsi, l’extension est publicpers, si bien que le langage ordinaire autorise l’idée qu’on puisse avoir une vie

publique sans être citoyen d’une république et donc sans que cette vie se réduise à l’activité politique. Lorsque la faculté de juger s’entend uniquement à propos des affaires politiques, elle est reconnue au seul citoyen. L’équivalent de « vie publique » sous publiccit se dit donc parfois « vie politique » bien que cette expression ait souvent un sens

péjoratif, celui de la « politique politicienne ». On en donc parle donc aussi avec des expressions comme « participation citoyenne » ou encore « accomplissement du devoir civique » ou encore « vie civique ». Aujourd’hui, le vocabulaire littéral de la publicité est donc ordinairement sollicité sous publicpers. Toutefois, « public » se dit encore parfois sous

publiccit. On pensera d’abord aux références à la « chose publique », qui permettent de

donner une sorte d’aura positive à ce que d’ordinaire on jugerait négativement si on parlait de la « chose politique ». Pour donner un autre exemple, considérons que la publicité de la justice est assurée par le fait que n’importe qui peut assister aux audiences des tribunaux. Cependant, imaginons qu’aucun citoyen n’assiste jamais aux audiences, ni ne lise les comptes-rendus des journaux et que seules des personnes de jure s’intéressent à cela. La publicité de la justice ne serait alors plus effective au sens où les audiences n’auraient plus de public valablement constitué. En effet, c’est en qualité de citoyen seulement que nous jugeons du déroulement des procédures judiciaires. Dès lors, il y a publicité de la justice si et seulement si des citoyens suivent les audiences. En d’autres termes, si le public d’un spectacle s’entendait de publicpers, il s’entend de publiccit s’agissant d’une procédure

judiciaire. Il en va de même de ce qui se dit « public » en regard des institutions étatiques, comme le service public, qui est en principe créé par et pour les citoyens, même s’il a pour l’essentiel été étendu aux personnes de jure. Aujourd’hui encore, un service public restera public même si les simples personnes de jure n’en bénéficient pas, par exemple si on

interdit aux étrangers d’en bénéficier. A l’extrême et bien que d’une espèce déplorable, une république où le racisme est institutionnalisé est en effet encore une république, tant que ce racisme ne créé pas d’inégalités entre citoyens. En conclusion, publiccit renvoie

donc directement à l’Etat en tant qu’il s’identifie aux citoyens, c’est-à-dire en tant qu’il est une république313, quel que soit par ailleurs le traitement réservé aux non-citoyens. A ces derniers et aux citoyens renvoie aujourd’hui publicpers.

2.4.2. Comparaisons historiques

Comme les Anciens n’avaient pas de mot pour dire publicpers, nous pourrions penser que

cette extension n’existait pas à leur époque. Nous avons vu que cela est vrai des Grecs, pour lesquels la personne de jure n’existait pas et qui refusaient de considérer qu’on puisse agir publiquement sans que cette action soit politique (voir l’exemple de l’agora en partie I, 2.1.1). Bien qu’ayant été les inventeurs du concept juridique que j’utilise sous le nom de « personne de jure », les Romains n’avaient pas non plus de vocabulaire pour dire publicpers, comme nous l’avons vu avec le mot publicus. Mais l’absence du mot ne

démontre pas celle du phénomène. En fait, je pense qu’à Rome, l’extension publicpers

existait sans le mot que nous jugerions approprié pour la dire. Avoir supposé le contraire est peut-être l’erreur d’appréciation principale d’Arendt, comme elle est celle d’auteurs qui opposent sommairement les Anciens aux Modernes, à l’image de Constant. En fait, la conception que les Romains avaient de la personne de jure supposait son existence publique au sens de publicpers. Pour le relever, voyons ce que Hobbes dit de la persona :

Persona, en latin, signifie le déguisement, ou l’apparence extérieure d’un homme imitée sur la scène ; quelque fois aussi, il

signifie plus spécifiquement le déguisement de la figure : le masque ou le loup. De la scène, ce mot a été appliqué à tout homme représentant parole et action, dans les tribunaux comme dans les théâtres. En sorte qu’une personne est la même chose qu’un acteur, à la scène comme dans la conversation ordinaire.314

Ces remarques argumentent encore en faveur du fait qu’ordinairement, nous nommons « personne » la personne de jure. En effet, persona tout court est le nom d’un statut, pas d’un fait naturel. Par ailleurs, être un acteur de théâtre suppose qu’on fait face à un public et que, pour cette raison, on est différent de ce qu’on serait sans faire face à un public : on porte un masque, que nous pourrions nommer « le masque de la maîtrise de soi ». De fait,

313 G

EUSS, Public Goods, Private Goods, p. 41.

314

« Persona in latine signifies the disguise, or outward appearance of a man, counterfeited on the Stage; and sometimes more particular that part of it, which disguiseth the face, as a Mask or Visard : And from the Stage, hath been translated to any Representer of speech and action, as well in Tribunalls, as Theaters. So that a Person, is the same that an Actor is, both on the Stage and in common. » HOBBES, Leviathan, chap. 16, p. 112. Pour le français: HOBBES, Léviathan, chap. 16, p. 271.

qui contesterait que la sphère privée est ce dans quoi nous pouvons nous relâcher, c’est-à- dire enlever nos masques ? Pas les Romains, pour qui elle était le lieu de l’otium. Dès lors, s’ils ne nommaient pas l’extension publicpers en recourant au vocabulaire de la publicité,

elle était supposée par l’existence de la personne de jure ; par le fait que cette dernière pouvait et devait adopter un comportement adéquat à l’apparition publique. Au contraire, si la personne de jure n’avait pu avoir d’existence que privée, l’acception juridique du mot

persona tel que la décrit Hobbes ne serait jamais apparue. En conclusion, le simple fait de

créer le statut de personne de jure suppose qu’on admet l’existence de publicpers et, par là,

qu’on admet notamment l’existence d’une activité économique qui se déroule publiquement. Sous ce jour, nos sociétés s’inscrivent donc dans la continuité du processus de venue à l’existence publique des non-citoyens en ce qu’elles ont aménagé le vocabulaire de la publicité à l’extension publicpers –ce qui ouvre parfois la porte à quelque

confusion.

Il est temps de clore ce sous-chapitre par quelques remarques sur Arendt. Elles seront assez techniques, mon propos ne se distinguant du sien que sur des détails. Cependant, de différences d’appréciation à peine sensibles naissent des changements de perspective importants. Pour Arendt, les sociétés modernes se caractérisent par l’apparition de ce que je nomme publicpers. Arendt nomme cela « le social » et considère que ce dernier n’est

conceptuellement pas public, ni privé :

De nos jours, le privé s’oppose au moins aussi nettement au social (inconnu des Anciens qui voyaient dans son contenu une affaire privée) qu’au domaine politique proprement dit [donc publiccit,

ndr]315.

Elle remarque que le social se dit néanmoins « public », ce qui correspond à notre usage du mot « public » sous publicpers316. Pour elle, le mot « public » a donc publiccit pour seule

extension réelle, et si nous le disons sous publicpers, c’est par une sorte d’amalgame

trompeur. Arendt me semble alors faire fausse route en ce qu’elle conçoit publicpers

comme une invention moderne, ce qu’elle n’est pas si mon propos sur Rome est correct. Sur cette base, elle considère publicpers comme le symptôme des déséquilibres qu’elle

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