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Le champ de prédication

Dans le document L'opposition public-privé (Page 155-158)

La logique des prédicats « public » et « privé »

1.2. Le champ de prédication

J’ai établi plus haut que le champ de prédication de nos prédicats est la république et il s’agit maintenant d’argumenter à ce sujet (même si l’explication définitive attendra la partie III). Comme je l’ai indiqué au sujet de R3, le champ de prédication est une préoccupation d’ordre sémantique, puisqu’il faut savoir quels sujets sont éligibles à la prédication en vertu d’éléments qui relèvent de la signification. La question qui se pose au départ est donc celle de savoir ce que désigne la lettre « x » (laquelle inclut les x’) ; ce qui joue le rôle de sujet dans les propositions concernées. Ici, le problème se règle de manière simple : le nom du champ de prédication nous est en effet déjà donné et contient le mot « public » : il s’agit de « république ».

« République » ne contient verbalement que « public ». Seulement, « public » ne peut aller sans son contraire, « privé » en vertu de R4, si bien que j’ai défini la république par la coexistence de la puissance publique et des pouvoir privés (partie I, 3.2). Pour préciser cette application de R4, notons d’abord que le nom « république » sonne comme la revendication explicite du fait que la publicité est propre au seul régime républicain. L’on comprendrait donc mal comment elle serait pensable dans un autre régime, sinon de manière non stricte. Nous y reviendrons plus tard mais, pour l’instant, contentons-nous de considérer que la tâche sémantique consiste simplement à admettre la revendication républicaine de la publicité comme véridique et exclusive, ce qui permet de se tourner vers des tâches formelles. Avec R4, nous pouvons raisonner de la manière suivante. Si la république est le seul régime politique où il y a à strictement parler des x’ qu’on peut dire « publics », alors deux conclusions logiques s’ensuivent. Premièrement, il est logiquement nécessaire que ces x’ puissent s’y dire « privés ». Secondement, la république est le seul régime politique où il y a à strictement parler des x’ (donc des x). Autrement dit, et toujours en un sens strict, les seules sociétés connaissant l’opposition public-privé sont les

républiques, si bien que la conclusion suivante se dessine : il n’y a rien qui soit à strictement parler public, ni privé, dans les régimes despotiques ou dans des régimes autres. La suite de cette partie et la partie suivante nous feront graduellement comprendre que c’est bien le cas. Enfin, nous pouvons encore tirer une conclusion de R3 : dans une république, il n’y a que des x’, concrètement des x, et aucun (x). Autrement dit, tout dans une république peut se dire d’une manière ou d’une autre ou bien « public », ou bien « privé ».

Contre ce qui précède, on pourrait penser que restreindre la validité du recours aux prédicats « public » et « privé » aux seules républiques tient de l’excès de rigidité formelle et sémantique. Mais s’il est certes possible de procéder à un assouplissement, la rigueur doit néanmoins être conservée. On peut dériver de l’usage strict des usages moins stricts de nos prédicats, mais il ne s’agit pas moins de dérivés, si bien que l’élément de référence reste leur origine, à savoir le vocabulaire républicain. Les réflexions suivantes plaident en faveur d’une telle démarche. En référence au problème parménidien de l’Etre, rendu indescriptible par le défaut du non-Etre, remarquons que l’opposition public-privé offre une capacité de structuration des descriptions sociales dont il est difficile de se passer. En effet, cette opposition permettant de résoudre théoriquement une société en un rapport de contrariété, elle permet d’en élaborer une description immédiatement intelligible, éclairante. Dès lors, si reporter l’usage de l’opposition public-privé à des sociétés non républicaines est à strictement parler erroné, cela offre un surcroît indéniable d’intelligibilité. L’intérêt qu’il y a à faire preuve de souplesse est donc heuristique.

Avec cet assouplissement, deux types supplémentaires de société sont passibles d’être décrits par l’opposition public-privé, ce qui permet par là de décrire toute société humaine. D’une part, les sociétés politiques non républicaines, notamment les despotismes tyranniques ; les sociétés où, comme dans les républiques, tout le monde ne connaît pas tout le monde. D’autre part, les sociétés apolitiques ; celles où tout le monde connaît tout le monde. Sans la rejeter, je n’entre pas en matière sur cette seconde possibilité, où le report de l’opposition public-privé procèdera par exemple d’une mise en opposition de la famille restreinte (parents et enfants) et du reste du clan298. S’agissant de la première possibilité, on peut considérer la description au moyen de l’opposition public-privé selon deux approches. D’une part, on peut décrire la société politique concernée au moyen de l’opposition public-privé comme si elle était une république, auquel cas la description est

métaphorique. Pour illustrer, on notera par exemple qu’aujourd’hui, nous nommons

ordinairement « citoyens » des personnes qui sont en réalité les sujets d’un despote, en vertu du fait qu’ils ont la nationalité du pays considéré. Cet exemple signale par ailleurs que la démarche métaphorique est ordinaire. D’autre part, on peut décrire cette société politique au moyen de l’opposition public-privé afin de mettre en évidence ce qui la

distingue d’une république. Dans ce cas, l’approche est plus rigoureuse et la description

298 Pour un effort de ce genre, on consultera notamment H

AVILAND, « Privacy in a Mexican Indian Village ».

est une projection : on projette la république sur ce qui n’est pas une république pour voir en quoi cela ne l’est pas. Ces deux approches seront adoptées tour à tour. La description métaphorique nous servira largement à la fin de cette partie, parce qu’elle correspond aux vues ordinaires (cette partie, 9.4.3). La seconde sera en usage dans l’ensemble de la partie III, pour décrire les régimes politiques, parce qu’elle permet d’établir des descriptions simples et éclairantes, qui ont par ailleurs un certain classicisme pour elles.

Pour bien comprendre l’enjeu, car il est important, voyons en bref comment ces deux approches fonctionnent. La description métaphorique permet notamment de distinguer une acception stricte d’une acception métaphorique des expressions « vie publique » et « vie privée ». Bien qu’on ne se réfère pas à une république, il ne paraît nullement choquant de dire ordinairement que les sujets d’un dictateur ou d’un roi ont une vie publique et une vie privée. Pourquoi cela ? J’ai mentionné dans la partie précédente que le prédicat « public » a deux extensions, sur lesquelles nous reviendrons : publiccit et publicpers (partie I, 2.1,

cette partie, 2.4). Dans un despotisme tyrannique, il est clair que l’extension publiccit est

un ensemble vide, puisqu’il n’y a pas de citoyens au sens de l’activité politique. En mettant la présence du despote entre parenthèse pour l’exercice, c’est-à-dire en réfléchissant de manière apolitique, nous pouvons toutefois considérer qu’il existe un groupe de personnes égales où tout le monde ne connaît pas tout le monde : le groupe des sujets, qui sont égaux pragmatiquement, mais non égaux au sens de l’égalité républicaine, c’est-à-dire au sens d’une égalité juridique. Dès lors, nous pouvons estimer qu’eu égard au fait qu’ils ont entre eux des relations impersonnelles, ils ont entre eux une forme de vie publique, sous la seule extension publicpers. Cette description reposera néanmoins sur une

base métaphorique, celle qui consiste à mettre en suspens le rapport de domination qui lie le despote à ses sujets ; à faire comme s’il n’y avait pas domination, ou comme si cette relation était neutre pour la description, ce qui n’est en réalité pas le cas. Plus précisément, la description métaphorique procède d’une généralisation. Du cadre impersonnel caractérisé par la confiance raisonnée, on étend le concept de « vie publique » au cadre impersonnel caractérisé par la domination politique. Mutatis mutandis, on fait de même s’agissant de la vie privée. S’agissant maintenant de projeter l’opposition public-privé, nous pouvons remarquer que le despotisme tyrannique ne connaît à proprement parler pas l’opposition public-privé puisqu’il n’est pas une république. Mais par cette projection, nous pouvons remarquer ceci : il se caractérise par une distinction privé-privé, une distinction entre la puissance privée et les pouvoirs privés. Il apparaît alors que l’opposition public-privé est à strictement parler fausse de ce despotisme, puisque le membre « public » fait défaut. Mais il apparaît aussi que la projection fait voir que la république est distincte du despotisme tyrannique et en quoi elle l’est.

Pour l’instant, ignorons ces subtilités, car il s’agit avant tout d’avoir une idée rigoureuse, donc stricte, de l’opposition public-privé. Dans ce qui suit, je vais donc au plus simple, en considérant que je ne m’exprime qu’à propos des républiques. Cette approche trouvera sa conclusion dans l’analyse institutionnelle de notre opposition (cette partie, 7). Ensuite

seulement, nous pourrons dériver des conceptualisations moins strictes. Comme signalé, j’étendrai alors mon propos à la description métaphorique (cette partie, 9.4.3), puis à la description par projection (partie III).

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