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L’analyse institutionnelle, la sociologie des organisations et la sociologie de Frederick Bailey nous donnent les outils théoriques nécessaires pour traiter de la régulation, dont elles ont fait un objet d’étude privilégié. Pour Chevallier, les institutions sont ainsi avant tout des « dispositifs de normalisation », qui s’efforcent d’obtenir de leurs ressortissants certains types de comportements, en leur imposant des rôles et des règles115. La régulation est également l’élément central du concept de système d’action concret de Crozier et Friedberg116. Une organisation, c’est « un ensemble de règles »117. En particulier, ces théories nous instruisent sur la pression de l’instituant (les acteurs, leurs luttes), qui travaille et remodèle en permanence l’institué (les valeurs, normes, règles).

Valeurs, normes et règles

On va tout d’abord essayer de faire le tri entre ses termes et de les clarifier, et d’ainsi préciser le sens dans lequel on les emploiera dans ce travail. « Valeurs », « normes », « routines », « règles » de tout type (« normatives », « pragmatiques », « codifiées », « informelles », « implicites », « structurelles », « autonomes », « de contrôle », « constitutives », « régulatrices », etc), un certain flou règne en effet118. Pour ce travail, on distinguera les valeurs, les normes et les règles. On donne ici cette définition de « valeur » : une valeur est une abstraction ; elle est un « conteneur de sens » que le groupe reconnaît et proclame comme idéal, comme « standard ». Elle est du domaine du cognitif : elle est un mode de compréhension et d’interprétation du monde. Mais la valeur a aussi une portée normative : en fournissant un mode de rapport au monde, elle trace les grandes lignes du bien et du mal, du légitime et de l’illégitime119.

C’est ici qu’interviennent les normes. Les normes sont une expression prescriptive des valeurs, qu’elles opérationnalisent sous la forme de grands commandements, interdits, préceptes, lignes de conduites, qui encadrent les

115 CHEVALLIER. Jacques. Éléments d'analyse politique. op. cit. p. 200.

116 CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. op. cit. p. 243.

117 REYNAUD Jean-Daniel. Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale. op.cit. p. 47.

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Comme bon exemple de cette confusion, on peut évoquer le travail de Frederick Bailey. Ce dernier utilise les termes de « valeurs », « règles normatives », « normes », « thèmes normatifs ». Mais il ne fait pas de claire distinction entre tous ces termes, et semble les employer indifféremment.

interactions entre les membres du groupe. La norme est ainsi à l’intersection du cognitif et de la régulation, elle lie constitution de sens et guide de conduite.

Pour préciser la définition de « règle » qu’on utilisera dans ce travail, on va revenir à l’analogie du jeu développée par Bailey au début de son ouvrage. Pour Bailey, il faut penser la politique comme un jeu: des règles du jeu codifient la compétition. En ce sens, une structure politique est un ensemble de règles qui organisent et règlementent la compétition. C’est cette définition simple et basique, qui est également celle retenue par Crozier et Friedberg, qu’on adopte dans cette thèse. Les règles structurent et régissent le déroulement des conflits et marchandages entre les divers participants, elles organisent leurs interactions120. Les acteurs inventent une règle pour répondre à un problème121. Par exemple, qui peut participer au jeu ? Quels sont les trophées ? Quels sont les coups et ressources autorisés ? Comment peut-on monter une équipe 122? Les règles limitent les zones d’incertitude, en structurant des attentes de comportements, des anticipations, en délimitant des rôles. En orientant et limitant les stratégies des acteurs, elles permettent une coopération et une intégration minimales, celles nécessaires à la continuité du jeu.

La règle doit être compatible avec la norme pour être légitime. Souvent, elle est même une application de la norme, principe large et transversal imprimant toute l’institution, à un problème technique concret. Ainsi, en ce qui concerne la règle répondant au problème de la sélection des dirigeants (le problème « Qui peut être chef ? »), la norme dessine des principes de légitimité difficiles à contourner : on imagine mal un juif devenir Président de la République islamique iranienne ou, inversement, un musulman devenir Premier ministre de l’état juif d’Israël. Ainsi, la règle n’est pas qu’une contrainte : de par sa relation à la norme, elle est aussi porteuse d’une dimension sémantique, elle s’appuie sur, et montre, des croyances. C’est ce que Jean-Daniel Reynaud signifie quand il écrit que la règle prend son sens et sa légitimité dans un projet : ce projet, ces croyances, les contours en sont esquissés par les valeurs et les normes123.

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CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. op. cit. p. 91.

121 REYNAUD Jean-Daniel. Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale. op. cit. p. 77.

122 BAILEY Frederick. Les règles du jeu politique : étude anthropologique. op. cit. p. 47.

La connaissance par les acteurs des valeurs, normes et règles ayant cours dans le groupe sont le résultat de ce que Crozier et Friedberg qualifient d’ « apprentissage culturel »124, à savoir une socialisation renforcée par des sanctions. Par leurs interactions au quotidien dans l’institution – organisation, les acteurs prennent connaissance des valeurs, règles et normes. De plus, dans une organisation, la régulation est souvent une activité assumée et officielle : des organes et des dispositifs spécifiques sont mis sur pied pour inculquer aux membres du groupe les valeurs et règles. Reynaud parle de « violence

symbolique » pour qualifier cet apprentissage forcé125.

Si ce contrôle symbolique est suffisamment achevé, des acteurs peuvent en venir à intérioriser les normes et règles, à les intégrer dans leur psychisme et à les suivre inconsciemment. Ils agissent ainsi non par calcul stratégique du gain optimal, mais en suivant ce que March et Olsen appellent « the logic of

appropriateness » 126: ils exécutent l’action qui leur semble appropriée, qui leur semble correspondre aux valeurs et normes qu’ils ont intériorisées. Crozier et Friedberg qualifient ce phénomène d’« ajustement déférentiel »127. L’intériorisation équivaut ici à un double processus de connaissance de la règle, et d’adhésion (au sens affectif) à la règle128.

Mais il ne faut pas surestimer cette intériorisation. La socialisation est souvent inégale et lacunaire et, dans les faits, la connaissance des normes et règles est souvent incomplète pour de nombreux acteurs. La norme et la règle n’ont pas partout la même prégnance, elles ne s’imposent jamais de manière uniforme dans tous les sites de l’institution129. C’est ici que se manifeste l’importance de la sanction : la sanction peut être formelle, prescrite et organisée, ou bien informelle, spontanée et diffuse130, mais toujours, elle montre la règle. De plus, connaissance de la règle n’implique pas adhésion, volonté de s’y plier. C’est là que se manifeste

124 CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. op. cit. p. 278.

125 REYNAUD Jean-Daniel. Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale. op. cit. p. 97.

126 MARCH James, OLSEN Johan. Rediscovering institutions : the organizational basis of politics. op. cit. p. 34.

127 CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. op. cit. p. 57.

128

PADIOLEAU Jean-Gustave. L'ordre social : principes d'analyse sociologique. op. cit. p. 80.

129 NAY Olivier. La région, une institution : la représentation, le pouvoir et la règle dans l'espace régional. op. cit. p. 321.

la deuxième fonction de la sanction : la sanction montre que transgresser la règle a un coût131.

La sociologie des organisations nous enseigne la distinction entre règles formelles et informelles. Les règles formelles (textes juridiques, statuts, organigramme, résolutions de congrès, etc), on l’a vu, structurent les enjeux des luttes et orientent les calculs pratiques des acteurs ; elles sont un outil de régulation central, souvent soutenu par un arsenal de sanctions prescrites et formelles, que les acteurs doivent prendre en compte dans leurs stratégies. Mais la structure formelle ne nous raconte qu’une partie de l’histoire : des règles informelles, implicites existent aussi, qui complètent, contournent, quelques fois contredisent, les règles formelles ; ces règles informelles émergent et prennent sens dans le construit organisationnel. En ce qui concerne les partis politiques, Panebianco ou Offerlé ont bien souligné que les statuts, l’organigramme d’un parti sont sans cesse contournés et instrumentalisés par les groupes en compétition ; dans un effort assez rare, Appleton s’est attelé à distinguer les règles formelles et informelles ayant cours dans les partis politiques en France132. On doit enfin rappeler que les règles formelles, comme nous l’ont démontré Crozier et Friedberg, ne sont qu’une codification provisoire des règles ayant émergé dans les rapports de force précédents : en ce sens, elles ne sont ni éternelles, ni incontestées.

La règle, produit et objet de conflit

C’est ainsi qu’il faut considérer la règle et la norme : comme un construit social, comme à la fois le produit et l’objet de rapports de force, sans cesse investi et manipulé par des acteurs en compétition qui suivent leurs stratégies. L’élaboration de la règle, ainsi que son application, sont des enjeux de lutte.

La règle n’est pas neutre : en fixant les enjeux, les ressources légitimes, elle favorise certains acteurs par rapport à d’autres. Son élaboration est donc un processus conflictuel, une affaire de pouvoir et de domination133. La règle est le résultat contingent de rapports de force, de marchandages, qu’elle vient en quelque

131 Puisque la sanction montre la règle, la norme, en est une manifestation claire, certains auteurs comme Mary Douglas proposent d’en faire un objet d’étude privilégié : pour repérer les valeurs sur lesquelles repose une institution, on repère la déviance, ce que la sanction vient punir.

DOUGLAS Mary. Comment pensent les institutions. op. cit. p. 92.

132 APPLETON Andrew. The formal versus informal rules of French political parties In LAWSON Kay dir. How political

sorte « institutionnaliser ». Elle n’est pas un simple modus vivendi, un mécanisme d’ajustement neutre : les acteurs luttent entre eux pour faire reconnaître des règles qui leur sont favorables, qui valorisent leurs ressources. La codification, la formalisation des règles est ainsi un enjeu important des luttes entre acteurs : la formalisation confère en effet à la règle un surplus de légitimité, et elle s’accompagne de la mise en place de dispositifs de sanctions prescrites qui viendraient punir les contrevenants. La règle peut ainsi devenir une ressource pour un acteur: l’invoquer, c’est en effet activer un système de contrôle, se doter de ressources constituées.

L’application de la règle est également un enjeu de conflit. Les acteurs en compétition dans le jeu s’affrontent sans cesse sur l’interprétation et l’application des règles ; ils biaisent avec elles, les instrumentalisent, les transgressent, voire cherchent à en imposer de nouvelles qui les avantageront davantage. Ces stratégies sont possibles car la plupart des règles sont relativement vagues et floues : s’il y a des règles positives, qui imposent un rapport de conformité et sont particulièrement contraignantes, la plupart sont des règles négatives, consistant en de grands interdits, qui exigent seulement la compatibilité et sont relativement lâches134. Padioleau parle ainsi de « consensus hétérogène » pour qualifier les rapports du groupe à la règle : les individus n’ont pas tous la même connaissance, ni la même interprétation de la règle, qui n’est qu’un noyau vague de compréhension commune135. Dans leurs actions, les acteurs vont tirer parti de cette marge d’incertitude et s’affronter pour l’interprétation de la règle, essayant de l’orienter dans un sens qui les avantage. En ce sens, la règle est perpétuellement indéfinie car elle est toujours en cours de renégociation et d’actualisation136.

Ainsi, destinées à réduire l’incertitude, les règles, par leur imprécision, créent pourtant de nouvelles zones d’incertitude, qui laissent aux acteurs des marges de liberté. L’acteur n’est pas un « homo-sociologicus-éponge »137, un récepteur passif des règles et normes : il met en œuvre ces marges de liberté pour expérimenter des stratégies diverses. La règle encadre les conduites de l’acteur :

133 CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard. L’acteur et le système. op. cit. p. 93.

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CHEVALLIER. Jacques. Éléments d'analyse politique. op. cit. p. 201.

135 PADIOLEAU Jean-Gustave. L'ordre social : principes d'analyse sociologique. op. cit. p. 191.

136 REYNAUD Jean-Daniel. Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale. op. cit. p. 37.

l’acteur la connaît et, par contrôle réflexif, la prend en compte dans ses calculs, non parce qu’il y adhère ou qu’il y est attaché, mais parce qu’il estime que la respecter est le moyen le plus sûr d’optimiser ses chances de réussite. Mais la règle étant souvent imprécise, elle ne limite pas l’acteur à une stratégie unique : les rôles institués par les règles sont des ensembles de prescriptions et d’obligations, mais des ensembles vagues. L’acteur a donc une liberté d’interprétation dans son rôle, et il peut élaborer et découvrir des stratégies diverses138.

Ces stratégies, ces coups joués par l’acteur, ces « trucs » qu’il découvre et qui peuvent le faire gagner (ce que Bailey appelle les « règles pragmatiques ») peuvent contourner, infléchir la règle. Souvent, l’acteur souscrit à la règle publiquement, et met en œuvre informellement des stratégies qui la transgressent. La notion de région avant / arrière, empruntée par Giddens à Goffman, est ici intéressante : dans la région avant, qui est en quelque sorte la scène officielle, l’acteur se donne à voir suivant les règles ; dans la région arrière (les coulisses), l’acteur peut se relâcher et suivre des stratégies qui y contreviennent139.

Un acteur peut même adopter une stratégie nouvelle qui viole ouvertement la règle. Il peut le faire par ignorance (la socialisation est imparfaite), mais également par choix, s’il estime que le ratio gain – coût du coup nouveau et de la transgression sera finalement positif. Il peut également faire le calcul qu’il ne sera pas sanctionné. En effet, la sanction n’est pas automatique : application concrète de la règle, elle est elle aussi soumise aux rapports de force et aux négociations entre acteurs. Contrôler l’organe en charge de l’application et de la sanction de la règle est ainsi une ressource primordiale pour les acteurs: juge et partie, celui qui y parvient peut interpréter la règle à loisir, et tolérer passivement des transgressions commises par un allié ou réactiver contre un adversaire une règle tombée en déshérence. C’est dans le construit organisationnel, les relations de pouvoir entre acteurs, que prennent donc sens les stratégies transgressives des acteurs, et l’absence de sanction.

Pour résumer, si les règles et les normes contraignent les choix et les stratégies des acteurs, elles sont elles-mêmes en retour continuellement soumises à

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Pour cette raison, au concept de « rôle », Giddens préfère celui de « position sociale ».

la pression de ces choix et stratégies (Chevallier dirait : « la pression de l’instituant »), qui les maintiennent, les font évoluer ou même disparaître140. Les valeurs, normes et règles arrêtées par l’acte d’institution ne sont qu’une institutionnalisation provisoire de rapports de force. Elles feront sans doute l’objet d’un travail de célébration et d’entretien, par des cérémonies, des mythes, destiné à les diffuser et à faire oublier l’arbitraire et la contingence qui ont présidé à leur production141: par cela elles acquerront donc une certaine pesanteur, une existence en soi. Néanmoins, elles ne sont pas un donné, immobile et intangible: elles évolueront, seront contournées, remises en cause, voire remplacées, dans d’autres luttes, à l’issue d’autres rapports de force.