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autochtone Africains – Afrikaners

1.3.2. Construction d’une identité nouvelle par l’autochtonie

Pour légitimer ce rapprochement a priori incongru entre les deux anciens ennemis, les dirigeants des deux partis vont évidemment tout d’abord convoquer le non-racialisme, la réconciliation nationale et le nation building. Pour Marthinus Van Schalkwyk, la collaboration ANC – NNP est ainsi un moyen de « briser les vieilles

divisions raciales »321. Selon Thabo Mbeki, la dissolution du NNP dans l’ANC est

« un message puissant sur la capacité extraordinaire de notre peuple à poursuivre

ses objectifs de réconciliation nationale, d’unité dans la diversité, de

non-racialisme et d’une identité nationale commune »322.

Mais à l’occasion du rapprochement de leurs deux partis, les leaders du NNP et de l’ANC vont coproduire un nouveau récit identitaire : celui d’une identité commune Africains – Afrikaners, basée sur une autochtonie partagée323.

Dans son étude de la doctrine nationaliste barrésienne, Pierre-André Taguieff démontre comment Maurice Barrès distinguait les « enracinés », ceux dont le sang de la patrie coulait dans leurs veines, qui avaient un attachement émotionnel profond au sol national, et les « déracinés », Français par inadvertance324. Dans leur mise en ordre symbolique du rapprochement de leurs deux partis, les leaders de l’ANC et du NNP vont convoquer une rhétorique similaire : la collaboration ANC – NNP, c’est un pacte entre « enracinés », vrais « fils du sol », entre Africains et Afrikaners qui ont un attachement émotionnel commun pour le pays, un rapport privilégié à la terre, c’est un pacte entre vrais nationalistes, contre un DP (puis DA) qui représente des Blancs anglophones qui n’ont pas encore décidé s’ils étaient sud-africains ou bien britanniques. Ce que dit Makhenkesi Stofile, Chairperson de l’ANC de l’Eastern Cape, aux délégués provinciaux du National Party est exemplaire de ce nouveau récit : « Nous tous,

l’ANC et le NP, nous sommes d’ici. C’est ici que vous voulez mourir, comme nous à l’ANC. Vous voyez, l’Afrique du Sud est notre seule patrie. Il en va de même

321 Nats, ANC exchange vows, unveil plans. AFP, Paris, 28 novembre 2001.

322 MBEKI Thabo. The old order changeth, giving place to new. ANC Today, 5, 9 mars 2005.

323 L’ANC avait déjà ébauché ce discours pendant les années 1980, dans ses tentatives de rassurer les élites afrikaners et de les amener à la table des négociations. Ainsi Thabo Mbeki, lors d’une rencontre fameuse à Dakar entre une délégation de l’ANC et une délégation d’intellectuels et de businessmen afrikaners, accueillit la délégation afrikaner avec ces mots : « Je m’appelle Thabo Mbeki, et je suis un Afrikaner ».

324 TAGUIEFF Pierre-André. Le « nationalisme des nationalistes ». Un problème pour l’histoire des idées politiques en France. op. cit. p. 86.

pour vous. Mais on ne peut pas dire la même chose pour la plupart des membres du DP. C’est ce qui nous rend spéciaux. Vous et nous, nous sommes les seuls partis de vrais nationalistes, dans ce pays »325. Mbeki dit des choses similaires : « C’est parce qu’ils partagent des racines africaines communes et sont liés à notre

patrie par un attachement émotionnel que l’ANC et l’Afrikanerbond (une confrérie

afrikaner) peuvent travailler ensemble, que les membres du NNP peuvent rejoindre

l’ANC »326.

Benedict Anderson a expliqué comment les doctrines nationalistes ont souvent intégré dans leurs mythologies ce qu’il appelle des « fratricides

rassurants », telle la Saint-Barthelemy française ou la guerre civile américaine:

elles ont interprété ces conflits comme des massacres entre compatriotes, entre frères, qui contribuaient à créer du lien et qui étaient in fine fondateurs d’une nouvelle identité nationale partagée327. De manière similaire, Bayart, Geshiere et Nyamnjoh montrent, en s’appuyant sur les travaux de Foucault, comment un dualisme fondateur mythifié peut être le creuset symbolique d’une nouvelle identité commune328.

Les leaders du NNP et de l’ANC ont mobilisé un tel schéma narratif dans leur mise en scène de cette « fraternité imaginée »329 autochtone Africains - Afrikaners. L’histoire de l’Afrique du Sud serait ici l’histoire d’un éternel conflit entre « enracinés » afrikaners et africains pour une terre pour laquelle ils ont le même attachement, et qui finissent, dans le conflit, par découvrir tout ce qui les rapproche et développer un sentiment de respect mutuel. Pour Phillip Dexter, membre du NEC de l’ANC, « vivre côte à côté, se battre l’un contre l’autre, ça

crée du lien »330. Pour Renier Schoeman, un des leaders du NNP, « entre les

Africains et les Afrikaners, c’est une relation d’amour – haine. Notre destin est lié. On se connaît bien, on se respecte mutuellement. Même se battre l’un contre

325 STOFILE Makhenkesi. Discours au Congrès provincial du NNP de l’Eastern Cape. Port Elizabeth, 11 mars 2000.

326 MBEKI Thabo. Never again the divisions of April 1952. ANC Today, 5, 15, Avril 2005.

327 ANDERSON Benedict. L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. op. cit. p. 200-4.

328 BAYART Jean-François, GESHIERE Peter, NYAMNJOH Francis. Autochtonie, démocratie et citoyenneté en Afrique.

Critique Internationale, 10, 2001. p. 193.

329 ANDERSON Benedict. L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. op. cit. p. 203.

330 DEXTER Phillip. Membre du NEC de l’ANC et ex-Trésorier du SACP. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 16 octobre 2007.

l’autre est une forme de communication: depuis 1652 (date de l’arrivée des

premiers colons hollandais), on a beaucoup communiqué... »331.

Cette fraternité imaginée Africains – Afrikaners stratégiquement mise en scène et convoquée par les leaders du NNP et de l’ANC pour justifier le rapprochement entre leurs deux partis, l’ANC l’a recyclée lors des élections de 2009. Les stratèges de l’ANC avaient identifié la communauté afrikaner comme la communauté blanche dans laquelle l’ANC pouvait gagner des votes, et l’ANC a mené une campagne ciblant cette communauté, tentant ainsi de déconstruire symboliquement le groupe « Blancs » dont la DA voulait monopoliser la représentation. Le Président de l’ANC Zuma, le Trésorier Mathews Phosa (qui parle afrikaans), le Secrétaire général Gwede Mantashe ont multiplié les rencontres avec des organisations et des « faiseurs d’opinion » afrikaners, dans lesquelles la rhétorique de la fraternité autochtone Afrikaners – Africains a fréquemment été mobilisée. Ainsi, les propos controversés de Zuma qui, devant des représentants de la communauté afrikaner, affirme : « De tous les groupes blancs qui vivent en

Afrique du Sud, seuls les Afrikaners sont réellement sud-africains […] Les Afrikaners ont un seul passeport. Ici, c’est leur maison, ils sont comme moi. J’ai dit souvent que ce qui rend les Afrikaners uniques, c’est qu’ils sont la seule tribu

blanche du continent qui appartienne vraiment à l’Afrique »332.

Si la nation est une représentation, une communauté imaginée, alors peuvent cohabiter différents imaginaires, différentes conceptions de ce qu’est la nation et de qui est un national. La fraternité imaginée entre Afrikaners et Africains mise en scène par l’ANC et le NNP, puis l’ANC en campagne, apparaît bien comme « une recomposition de la communauté imaginée »333 sur une base autochtone, qui distingue les « vrais » Africains, les « enracinés », des Sud-Africains de circonstance (principalement les Blancs anglophones).

331 SCHOEMAN Renier. Co-directeur du Progressive Business Forum (PBF) de l’ANC et ex-Directeur général du NNP. Entretien avec l’auteur. op. cit.

Conclusion

L’ambiguïté du triple positionnement historiquement construit de l’ANC sur la question raciale permet à ses leaders et stratèges de mettre en scène des identités collectives multiples, et même d’en inventer contextuellement des nouvelles lorsque cela sied à ses objectifs politiques du moment. La dimension symbolique des luttes politiques apparaît ici clairement : l’ANC est engagé avec ses concurrents dans une lutte de classement dans laquelle il s’efforce de faire reconnaître des groupes et des identités collectives, des labels et des catégories.

Alors même que toutes les enquêtes sociologiques démontrent depuis la fin de l’apartheid une diversification et une fluidité croissantes des modes d’identification des Sud-Africains (classes, catégories socioprofessionnelles, géographie, etc.)334, on ne peut que constater la prégnance dans l’espace politique des catégories raciales, qui apparaissent toujours comme la classification politiquement opératoire et « efficace ». Les règles normatives ou règles du jeu officielles, auxquelles les participants doivent publiquement souscrire (principalement le non-racialisme), sont ici en contradiction avec les règles pragmatiques que les acteurs, guidés par le souci d’efficacité, utilisent pour gagner335. La réaffirmation continue des catégories raciales tient, entre autres raisons, à l’institutionnalisation dans le temps long des partis politiques sud-africains : en particulier, l’acte d’institution de l’ANC en 1912 l’a consacré comme un mouvement nationaliste, et c’est ainsi que l’ANC s’est toujours vécu et représenté, comme un mouvement de libération chargé de résoudre la question nationale. La discrimination raciale a formellement disparu, mais les partis qui en sont issus en vivent encore. En Europe, des partis politiques pouvaient rejouer indéfiniment des clivages sociaux qui s’étaient concrètement largement estompés depuis des décennies336. Alors que dire d’une Afrique du Sud où l’appartenance raciale détermine encore massivement le statut socio-économique 337? Du moins

333 BAYART Jean-François, GESHIERE Peter. « J’étais là avant ». Problématiques politiques de l’autochtonie. Critique

Internationale, 10, 2001. p. 126-128.

334

Voir par exemple PILLAY Udesh, ROBERTS Benjamin, RULE Stephen dir. South African Social Attitudes:

Changing Times, Diverse Voices. Cape Town: Human Science Research Council, 2006. 391 p.

335

BAILEY Frederick. Les règles du jeu politique : étude anthropologique. op. cit..

336 MARCH James, OLSEN Johan. Rediscovering institutions : the organizational basis of politics. op. cit., p. 55.

337 En 2005 en Afrique du Sud, 61% des Africains font partie de la catégorie « pauvres », contre seulement 1% des Blancs.

peut-on créditer les élites politiques d’une réelle inventivité : ici, le recyclage des catégories raciales entraîne la production permanente de nouvelles catégories.

Dans le prochain chapitre, on va montrer comment cette ambigüité idéologique à permis au parti de produire des discours successifs sur la nation sud-africaine depuis 1994, entre nation building et correction des inégalités raciales.

2. De la réconciliation à la

« Transformation » : le processus

intra-partisan de production de politiques

Dans ce chapitre, on va voir comment l’ambigüité de l’ANC sur la question raciale, son « nationalisme à géométrie variable », ont permis aux théoriciens du parti de produire des discours alternatifs successifs sur la nation et les relations interraciales dans la période post-apartheid. Deux répertoires structurent ces discours alternatifs : celui de la réconciliation raciale et du nation building, et celui de la correction impérieuse des inégalités raciales au profit des groupes raciaux anciennement discriminés, la « Transformation » dans la rhétorique du parti. Ces deux répertoires ressortent des deux pôles du positionnement pluriel du parti, respectivement le non-racialisme et le nationalisme africain : dans l’Afrique du Sud post-apartheid, l’ANC, mouvement non-racial, entend construire une nation sud-africaine et l’ANC, mouvement de libération des Africains, entend par la Transformation défendre les intérêts spécifiques de cette population.

Si ces deux répertoires s’entremêlent et se chevauchent continuellement dans la rhétorique du parti, l’ANC a, selon les inputs contextuels venant de l’extérieur et les rapports de force internes au parti, mis l’accent sur l’un, puis sur l’autre. Dans les premières années de gouvernement, c’est le « référentiel global » (pour parler comme les analystes des politiques publiques) de la réconciliation et de la sud-africanité commune à construire qui a dominé les discours du parti ; à partir de la fin 1997-1998, après la conférence du parti de décembre 1997, c’est le référentiel de la Transformation qui a majoritairement alimenté sa rhétorique.

On a vu dans l’Introduction qu’à l’aide de la sociologie des organisations et des analyses bourdieusiennes, on conçoit un parti politique comme « un système

politique en miniature »338, constitué d’acteurs internes, de sous-entreprises intra-partisanes (leaders, groupes plus ou moins fluides et institutionnalisés) qui luttent pour le contrôle des postes de pouvoir dans le parti et la détermination de ses

politiques. Le processus de décision est une lutte de rationalités, dans laquelle les acteurs s’affrontent pour définir le problème, et donc déterminer quelle rationalité doit s’appliquer339. On conçoit ici les politiques, discours, décisions, doctrines du parti comme le produit des conflits et des marchandages entre ces acteurs intra-partisans. On a également vu que la notion de référentiel, empruntée aux analyses de politiques publiques, permettait à merveille d’articuler la dimension cognitive de la décision (la décision est l’affirmation d’une vision du monde) avec la dimension du pouvoir (les luttes pour la définition du référentiel entre acteurs qui poursuivent leurs intérêts et mettent en place des stratégies). Enfin, les analyses de la décision nous informent sur la dimension symbolique du processus de décision. Ce dernier est en effet en quelque sorte un rituel, qui institutionnalise et met en scène le groupe. Pour des acteurs, il est aussi un moyen de construire une légitimité : ce qui est important pour l’acteur est ici plus la reconnaissance et la mise en scène de son propre pouvoir, qui contribue à établir et faire reconnaître sa légitimité, que la décision elle-même.

Dans une première partie de ce chapitre, on présentera le premier référentiel, celui de la réconciliation nationale et de la construction de la nouvelle nation, qui domine pendant les premières années de gouvernement de l’ANC et dont le principal médiateur est le Président Mandela. Dans une deuxième partie, on étudiera le changement de référentiel au sein du parti vers 1997-8, de la réconciliation à la « Transformation ». On verra que ce discours dominant nouveau résulte à la fois d’inputs sur le leadership de l’ANC et des interactions au sein de ce leadership entre acteurs aux intérêts et rationalités opposés.

2.1. Le premier référentiel : la réconciliation