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« Le but de l’ANC est de rassembler tous les Africains en un seul peuple, pour

défendre leurs droits et leurs libertés. C’est l’original, le seul et l’unique ANC. »

Jacob Zuma, Président de l’ANC, au Congrès de NUMSA, octobre 2008.

« L’ancien Président de l’ANC Oliver Tambo a dit un jour : « Il est de notre

responsabilité de briser les barrières de la division et de créer un pays où il n’y aura ni Blancs ni Noirs, seulement des Sud-africains, libres et unis dans leur diversité ». Voilà l’objectif stratégique de l’ANC, qui informe tous ses programmes, ses politiques et ses actions. »

Kgalema Motlanthe, Vice-président de l’ANC, au Congrès de l’Afrikaanse Handelsinstituut (AHI), septembre 2008.

Qu’exprimée devant un mouvement culturel afrikaner, la mission de l’ANC soit d’unir tous les Sud-africains dans une société non-raciale, ou que devant un syndicat majoritairement africain, elle soit d’unir et de défendre les Africains, la question raciale est le projet, au sens seilerien, la raison d’être de l’ANC. Elle détermine ses valeurs, au premier rang desquelles le non-racialisme et le nationalisme africain, ambiguïté constitutive. Dans ce chapitre, qui est en quelque sorte un préliminaire nécessaire avant de traiter le sujet lui-même, on revient sur la construction historique de cette identité politique ambiguë, marquée par l’ambivalence. Cette identité politique à la fois vague et complexe de l’ANC s’est formée dans un processus conflictuel, pluriel et non-linéaire, que l’on va exposer ici. Elle résulte autant de la stratégie que de la nature historiquement composite et hétérogène du mouvement, et des compromis et des imprécisions qui ont été nécessaires pour faire vivre ensemble dans une même organisation des factions et des intérêts sociaux potentiellement contradictoires.

Il faut pour cela recontextualiser la trajectoire de l’ANC, la replacer dans le contexte historique et social sud-africain. L’histoire de l’Afrique du Sud est une histoire marquée par la double-conquête coloniale afrikaner et britannique et la

ségrégation raciale absolutisée pendant le régime de l’apartheid (1948-1990). Cette histoire est aussi celle de la construction de catégories et de labels raciaux, toujours aujourd’hui prégnants et activés dans le discours d’Etat, les débats politiques et la vie quotidienne. On va d’abord prêter attention à l’identité politique de l’ANC et aux valeurs qui la forment, puis on va faire un détour par la trame historique sud-africaine, faite de colonialisme, de catégorisation et de discrimination raciales. Enfin, on reviendra sur la trajectoire historique de l’ANC, qui oscille entre assimilationnisme, nationalisme africain et socialisme, et sur la construction conflictuelle et cahotante de son identité politique complexe.

1.1. Un nationalisme flou et pluriel

Comme on l’a évoqué dans l’Introduction, le positionnement idéologique de l’ANC est ambigu et pluriel, encadré par une double-contradiction : sur la question raciale elle-même, entre non-racialisme et nationalisme africain ; sur le contenu classiste de son idéologie nationaliste, entre mouvement multi-classes et défenseur des intérêts des pauvres et des travailleurs.

1.1.1. Entre non-racialisme et nationalisme

africain

L’ANC développe un positionnement pluriel vis-à-vis de la question raciale : d’un côté le non-racialisme, de l’autre côté le nationalisme africain. On peut y rajouter depuis le début des années 1990 le nationalisme « noir », transcendant les divisions raciales entre populations anciennement discriminées (Africains, Indiens et

Coloureds).

Les documents officiels de l’ANC dans la période post-apartheid ne font pas mystère de ces valeurs duales, et de leur place centrale dans le projet du parti : la création d’une Afrique du Sud unie et non-raciale d’un côté, et l’émancipation des Africains de l’autre, y sont systématiquement présentées comme les objectifs fondamentaux du parti. Dans le document doctrinal adopté par la Conférence du parti de 1997, on peut ainsi lire : « L’objectif stratégique de la Révolution

démocratique nationale est la création d’une société unie, non-raciale, non-sexiste et démocratique. En essence, cela signifie la libération des Africains en particulier

et des Noirs en général de l’oppression politique et économique »157. Non-racialisme d’un côté, nationalisme africain (et nationalisme noir, de l’autre), le décor est dressé.

Dans tous les documents officiels de l’ANC, le non-racialisme est présenté comme un principe central et intangible, définissant ses buts et toutes ses activités158. La création d’« une Afrique du Sud non-raciale et unie », voilà le mantra du parti, inlassablement martelé dans tous ses documents, et son objectif déclaré. Michael Hastings nous disait que les scissions sont un épisode privilégié pour l’étude des partis politiques, car ils mettent en évidence ses valeurs et principes constitutifs159. A ce titre, il est significatif que les deux scissions importantes subies par le parti dans entre sa création et la chute de l’apartheid (le Pan Africanist Congress en 1959 et la Gang des Huit en 1975) ont été justifiées par l’évolution non-raciale de l’ANC : le non-racialisme apparaît bien comme une valeur centrale de l’institution ANC.

Le nationalisme africain est l’autre valeur prépondérante de l’institution. La « libération des Africains » est présentée comme l’essence du combat du parti. Dans tous ses documents, l’objectif de la création d’une Afrique du Sud non-raciale est toujours subordonné à l’émancipation des Africains, qui en est présentée comme le pré-requis incontournable160. Ce caractère nationaliste africain de l’ANC est objectivé dans son nom (le « Congrès National Africain »)161, il s’incarne dans des mots-symboles : l’ANC se dit toujours « mouvement de libération

nationale »162, il prétend mettre en place la « Révolution Démocratique Nationale »

(la National Democratic Revolution (NDR)) et la « Transformation »163. L’ANC, dans la bouche de ses cadres et leaders, est fondamentalement et avant toute chose un mouvement nationaliste africain : l’ANC, c’est un « parti africain »164, le

157 ANC. Strategy and Tactics. Johannesburg, 1997.

158

Le Strategy and Tactics de 1997 dit ainsi que le non-racialisme est pour le parti « à la fois un principe et un guide

pour ses activités et sa composition ».

159 HASTINGS Michel. Partis politiques et administration du sens. op. cit. p. 31.

160 ANC. Declaration of the 48th National Conference. Johannesburg, 1991. ANC. Resolutions. Johannesburg, 1994.

ANC. Strategy and Tactics. op. cit.

161 GAXIE Daniel. La démocratie représentative. op. cit. p. 100.

162 « African National Congress – South Africa’s National Liberation Movement », c’est par exemple le titre qui ouvre la page d’accueil du site internet de l’ANC, www.anc.org.za.

163

Dans la rhétorique de l’ANC, la « Transformation », c’est celle d’une société racialisée et ségréguée vers une société non-raciale et égalitaire où les Africains ont enfin leur dû.

164 SIZANI Zweli. Secrétaire pour l’Education politique de l’ANC du Gauteng. Entretien avec l’auteur : Johannesburg, 8 décembre 2006.

« Parlement des Africains »165 ; « nous sommes un mouvement nationaliste

africain, ce qui définit l’ANC, c’est ça »166 ; « L’identité de l’ANC, depuis le début,

c’est de régler les problèmes des Africains, car ils sont la majorité et ce sont les plus pauvres »167.

Son objectif de libération des Africains, l’ANC l’étend, en le nuançant, à l’ensemble des groupes raciaux non-blancs, discriminés sous l’Apartheid, Africains, Coloureds et Indiens, qu’il rassemble dans une catégorie « Noirs ». Les documents post-apartheid du parti le décrivent en effet comme le « mouvement de

libération des Noirs en général et des Africains en particulier »168. Libération des « Noirs en général » et des « Africains en particulier » : la mission première que l’ANC s’alloue est l’émancipation des Africains, qui ont subi le plus durement la discrimination de l’apartheid, mais les autres groupes raciaux discriminés sous l’apartheid sont aussi inclus.

Régulièrement depuis 1994, à l’occasion des conférences nationales du parti par exemple, des militants et cadres de l’ANC ont milité pour le retrait de cette formulation « libération des Noirs en général et des Africains en particulier » : certains ont estimé qu’elle était contradictoire avec le non-racialisme du mouvement et de la nouvelle Afrique du Sud169, d’autres, venant en particulier de la province du Western Cape, s’en sont pris à la clause « Africains en particulier », qui envoie selon eux un mauvais message aux électeurs coloureds majoritaires dans la province170. La formulation a cependant toujours été conservée sans véritable combat, la majorité des cadres et militants estimant qu’elle fournit « une

méthodologie pour diriger l’action du Gouvernement : les Africains sont les plus pauvres, car il y avait sous l’Apartheid une hiérarchie dans la discrimination, il

faut donc s’occuper d’eux en premier »171.

165

NGCULU James. Président de l’ANC du Western Cape. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 19 septembre 2006.

166 CRONIN Jeremy. Membre du National Executive Committee de l’ANC, Vice-secrétaire du South African Communist Party et Député de l’ANC au Parlement sud-africain. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 27 septembre 2006. Jeremy Cronin est actuellement Vice-ministre des Transports.

167

MBETE Baleka. Membre du National Executive Committee de l’ANC et Présidente (Speaker) du Parlement sud-africain. Entretien avec l’auteur : Johannesburg, 27 novembre 2006. Baleka Mbete a été Vice-présidente de l’Afrique du Sud d’octobre 2008 à avril 2009, et elle est depuis décembre 2007 et la Conférence de l’ANC de Polokwane la

Chairperson de l’ANC.

168 ANC. Strategy and Tactics. op. cit.

169

TUROK Ben. Député de l’ANC au Parlement sud-africain. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 8 août 2006.

170 VAN DEN HEEVER Randall. Vice-président de l’ANC du Western Cape. Entretien avec l’auteur: Cape Town, 21 novembre 2007.

Mouvement des Africains, mouvement des Noirs, mouvement de tous les Sud-Africains : le nationalisme de l’ANC est à géométrie variable. De l’avis de nombreux responsables du parti interrogés, c’est ce consensus vague sur le non-racialisme et le nationalisme africain qui constitue le noyau de perceptions commun, dans un mouvement socialement et idéologiquement hétérogène : « le

non-racialisme et le nationalisme africain, c’est la glu qui tient le parti ensemble »172.

1.1.2. Entre caractère multi-classes et biais

pro-travailleurs

Le contenu classiste de l’idéologie nationaliste de l’ANC est lui aussi ambivalent. Sur la question de classe, l’ANC oscille entre caractère multi-classes et gauchisme pro-classe ouvrière et pro-pauvres. Dans ses documents, il est présenté comme un mouvement multi-classes, mais avec un biais en faveur de la classe ouvrière. Dans le Strategy and Tactics de 1997, il est ainsi énoncé que l’ANC est « une large

organisation multi-classes », dont l’objectif est de « mobiliser toutes les classes et strates qui ont à gagner du changement » ; parallèlement, « l’ANC reconnaît le rôle central et leader de la classe ouvrière » dans le combat à mener. D’un côté,

les projets nationalistes tendent généralement à gommer, passer sous silence l’hétérogénéité sociale, les différences de classe dans le groupe national invoqué ; de l’autre, l’ANC, comme de nombreux mouvements nationalistes, notamment parmi les mouvements anti-colonialistes qui ont essaimé en Afrique et ont abouti aux indépendances, a longtemps trouvé fructueux pour la mobilisation de combiner nationalisme et gauchisme173, en associant intellectuellement le combat des populations africaines contre le colon à celui de la classe ouvrière contre la classe dirigeante. Dans les mots d’un dirigeant de l’ANC et du SACP, « la grande

question aujourd’hui, c’est : le projet de l’ANC, la National Democratic Revolution, est-il capitaliste, ou socialiste ? Pour l’instant, on a évité de trancher ».174

172 NKOMFE Mandla. Chief Whip de l’ANC au Parlement provincial du Gauteng. Entretien avec l’auteur : Johannesburg, 5 juillet 2007. Mandla Nkomfe est depuis octobre 2008 le Ministre des Finances de la province du Gauteng.

173 SMITH Anthony. State and nation in the Third world. The Western state and African nationalism. op. cit. p. 105.

174

DEXTER Phillip. Membre du National Executive Committee de l’ANC et ancien Trésorier du South African Communist Party. Entretien avec l’auteur : Cape Town, Phillip Dexter est désormais le Porte-parole du Congress of the People (COPE), le nouveau parti créé par des leaders de l’ANC après la Conférence de l’ANC de Polokwane qui a vu la défaite pour la présidence du parti de Thabo Mbeki face à Jacob Zuma.

L’identité politique de l’ANC s’articule donc autour de deux couples de valeurs contradictoires. La version la plus ouverte de cette ambivalence (non-racialisme et caractère multi-classes) dessine le visage public de l’ANC, objectivé dans la formule-symbole du parti, celle qui ouvre tous ses documents officiels, tous ses programmes électoraux, ses Déclarations : l’ANC défend « une Afrique du

Sud unie, non-raciale, non-sexiste et démocratique ». De fait, l’identité officielle

du parti est ainsi la plus large et ouverte possible, définie par quelques grands principes consensuels et moralement indiscutables (dans la nouvelle Afrique du Sud, ils sont peu nombreux ceux qui osent se réclamer officiellement du racisme ou du sexisme), d’ailleurs énumérés dans la Constitution du nouveau régime démocratique : devant les citoyens pris dans leur totalité, l’ANC veut se présenter comme l’incarnation de la nation toute entière, le représentant de l’ensemble des Sud-Africains, au-delà des races, des classes et des sexes. Le message électoral de Nelson Mandela à l’occasion de la campagne pour les élections d’avril 2009 résume à merveille cet état d’esprit : « L’ANC reste le mouvement de libération, il

n’est perverti par aucun intérêt de classe ou de race, et il représente solennellement tout le monde »175.

1.2. L’Afrique du Sud, une histoire de