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Dans le Chapitre préliminaire, on a vu comment l’ANC a construit progressivement, au prix de conflits internes et en interaction avec d’autres institutions et organisations (SACP, nationalistes afrikaners, Gouvernement blanc, mouvement Black Consciousness, etc) un positionnement pluriel et ambigu sur la question raciale : mouvement non-racial de tous les Sud-Africains, mouvement des « Noirs », une catégorie dans laquelle l’ANC regroupe tous les anciens opprimés de l’apartheid (Africains, Coloureds et Indiens), et mouvement des Africains. Dans ce 1er chapitre de la 1ère partie, on va voir comment l’ANC développe et instrumentalise ce triple-positionnement dans ses stratégies politiques, en particulier ses stratégies électorales et ses stratégies de coalition. Dans la compétition politique, les stratèges du parti activent contextuellement des clivages symboliques et mettent stratégiquement en scène des identités collectives multiples.

On l’a vu dans l’Introduction, « la lutte politique prend la forme d’une lutte

sur le sens des choses »235, elle est une « lutte symbolique pour la production et

l’imposition de la vision du monde légitime »236. Les partis et les agents politiques

sont en compétition pour proposer aux citoyens des visions du monde, articulées dans des discours politiques et des biens politiques, qui sont une mise en ordre et une mise en transparence du social et qu’ils s’efforcent de faire reconnaître comme la grille de compréhension légitime et opératoire de la réalité. Les agents politiques construisent et homogénéisent symboliquement des groupes sociaux, des identités collectives, dont ils s’instaurent le représentant dans la sphère politique. Ces luttes symboliques sont des luttes de classement, des luttes pour nommer et désigner dans lesquels les agents s’affrontent pour imposer et faire reconnaître des principes de division, des classifications et des catégories de perception : le mode de perception et d’interprétation légitime du social est l’enjeu par excellence des luttes politiques.

Dans une première partie de ce chapitre, on montrera que l’ANC, parti-dominant, a largement su imposer sa vision de l’Afrique du Sud post-apartheid comme vision dominante du nouveau régime. Les « super-valeurs » de la nouvelle Afrique du Sud sont celles que l’ANC a inlassablement mises en avant pendant la lutte contre l’apartheid, opposées en tous points à celles de l’ancien régime raciste : non-racialisme, non-sexisme, démocratie. Elles constituent un cadre cognitif contraignant pour la compétition politique, délimitent les domaines du faisable et du dicible, et imposent aux acteurs politiques des règles normatives, en leur fournissant les thèmes normatifs237 à travers lesquels ils devront s’affronter dans leurs luttes de légitimation-délégitimation.

Dans la deuxième partie, on traitera de l’usage stratégique que fait l’ANC de son triple-positionnement sur la question raciale dans la mise en place de ses tactiques électorales. A l’occasion des campagnes électorales, l’ANC développe des visages multiples. Tout d’abord, un visage public et officiel, celui offert dans la campagne « formelle » (Programme électoral, spots télévisés) : c’est un message positif, unitaire et a-racial qui est ici principalement développé. Ensuite, dans la campagne « informelle » (meetings électoraux), l’ANC montre plusieurs visages, développe plusieurs discours adaptés à son auditoire, qui empruntent les catégorisations raciales encore prégnantes, souvent de manière codée et euphémisée (toute mobilisation ouvertement raciale est délégitimée par la super-valeur du non-racialisme de la nouvelle Afrique du Sud). Ce faisant, l’ANC entretient et homogénéise symboliquement des groupes de plus en plus divers socialement, et cherche à faire reconnaître des catégories de classement. Ces positionnements sont relationnels : l’ANC est en compétition avec d’autres partis politiques, qui disputent le monopole de la représentation de certains groupes que prétend s’arroger l’ANC, et qui cherchent à inventer et imposer de nouveaux groupes, de nouvelles catégories.

Dans la troisième partie, on étudiera les discours développés par l’ANC à l’occasion de la fusion du New National Party (NNP), qui avait mis en œuvre l’apartheid, au sein de l’ANC. A cette occasion, l’ANC s’invente stratégiquement

236 BOURDIEU Pierre. Espace social et genèse des « classes ». op. cit. p. 5.

237 On emprunte ces notions de « règles normatives » et « thèmes normatifs » à Frederick Bailey, comme on l’a vu dans l’Introduction.

un nouveau positionnement sur la question raciale et met en scène une nouvelle identité collective, qui s’apparente à une recomposition de la communauté imaginée nationale sur une base autochtone: celle d’une fraternité Africains – Afrikaners, née d’un attachement commun à la terre et signée dans le sang des conflits fondateurs centenaires.

1.1. Le code de la nouvelle Afrique du Sud

Dans son analyse institutionnelle, Jacques Chevallier souligne que tout système politique repose sur – et entretient – un ensemble de valeurs qui constitue l’institué de l’ordre social. Il appelle « code » cet « ensemble d’images, de représentations,

de significations, qui sont au cœur du procès de constitution du social, assurent la société dans son être et affirment son identité collective »238. Pour chaque société, ce code a son historicité propre en tant que « résultante de plusieurs types de

déterminations successives »239.

La Constitution du régime sud-africain post-apartheid, adoptée en 1996, met en lumière le code sur lequel repose le nouveau régime. Fruit d’un compromis négocié entre les dirigeants du régime de l’apartheid et l’ANC, elle accorde aux nationalistes afrikaners les plus durs quelques concessions comme la vague reconnaissance du droit à l’autodétermination des communautés culturelles. C’est toutefois la vision propre à l’ANC qui domine : une « Afrique du Sud unie, démocratique, non-raciale et non-sexiste » (pour reprendre la formulation du parti), et où les injustices et inégalités raciales passées doivent être corrigées.

Le Préambule de la Constitution expose les valeurs publiques du nouvel ordre politique : le non-racialisme est la première d’entre-elles. « L’Afrique du Sud

appartient à tous ceux qui y vivent, unis dans notre diversité », dit le Préambule,

reprenant une célèbre formule de la Freedom Charter. « Guérir les divisions du

passé » pour « bâtir une Afrique du Sud unie et démocratique » basée sur les

valeurs du « non-racialisme et du non-sexisme », du respect de la dignité humaine et de la Constitution, voilà l’objectif énoncé dans les premières lignes de la

238

CHEVALLIER Jacques. Éléments d'analyse politique. op. cit. p. 211. 239

Constitution. La nouvelle devise du pays est à ce titre évocatrice : « Unis dans

notre diversité ».

Dans la nouvelle Constitution, le projet bâtir une société non-raciale ne se limite pas à l’abolition des mesures discriminantes de l’apartheid et à l’adoption du suffrage universel. Il passe par la correction active des inégalités raciales, à l’aide de lois et de mesures spécifiques. Dans l’éducation, l’accès à la propriété, la nomination des fonctionnaires, le « besoin de corriger les résultats des lois et

pratiques racialement discriminatoires du passé »240 est énoncé comme un

impératif constitutionnel, et légitime les mesures d’affirmative action présentes et futures du gouvernement de l’ANC. La promotion privilégiée, dans toutes les sphères de la société, des groupes raciaux anciennement discriminés est une valeur centrale de la nouvelle Afrique du Sud.

« Nous, peuple d’Afrique du Sud,

Reconnaissons les injustices de notre passé,

Honorons ceux qui ont souffert pour la justice et la liberté sur notre terre »

Ces lignes, les premières de la Constitution, l’établissent clairement : le système passé était injuste, et les combattants de la libération (menés par l’ANC) ont mené contre un système illégitime un combat légitime, pour la justice et la liberté. L’histoire est écrite par les vainqueurs, et l’ANC a su faire de sa vision du monde la vision dominante du nouveau régime. Ses valeurs, et en particulier le non-racialisme et la libération des populations autrefois discriminées, dessinent largement les valeurs du nouvel ordre politique et social, qui encadrent la compétition et les discours politiques.

En ce sens, ce parti est très proche de l’idéal type du parti dominant tel que l’ont théorisé Alan Arian et Samuel H. Barnes241 ou Theodore Pempel242, à la suite de Maurice Duverger. Un parti-dominant, c’est un parti politique qui est identifié à une époque par les citoyens, par les partis rivaux, qui a su faire de son projet historique le projet du régime et de la société tout entiers. Une telle identification

240 Constitution of the Republic of South Africa. Pretoria: 1996. p.8.

241

ARIAN Alan, BARNES Samuel. The dominant-party system : a neglected model of party stability. The Journal of

Politics, 36, 3. 1974. p. 592-614.

242 PEMPEL Theodore. Introduction. Uncommon democracies : the one-party dominant regimes et Conclusion. One-party dominance and the creation of Regimes. op. cit.

résulte souvent d’un big bang originel, d’un évènement fondateur, où les cartes sont brutalement redistribuées et où le parti parvient à s’imposer comme un « sauveur » national et à conclure des compromis relativement durables avec des secteurs sociaux variés (le parti-dominant a souvent présidé à la naissance du nouveau régime). La chute de l’apartheid a redistribué les cartes, l’ANC, héroïque vainqueur d’un régime honni, a largement modelé à son image les valeurs de la nouvelle Afrique du Sud.

1.2. Stratégies électorales et construction