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On appelle ici campagne formelle les campagnes électorales nationales telles que développées dans le Programme électoral du parti, les slogans officiels, les spots télévisés. Dans cette campagne formelle, le message électoral développé par les stratèges de l’ANC est double.

1.2.1.1. Le mouvement pour tous

D’un côté, c’est son visage le plus ouvert, celui d’un mouvement non-racial, d’un mouvement pour tous les Sud-Africains, sans distinction de race, de classe ou de genre, que la campagne formelle de l’ANC projette : un message rassembleur, d’union nationale, couplé à des slogans positifs et a-raciaux et à un éventail de propositions concrètes sur des problèmes sectoriels (chômage, criminalité, logement, etc). Dans les mots d’un stratège électoral de l’ANC, « on essaie de

mener des campagnes trans-raciales et nation-building »244.

Le non-racialisme, la vision d’une Afrique du Sud une et unie sont au cœur de ce discours formel développé pendant les campagnes électorales: avec une constance remarquable, l’ANC met invariablement en avant ses crédits non-raciaux, et clame son ambition d’être le représentant de tous les Sud-Africains et de contribuer à forger un nouveau patriotisme et une nation multicolore nouvelle, dans un large consensus trans-racial ignorant les divisions du passé. Le Programme électoral des premières élections nationales non-raciales d’avril 1994 dit ainsi : « Depuis 80 ans, l’ANC mène le combat pour construire une Afrique du Sud qui

appartient à tous. L’ANC est un foyer pour tous les Sud-Africains »245. Le suivant,

celui des premières élections locales de 1995, énonce : « Le but de l’ANC reste la

construction d’une Afrique du Sud unie, démocratique et non-raciale »246. Plus

loin :

« Sous la direction du Président Mandela, nous avons réussi à réunir le peuple

sud-africain ; et nous sommes maintenant véritablement en train de construire une nation sud-africaine. Partout, le nouvel esprit de démocratie et de respect des droits de l’homme, que l’ANC a défendu depuis toujours, est en train de devenir une réalité. Une nouvelle nation arc-en-ciel est en train de naître. Un accord national transcendant les vieilles divisions de races, de modes de vie, de religion

est construit. Ensemble, nous, les Sud-Africains, construisons un futur radieux »247.

244 SACHS Michael. Chercheur dans le Bureau du Secrétaire Général de l’ANC. Entretien téléphonique avec l’auteur. 17 juillet 2008. Sachs est en particulier impliqué dans les analyses électorales de l’ANC.

245

ANC. 1994 Election Manifesto of the African National Congress. Johannesburg, 1994.

246 ANC. A better life : Let’s make it happen where we live. Local Government Election Manifesto of the African National

Congress. Johannesburg, 1995.

Le Programme des deuxièmes élections nationales de 1999 énonce : « Nous

avons commencé à construire une nation unie, communiant sans égards pour la race, la couleur ou le genre. Chacune de nos communautés est enfin libre d’exprimer son identité linguistique et culturelle dans notre diversité, chacun est libre de prendre la place égale qui lui revient dans notre nouvelle nation, sans discrimination. Inspirés par un patriotisme nouveau, nous pouvons vraiment dire :

l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent »248.

Le dernier Programme en date, celui des élections nationales de mai 2009, n’est pas moins éloquent : les 15 premières années de gouvernement ANC ont été « 15 années de nation-building, de réconciliation et de démocratisation »249.

De fait, on ne retrouve dans les Programmes électoraux des différentes campagnes aucun de ces mots-symboles250, de ces formulations consacrées qui parsèment inévitablement tous les documents internes du parti, mais qui seraient potentiellement diviseurs et racialement connotés : « mouvement de libération nationale », « Révolution Démocratique Nationale », « Transformation », etc. Un autre stratège électoral de l’ANC l’explique ainsi : « Dans le Programme électoral,

on ne parle pas de race, ni de mouvement de libération, ou autre chose comme ça. Car le Programme doit être le plus large et attrape-tout possible. Les résolutions des conférences nationales, c’est pour les militants, mais le Programme, c’est pour tous les Sud-Africains ! »251.

Le slogan électoral officiel est toujours un slogan positif, rassembleur, a-racial. « Une vie meilleure pour tous » pour les premières élections de 1994, « Une

vie meilleure – faisons le arriver là où nous vivons » pour les premières élections

locales de 1995, « Se battre ensemble pour le changement. Une vie meilleure pour

tous » pour les deuxièmes élections nationales de 1999, « Un contrat du peuple pour créer des emplois et combattre la pauvreté » pour les troisièmes élections

nationales de 2004, et enfin « En travaillant ensemble, nous pouvons faire plus » pour les quatrièmes et dernières élections nationales de 2009. A ces slogans positifs et à aux assertions rassembleuses sur le non-racialisme et la nation

248 ANC. Change must go on at a faster pace. Johannesburg, 1999.

249

ANC. Working together, we can do more. 2009 Manifesto. Johannesburg, 2009.

250 BRAUD Philippe. Sociologie politique. op. cit. p. 418.

251 DLAMINI Mandla. Coordinateur national des Elections à l’ANC. Entretien avec l’auteur : Johannesburg, 4 juillet 2007. Mandla Dlamini est en charge de l’organisation des campagnes électorales de l’ANC.

nouvelle à construire, le Programme électoral ajoute toujours un abondant catalogue de propositions et de promesses sectorielles, largement a-raciales, sur l’éducation, le logement, la criminalité, le chômage, le développement rural, etc.

Plusieurs facteurs ont été pris en compte par les stratèges du parti pour la mise en avant de ce visage non-racial. Tout d’abord, la prégnance dans l’Afrique du Sud post-apartheid du référent non-racial, « super-valeur » du nouveau régime et « passage obligé » auquel doivent inévitablement souscrire tous les partis politiques en compétition. Ensuite, les outils de marketing électoral à disposition du parti. L’ANC, avant chaque élection, commandite des études d’opinion pour élaborer ses stratégies électorales. En 1994252, en 1999253, en 2004, en 2009, ces études lui ont renvoyé le même message : la plupart des électeurs sont optimistes et ils veulent qu’on leur parle de problèmes concrets. Même aux premières élections de 1994, où la légitimité de libérateur de l’ANC était à son faîte, les études d’opinion réalisées pour l’ANC montraient que les électeurs attendaient de celui-ci des propositions sectorielles concrètes et détaillées254. Comme le dit un stratège électoral de l’ANC à propos des élections de 1994, « dans tout le pays les

focus groups montraient que les gens voulaient la paix, voulaient oublier le passé, voulaient être rassurés sur une meilleure vie future »255.

L’apport de consultants extérieurs, rompu aux joutes électorales, a ici beaucoup joué. En particulier, pour les élections nationales de 1994 et 1999, l’ANC a eu recours aux services de Stanley Greenberg et Frank Greer, qui ont notamment organisé les campagnes victorieuses de Bill Clinton. Ceux-ci ont joué un grand rôle dans l’orientation positive, axée sur des propositions sectorielles concrètes, des premières campagnes de l’ANC, orientation électorale dont l’ANC ne s’est jamais départi depuis. Greenberg analysait ainsi en 1994, quelques jours avant les premières élections démocratiques : « Ici, nous avons un électorat qui est

sérieux. Les Sud-Africains ne votent pas juste pour affirmer l’histoire, ils votent pour une direction et un catalogue de propositions. […] Les Sud-Africains veulent

252 LODGE Tom. The African National Congress and its Allies In REYNOLDS Andrew dir. Election '94, South Africa :

the campaigns, results and future prospects. Londres: James Currey, 1994. p. 29.

253 LODGE Tom. The African National Congress In REYNOLDS Andrew dir. Election '94, South Africa : from Mandela

to Mbeki. Oxford: James Currey, 1999. p. 71.

254 LODGE Tom. The African National Congress and its Allies. op. cit. p. 26-29.

255 ELLDRIDGE Matt. Now wasn’t the time : the ANC’s 1994 election campaign in South Africa’s Western Cape

clairement que les élections traitent de leur vie de tous les jours »256. Sans l’apport de Greenberg et Greer, un stratège électoral de l’ANC l’affirme, la campagne de l’ANC de 1994 aurait eu une tonalité bien plus négative et offensive, axée sur l’histoire raciste et l’apartheid257. On leur doit notamment le remplacement, dans les dernières semaines de campagne, du slogan « L’heure est venue » (« Now is the

time »), qu’ils ont estimé trop menaçant, par le plus consensuel « Une vie meilleure pour tous ».

La direction nationale du parti fait en sorte que ce message positif soit un message unique et sans ambiguïté, projeté nationalement et de façon cohérente. Elle est ainsi régulièrement entrée en conflit avec les structures provinciales du parti du Western Cape, à qui elle a immanquablement imposé ses vues, avant les élections de 1994, de 1999 et de 2004. Dans une province aux dynamiques démographiques et politiques bien différentes du reste de l’Afrique du Sud258, les leaders et stratèges de l’ANC du Western Cape ont souvent voulu développer des messages électoraux négatifs et racialisés. Pour le principal stratège électoral de l’ANC du Western Cape, Garth Strachan, « la campagne nationale positive et

non-raciale, ça ne marche pas, dans le Western Cape. Nous, on veut pouvoir dire que la DA (le principal parti d’opposition) est raciste, qu’elle est anti-nation-building. Mais à chaque fois, on se fait rembarrer par le bureau national : ils nous disent

que ça va contre le message national, et que c’est contre-productif ! »259. En 1999,

quand, pour répondre au slogan « Fight Back » de la Democratic Alliance (DA) (que l’on peut traduire par « Rendez les coups »), l’ANC du Western Cape a produit un poster titré « Don’t fight Blacks !» (« Ne vous battez pas contre les Noirs ! »), les structures nationales du parti lui ont imposé de le retirer260. En 2004, l’ANC du Western Cape a soumis à l’ANC national un poster destiné au Western Cape, insistant sur la « division raciale » dans la province, que l’ANC national a

256 GEVISSER Mark. Clinton’s men on the ANC campaign trail. Weekly Mail and Guardian, Johannesburg, 25 mai 1994.

257

ELLDRIDGE Matt. Now wasn’t the time : the ANC’s 1994 election campaign in South Africa’s Western Cape

Province. op. cit. p. 65.

258 L’ANC n’a jamais remporté la majorité absolue dans le Western Cape, qui a encore été aux dernières élections de 2009 la seule province perdue par le parti, au profit du Democratic Alliance (DA). C’est également la seule province où les Africains sont une minorité (environ 26, 7%) : 53, 9 % de la population est coloured, et les Blancs sont 18, 4 % (d’après le recensement de 2001).

259 STRACHAN Garth. Membre du Provincial Executive Committee de l’ANC du Western Cape. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 26 octobre 2007.

refusé d’avaliser261. Pour le Coordinateur national des élections au siège national du parti, « les bureaux provinciaux de l’ANC peuvent produire leurs propres

slogans et leurs propres posters, mais on doit les avaliser au niveau national, pour s’assurer qu’ils sont cohérents avec le message global. Les slogans que nous soumettent les structures du Western Cape, ce sont des messages de colère, racialisés, qui divisent. On ne peut pas les accepter, on ne va pas mener une

campagne non-raciale dans tout le pays sauf dans le Western Cape ! »262.

1.2.1.2. Mots codés et légitimité anti-apartheid

A côté de ce message positif et non-racial, les programmes électoraux de l’ANC, ses spots télévisés de campagne, font entendre en sourdine une deuxième musique, un message destiné avant tout aux populations africaines, et éventuellement

coloured et indiennes. Théodore Pempel, dans son étude théorique du

parti-dominant, explique qu’un parti, pour établir et maintenir sa dominance, doit sans cesse réactiver les clivages sociaux et politiques qui lui ont permis d’arriver au pouvoir, et raviver symboliquement le passé héroïque et mythifié, les évènements fondateurs dont il tire sa légitimité historique263. L’ANC ne fait pas autre chose : en parsemant ses programmes et ses publicités de références à l’ancien régime et à son statut de vainqueur de l’apartheid, il entretient symboliquement ses « dividendes de libérateur »264, comme le dit joliment un leader du parti .

Kinder et Sanders, dans leur ouvrage sur la question raciale aux Etats-Unis, montrent avec détails comment les politiciens américains des années 1960-70 qui, dans l’Amérique post-ségrégationniste, ne pouvaient plus employer franchement de rhétoriques racistes désormais illégitimes, utilisaient ce qu’ils appellent des « mots codés raciaux »265 : par quelques mots-symboles précis, quelques thèmes ou images choisis avec soin, les leaders politiques savaient mobiliser les sentiments raciaux de leur audience et mettre subtilement en scène des identités collectives racialisées en évitant les discours ouvertement racistes. Dans un régime

261

DLAMINI Mandla. Coordinateur national des Elections à l’ANC. Entretien avec l’auteur : Johannesburg, 15 février 2008.

262 Ibid.

263 PEMPEL Theodore. Introduction. Uncommon democracies : the one-party dominant regimes et Conclusion. One-party dominance and the creation of Regimes. op. cit.

264 STRACHAN Garth. Membre du Provincial Executive Committee de l’ANC du Western Cape. Entretien avec l’auteur : Cape Town, 26 octobre 2007.

apartheid dont le non-racialisme est une valeur cardinale, et où tout discours clairement racialisé est par conséquent délégitimé, l’ANC fait de même : en invoquant de façon répétée la « liberté », l’ « apartheid » et « ses méfaits qui se

font toujours sentir aujourd’hui », les « discriminations » du passé, voire de façon

plus explicite l’ « affirmative action », il recycle son statut de mouvement de libération nationale à l’adresse des populations africaines, et également coloureds et indiennes.

Ses Programmes électoraux sont truffés de ces mots-codés, de ces thèmes mobilisateurs, à l’adresse des anciennes populations opprimées. Le Programme de 1994 présente l’ANC comme « l’organisation qui représente les victimes de

l’apartheid » et dit : ces premières élections démocratiques portent sur « un passé d’oppression et de désespoir et un futur d’espoir et de démocratie. Il y a ceux qui voudraient nous faire croire que le passé n’existe pas, et que les décennies d’apartheid ont subitement disparu. Mais la dévastation économique et sociale causée par l’apartheid est toujours là »266. Un paragraphe entier est consacré à l’ « Affirmative action », qui énonce : « Parler d’égalité n’est pas suffisant. Tout

spécialement quand la majorité de notre peuple a été marginalisée par un système qui les excluait par la loi et qui a privé le pays de leur contribution ». Pour ces

élections de 1994, la « Liberté » est identifiée par les stratèges du parti, avec la sécurité et l’emploi, comme un des trois thèmes que les démarcheurs de l’ANC en campagne doivent privilégier dans leurs interactions avec les citoyens267.

Le Programme des deuxièmes élections démocratiques de 1999 emprunte également cette rhétorique. Il pose la question : « Pourquoi voter pour l’ANC ? ». Et sa réponse immédiate est : « Parce que l’ANC a, avec le peuple, apporté la

liberté. L’ANC a mené le combat pour la liberté, en collaboration avec ses partenaires de l’alliance et la grande majorité des Sud-Africains. Avec le soutien massif du peuple, l’ANC a vaincu l’apartheid en avril 1994, pour que nous puissions ensemble construire une meilleure vie pour tous. Une nation d’égaux, de citoyens fiers qui ont retrouvé leur dignité, est en train d’émerger »268. Après un

265 KINDER Donald, SANDERS Lynn. Divided by color : racial politics and democratic ideals. Chicago: Chicago University Press, 1996. p. 223.

266 ANC. 1994 Election Manifesto of the African National Congress. op. cit.

267 LODGE Tom. The African National Congress and its Allies. op. cit. p. 28.

premier mandat de l’ANC qui n’a pas rempli toutes ses promesses, le Programme rappelle abondamment les méfaits de l’apartheid et les inégalités qu’il a léguées au gouvernement ANC, pour expliquer les insuccès de celui-ci :

« Nous partageons votre impatience de surmonter les crises vieilles de dizaines

d’années du chômage, de la criminalité et de la pauvreté. Pourquoi en sommes-nous encore là ?

●Parce que nous avons hérité d’un budget que l’on ne peut augmenter du

jour au lendemain, et qui doit maintenant être partagé par notre peuple entier, et non par une petite minorité comme pendant l’apartheid

●Parce que le système de l’apartheid nous a laissé en héritage une pauvreté

massive et un sous-développement affectant la majorité de notre peuple, qu’il faudra du temps pour surmonter

●Parce que nous avions besoin de temps pour changer toutes les politiques

de l’apartheid dont nous avons hérité, pour introduire les législations nécessaires et pour mettre en place une nouvelle administration. »

15 ans après la fin de l’Apartheid, et après trois mandats de l’ANC au pouvoir, le Programme électoral de 2009 est logiquement moins insistant sur l’apartheid et son héritage. Il se borne à évoquer rapidement l’apartheid et « ceux qui ont donné leur

vie pour que nous ayons la liberté »269. Le spot télévisé du parti rejoue cependant l’air de la libération et de la victoire épique contre le régime raciste : il s’ouvre sur les images fameuses de son icône, Nelson Mandela, sortant de prison dans la liesse populaire en février 1990, après 27 ans d’emprisonnement.

1.2.2. La campagne informelle : construction de