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UN QUOTIDIEN DIFFICILE : ENTRE HUMOUR, URBANITÉ ET IMAGINAIRE

III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE

III.III UN QUOTIDIEN DIFFICILE : ENTRE HUMOUR, URBANITÉ ET IMAGINAIRE

Jusqu’à présent le réalisme magique dans les œuvres présentées se limitait à une métaphore de bonheur ancrée dans la vision des personnages sur leur environnement de tous les jours. De cette façon, par différents procédés poétiques, visuels ou narratifs, l’auteur incitait le lecteur à faire de même et à voir de la beauté dans sa vie quotidienne, à reconsidérer son milieu de vie, sa routine, ses habitudes et même ses contrariétés. Somme toute, les protagonistes de ces histoires de la poésie du

quotidien devenu magique sont plutôt heureux, et optimistes. L’habileté qu’ils ont à s’émerveiller devant toutes les petites choses qui arrivent au cours d’une journée, crée un milieu paisible, serein et intime, dans lequel ils évoluent. Mais dans les deux prochaines œuvres que j’analyserai, les personnages ne sont pas très heureux. C’est leur obstination à percevoir les événements décourageants avec humour et optimisme, qui leur permet de passer à travers des journées difficiles. La poésie du quotidien n’est pas toujours agréable. D’ailleurs, la poésie ne va pas nécessairement de pair avec beauté et bonheur et les deux prochaines bandes dessinées sont là pour le rappeler. Les personnages s’en sortent grâce à leur imaginaire déluré qui leur permet de voir du beau, de l’humour, de la magie, là où il y a surtout du désappointement. C’est le cas du personnage autofictionnel de Julia dans Whiskey & New York de Julia Wertz et de Calvin, le terrible gamin de la série Calvin & Hobbes de Bill Watterson.

Commençons par la bande dessinée Whiskey & New York de Julia Wertz (née en 1982 à San Francisco), traduction française de Drinking At The Movies (2010, New York : Three Rivers Press) et publiée en 2011 par Altercomics. Il s’agit ici d’autofiction, le personnage et les événements étant inspirés de la vie personnelle de l’auteure. On peut suivre le personnage de Julia à travers son quotidien, de son déménagement de San Francisco à New York, le tout chevauchant une période d’alcoolisme.

Les différents chapitres suivent le fil chronologique de souvenirs et d’anecdotes. Ils sont divisés en saisons, du printemps 2007 à l’hiver 2008, et si la majorité des pages suit un gaufrier régulier de six cases, certaines ont des mises en page plus éclatées. On retrouve en effet des dessins architecturaux qui donnent un aperçu très détaillé de l’intérieur et de l’extérieur des différents appartements habités par le personnage, comme des petites maquettes de lieux que le lecteur peut reconstituer dans sa pensée (figure 18).

Figure 18 : Le dessin architectural dans Whiskey & New York49

D’autres dessins recouvrent plutôt une page entière, et représentent des vues choisies (intérieures ou extérieures) de différents environnements new yorkais. Ils servent le plus souvent de page d’introduction pour un nouveau chapitre (p.37, 116, 161) et dépeignent pour la plupart des

lieux déserts, sauf à la page 16 où Julia dessine en écoutant la radio auprès de deux chats (figure 19). Ces illustrations sont remplies de petits détails, et l’auteure dessine bien plus d’éléments que ce qui est nécessaire à la compréhension de l’histoire. Toujours à la page 16, Julia Wertz prend le soin d’ajouter des éléments qui donnent du réalisme à la bande dessinée. On y voit une cafetière italienne et une théière posées sur les ronds de poêle, de la vaisselle qui sèche sur un linge près du lavabo, des fruits un peu partout et un couteau sur une planche de bois prêt à les découper. Il y a quand même un peu de désordre dans cette cuisine impeccable, un sac à bandoulière très usé traîne nonchalamment sur le tapis tout près d’un sac d’épicerie encore plein. Bref, une cuisine dans laquelle le lecteur peut reconnaître des éléments similaires à tout logement nord-américain situé en zone urbaine. Cela crée un sentiment d’identification chez le lecteur. Il en résulte également un sentiment d’authentification des dessins. Ceux-ci, peut-on croire, dépeignent fidèlement l’environnement de l’auteure en raison de la multiplication des détails.

Figure 19 : Le soin des détails dans Whiskey & New York 50

Parmi les formes qui se soustraient au gaufrier régulier, on trouve aussi le schéma. À la page 173, Wertz résume l’interminable voyage de son personnage à l’aide de flèches et de dessins sommaires (figure 20). Les légendes des petites cases énumèrent simplement les heures de départ et les moyens de transport utilisés. Le style très épuré permet de saisir le voyage en un seul coup d’œil, le tout étant contenu sur une seule page. Le rythme est rapide, ce qui amène une touche humoristique.

Figure 20 : Une composition schématique dans Whiskey & New York 51

Encore plus extrême que le schéma, certaines cases ne montrent aucun dessin, on y trouve plutôt des listes, comiques (c.3,p.11, figure 21) ou cyniques (c.4, p.29).

Figure 21 : L’utilisation de la liste comme phénomène humoristique dans Whiskey & New York 52

Finalement, toujours dans une perspective humoristique, Julia Wertz offre des listes de dessins qui se comparent et s’opposent, présentant deux versions d’un événement avec ajout de variantes. La page 51 expose une série de dessins sous le thème «Quand la cuite tourne mal» et à la page 52, son comparatif «Quand la cuite tourne mal mais ce n’est pas si grave» (figure 22). Ces sujets sont évidemment dans l’optique de poser un regard amusant sur les situations difficiles provoquées par l’alcoolisme du personnage.

Figure 22 partie 253

Whiskey & New York est constitué de fragments. Chaque morceau d’histoire s’étend sur une ou plusieurs pages et est surmonté d’un titre, créant ainsi des micro-chapitres. Cependant, l’histoire est continue, et l’auteure n’hésite pas à revenir sur des thèmes ou des situations précédemment abordés. Les chapitres sont donc connectés. Les écarts au gaufrier anecdotique susmentionnés, constituent donc une pause, ralentissent la lecture, réactualisent l’attention du lecteur en plus d’introduire cynisme, humour et poésie.

La plupart des anecdotes racontées tout au long du livre, sont tirées du quotidien du personnage. Il y a anecdotes, en raison du point de vue spécifique (à la fois cynique et optimiste) de Julia sur les mésaventures qui ponctuent sa vie new yorkaise. Dessinatrice qui ne veut pas grandir, elle pose un regard amusé sur ses problèmes d’argent, d’alcool, de logement, de travail, de santé. Parce que ça constitue sa personnalité, parce que n’importe quelle situation vue à travers ses yeux finit par se régler ou du moins, à la faire rire. Le Centre national de ressources textuelles et lexicales définit ainsi l’anecdote : « Petite aventure qu’on raconte en en soulignant le pittoresque ou le piquant.54» C’est en recherchant la définition du terme «pittoresque» que je me suis rendue compte

qu’elle convenait parfaitement à la vision délurée de Julia sur son monde : «Qui a un aspect original, un caractère coloré, exotique bien marqué» et «Qui étonne, surprend par son caractère insolite et étrange; qui ne manque pas de saveur55».

Le lecteur la suit donc à travers son quotidien; certaines pages résument une journée entière en quelques cases, comme c’est le cas à la page 33 où elle fait part au lecteur du marteau-piqueur qui la réveille à six heures du matin, du café qu’elle renverse, de son erreur dans le choix de la couleur de ses stylos à dessin, et de la rencontre dans la rue d’un clochard avec un crochet en guise de main. Évidemment c’est ce dernier élément qui, à la limite de l’absurde, fait sourire (figure 23). Il clôture en effet une longue liste d’événements malchanceux qui, rend la bande dessinée humoristique en raison du rythme rapide qui accentue l’effet d’accumulation et du ton utilisé, à la fois blasé et insouciant. La réaction aux malheurs de la journée ne correspond pas à leur ampleur. Ce qui peut également être attribué au refus de grandir du personnage, refus d’endosser des responsabilités qui incombent aux adultes. C’est une enfant qui s’amuse dans la ville de New York, et on voit le quotidien difficile dans la métropole à travers ses yeux enjoués. Le personnage de Julia

54 Centre national de ressources textuelles et lexicales (2012). «Anecdote», CNRTL, [en ligne],

http://www.cnrtl.fr/definition/anecdote (page consultée le 13 juin 2015)

voit de l’insolite et de la couleur là où un passant ordinaire verrait probablement une situation banale. On la côtoie ainsi dans ses différents boulots, dans ses errances qui suivent sa propension à s’embarrer dehors, dans ses repas dans les restaurants de la ville, ou ses bières dans les bars.

Figure 23 partie 256

Ce que Julia Wertz apporte de différent à cette poésie du quotidien déjà très drôle, c’est le réalisme magique qui est introduit progressivement. Le réalisme magique dans Whiskey & New York tient à l’apparition d’objets anthropomorphisés qui interagissent de façon cohérente avec le reste de la fiction. Ils deviennent des personnages en soi, avec leur personnalité propre, ils s’adressent aux humains, sont dotés de jambes qui les amènent partout à travers New York, et ont

des mœurs dissolues, ce qui évidemment, renforce l’effet humoristique. L’introduction de ses objets vient aider la narration des moments très difficiles dans la vie du personnage principal. L’implication de ces objets-personnages dépasse la simple métaphore. Bien sûr, on demeure dans l’imaginaire, Julia imagine les aventures de son cerveau et de son portefeuille qui partent littéralement en cavale. Une façon comique de représenter une situation pénible ou ennuyante.

Le meilleur exemple de cette introduction du surnaturel dans le naturel débute à la page 88, passage qui a pour but la représentation des conditions handicapantes de l’alcoolisme du personnage. Trois bouteilles d’alcool malfaisantes prennent Julia en embuscade alors qu’elle se balade en ville. Elle n’a pas le temps de réagir qu’ils la tabassent en menaçant son foie et ses reins et la jettent dans un puits de whiskey avant d’aller saboter son appartement et ses relations communicationnelles. La page suivante, montre la jeune femme dans un état de détresse. Son cerveau sort de son crâne, l’abandonne et se jette littéralement dans «les égouts du désespoir» qui sont situés sous le trottoir. La représentation de métaphores prises au premier degré renforce l’effet comique et le cynisme de la situation (figure 24).

Figure 24 partie 257

À la page 90, son handicap causé par l’alcool la rend même inapte à assurer la continuité de la narration et c’est un duo de détectives qui viennent enquêter sur la situation dans un «Théâtre mystère» qui parodie les téléséries d’enquêtes policières. Comique de répétition, les enquêteurs la poussent également dans un puits de whiskey pour la conserver en attendant la fin de l’enquête. Le cerveau devient le personnage principal de ces quelques pages. Les enquêteurs disent d’ailleurs de lui que :

[c]e n’était pas la première fois que le cerveau de Wertz s’enfuyait… Mais il n’allait jamais bien loin… se réfugiant la plupart du temps dans les endroits les plus répugnants. Cependant, il arrivait que, parfois, son cerveau s’en aille pour son propre bien… Offrant à Wertz ce que beaucoup pourraient considérer comme un sursis peu mérité. Il nous est aussi apparu que son cerveau la sauvait de situations vraiment stupides dans lesquelles elle allait se fourrer.58

Ce passage sous-entend que le cerveau de Julia existe depuis longtemps comme personnage autonome et qu’il est responsable de plusieurs des bêtises de la jeune femme. Le cerveau s’adresse normalement à Julia comme n’importe quel autre personnage humain le ferait. D’ailleurs le cerveau boit de l’alcool, va au cinéma, mange du maïs soufflé… comme un être humain. Ça ne paraît pas étrange, et ce cerveau autonome est accepté par les deux enquêteurs comme faisant partie du récit au même titre que les autres protagonistes. Finalement, le cerveau en cavale est retrouvé au zoo et remis en place dans le corps de Julia qui se remet au travail, tout en sachant très bien que la situation va probablement recommencer.

Le même procédé comique est utilisé aux pages 181 et 182, alors que Julia imagine les « aventures extraordinaires du portefeuille rebelle». Celui-ci n’est pas simplement perdu, il vit une vie de perdition (à l’instar du cerveau), entre ivrognerie et prostituées… jusqu’à sa restitution à la jeune femme. Il récidive à la page 182, vivant des aventures similaires et maugréant également à son retour dans les mains de la dessinatrice.

Ce réalisme magique progressivement introduit dans la poésie du quotidien, a principalement un effet humoristique. Mais il peut avoir plusieurs applications à cette introduction de la magie dans la mimesis. Dans certains cas, il peut même créer une étrange ambigüité, entre imaginaire et réalité, comme c’est le cas dans Calvin & Hobbes de Bill Watterson.

III.IV

Dualité de deux mondes : imagination, points de vue multiples