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III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE

III.II CONTEMPLATION, NATURE ET SÉRÉNITÉ

Cette bande dessinée japonaise, c’est L’Homme qui marche de Jirô Taniguchi (né à Tottori en 1947). L’ouvrage a été publié chez Casterman en 1992. Si le dessin évoque a priori le manga, il n’en respecte pas les codes, le format étant plutôt celui d’un roman graphique occidental. À l’instar de Jimmy Beaulieu, Taniguchi met l’accent sur la vision particulière que son personnage pose sur son environnement. Regarder, réfléchir, méditer. La deuxième de couverture mise sur l’aspect extraordinaire de ce geste :

Qui prend encore le temps, aujourd’hui, de grimper à un arbre en pleine ville? D’observer les oiseaux, de jouer dans les flaques d’eau après la pluie? D’aller jusqu’à la mer pour lui rendre un coquillage? L’homme qui marche, à travers ses balades souvent muettes et solitaires, nous invite à partager le bonheur de déambuler au hasard. 40

Nous retrouvons, dans cette brève introduction, tous les aspects clés de la poésie du quotidien, soit le plaisir d’accomplir des gestes de tous les jours (et ce, en toute liberté et peu importe son âge), le regard particulier sur le monde, l’implication des cinq sens, la solitude qui se savoure, l’optimisme d’un personnage peu bavard qui réfléchit en marchant, et qui trouve son bonheur autour de lui. Il s’agit en somme de l’histoire d’un homme anonyme qui habite avec une jeune fille tout aussi

40 TANIGUCHI, Jirô (2003). L’Homme qui marche, Bruxelles: Casterman, [1992], deuxième de

anonyme et un chien qui se nomme Neige. Chaque chapitre raconte les pérégrinations de l’homme qui, après un prétexte banal pour se mettre en route, erre au gré du hasard, trouvant le bonheur dans ces promenades ingénues et impulsives.

Certains thèmes sont traités de façon similaire que dans -22°C, par conséquent, je serai brève sur ces aspects. On retrouve premièrement l’univers domestique, le cocon familial qui protège des intempéries et de l’agitation de la ville. Au début du livre, des boîtes éparpillées sur le sol laisse présager un emménagement qui date de peu (c.2-3, p.6). La nouvelle maison correspond à un nouvel environnement, et sert de prétexte pour débuter l’exploration, et découvrir les trésors cachés dans le quartier. L’architecture est représentée avec beaucoup de détails, le dessin étant minutieux, presque chirurgical. Le quartier, les lieux de promenade, les trottoirs d’autoroute comme les chemins dans la forêt, tout est dessiné avec le même souci de précision. La maison sert ici de refuge où se retrouvent les êtres aimés. Refuge contre le froid et la neige (p.20), la pluie (p.46), le typhon (p.55), et la chaleur (p.126). (Figure 10) Lieu de protection, la maison ne retient pas le personnage principal qui veut explorer.

Figure 10 : La maison comme refuge dans L’Homme qui marche41

Si nous avons accès à la maison du protagoniste, nous avons également accès à ses émotions, à son corps qui sert à la marche, mais qui transpire, aux muscles qui se crispent, qui demandent des pauses, mais qui rivalisent d’énergie et de souplesse. Intimité donc, du corps et de l’esprit. Les émotions sont suggérées par le dessin, les dialogues étant très restreints. Nous savons que nous avons accès à un homme doté d’une grande capacité d’émerveillement, curieux et avide d’apprentissage.

Figure 11 : Émerveillement, curiosité et apprentissage dans L’Homme qui marche 42

La page 9 en est un excellent exemple (figure 11); lors d’une balade en forêt, le personnage principal rencontre un ornithologue qui lui fait observer un oiseau à travers sa lunette d’approche. Intrigué, il pose plusieurs questions : «Quelles espèces peut-on observer?», et après avoir vu l’animal : «Comment s’appelle-t-il?» (p.9) Un regard de surprise et de fascination contraste avec le corps immobile, bien posé sur le trépied de peur de ne faire fuir l’oiseau. Sa fascination est telle qu’il reste sans voix. Quelques pages plus loin, il consulte un catalogue d’ornithologie, avide d’en apprendre plus. (p.12)

Le savoir, voici la clé pour admirer le monde autour de soi, pour mieux appréhender son environnement, qu’il s’agisse d’un contexte urbain ou de la nature. À la page 42, c’est accompagné d’un livre qu’il affronte l’ascension d’une colline. Et à la découverte d’un coquillage dans le jardin (p.47), il s’empresse d’aller consulter des ouvrages spécialisés à la bibliothèque. Deux pages (p.48- 49) sont d’ailleurs consacrées à ce lieu. Le personnage sait où regarder, il détient la connaissance de son environnement. Il peut alors guider le lecteur pour que ce dernier puisse à son tour contempler attentivement le monde autour de lui.

Nous savons de cet homme qu’il est très optimiste, toujours le sourire aux lèvres, peu importe la situation. Il est joueur, s’amuse d’un rien, comme à la page 64 où il prend plaisir à faire la course avec un vieillard. Son sourire bienveillant (c.6, p.64) se retrouve à plusieurs endroits dans le livre, apparaissant dans tous les chapitres : (c.6, p.6), (c.2, p.10), (c.7, p.11), (c.4, p.15), (c.5, p.26), (c.1, p.27), (c.4, p. 30) par exemple, pour ne citer que les premières occurrences de ce bonheur paisible. (Figure 12)

Figure 12 : Un sourire bienveillant dans L’Homme qui marche 43

D’ailleurs, nous pouvons déterminer que cet optimisme va de pair avec une incroyable sérénité. Celui qui sait voir le beau dans toutes les choses de la vie vit calmement. Cela rappelle évidemment le lien établit précédemment entre la poésie du quotidien et le bouddhisme zen. Car ici, le personnage est incroyablement calme malgré tous les incidents embêtants qui ponctuent son quotidien. Au contraire, il voit les bouleversements de sa routine comme étant des occasions d’explorer, de découvrir de nouvelles sensations, de nouveaux paysages. Un arrêt de bus manqué lui permet de partir en expédition sur une colline et même la pluie qui le trempe ne fait pas disparaître son sourire. La magie a opéré, il est heureux de cette surprise (p.39-46). Un typhon qui a ravagé le paysage lui permet de jouer dans les flaques d’eau (p.57). Des lunettes cassées par accident par des enfants jouant au ballon ne le contrarient pas. Au contraire, ce kaléidoscope lui permet de voir le monde à la manière des impressionnistes (p.87-94). Une double page (p.90-91, figure 13) représentant des familles relaxant dans l’herbe d’un espace vert fait d’ailleurs penser à certains tableaux de Georges Seurat (1859-1891), soit Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte (1884-1886, Institut d’art de Chicago, figure 14), Une baignade à Asnières (1883-1884, National Gallery de Londres), ou encore La Seine à la Grande Jatte-Printemps (1888, Musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles).

Figure 13 : Une vision altérée de la réalité dans L’Homme qui marche 44

Figure 14 : Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte de Georges Seurat45

Lorsqu’on lui demande à la page 94 si ses lunettes cassées ne sont pas dangereuses, il répond tout sourire : «Oui, mais… c’est rigolo non?» Cet homme qui voit le positif, le beau partout, est animé d’une curiosité qui permet l’exploration de son environnement comme un jeu dont les règles changent au gré de ses envies. Même s’il a atteint l’âge adulte, il ne se retient pas d’accomplir des gestes qui sont normalement attribués aux enfants : collectionner des objets trouvés (p.18, 37, 61), acheter des jouets (p.27), sauter les clôtures pour aller se baigner dans une piscine fermée (p.50), jouer dans l’eau de pluie et ramper sous des branches tombées (p.57), marcher sur en équilibre sur un mur (p.59). Sa curiosité le mène au hasard, le pousse à prendre des décisions impulsives qui lui permettent de découvrir de nouveaux lieux. Il erre jusqu’à se perdre (p.29), mais toujours très calme, il retrouve sereinement son chemin.

45 SEURAT, Georges (1884, 1884/86). Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte, huile sur

toile, 81 ¾ x 121 ¼ pouces, Chicago : Art Institute of Chicago, [en ligne],

Ici encore, pas de grands enjeux diégétiques. Certains schémas se répètent, trahissant les manies du personnage (se perdre dans les rues, reproduire des gestes usuellement associés aux enfants, collectionner des objets, s’attarder devant des rencontres muettes), mais jamais nous n’avons l’impression que le récit tend vers une fin, il n’est pas tautologique. Nous avons tout simplement accès à quelques fragments de la vie somme toute banale du personnage principal qui travaille en veston et cravate et qui rentre chez lui le soir pour manger et dormir. Un répertoire des actions qui constituent sa routine de tous les jours et des menus incidents qui viennent la bouleverser pendant un petit moment.

C’est plutôt la poésie qui amène le mouvement, l’action. Chaque chapitre se lit comme les strophes d’un grand poème muet, et contemplatif. Certes, le personnage flâne, physiquement, il met son corps à l’épreuve, mais plus que la marche en elle-même, c’est le regard sur le monde qui crée la poésie, qui crée un mouvement qui fait avancer le récit. Les cases qui fragmentent les instants, rythment les pages. Taniguchi fait varier les dimensions des cases, les plans et les points de vue selon les besoins narratifs. Ainsi, à la double-page 82-83, nous retrouvons des images en plongée et en contreplongée, des plans rapprochés sur les visages, des gros plans sur les regards, des plans d’ensemble suggérant le décor de la ville, des plans moyens montrant les personnages marcher, et beaucoup de points de vue. La verticalité des cases à la fin de la page 83 nous donne l’impression d’être également coincé. Tous ces moyens servent à dynamiser une anecdote banale : indiquer le chemin à une vieille dame et se faufiler dans une ruelle étroite. (Figure 15)

Figure 15 : Une mise en page dynamique dans L’Homme qui marche46

J’ai beaucoup parlé du regard chez Taniguchi et il en cela important de détailler ce point. L’auteur varie énormément les points de vue, nous montrant le personnage de tous bords tous côtés, mais également sa vision subjective. Autrement dit, à plusieurs reprises, nous voyons à travers les yeux du personnage. Si on retrouve également cet effet dans les cases 2 et 10 de la page 83 toujours, il est encore plus évident lorsqu’il implique directement les lunettes du protagoniste. À la dernière case de la page 46 (figure 16), nous prenons carrément la place de l’homme et notre regard se substitue au sien. Nous voyons ce qu’il voit, prenons le temps de nous attarder à ce que nous n’aurions pas nécessairement pris le temps d’observer.

Figure 16 : Un regard dirigé dans L’Homme qui marche47

Cette prise en charge du regard, imposée par la séquence fixe du dessin, nous oblige à s’attarder et à voir le poétique dans la contemplation. La page 38 (figure 17) nous offre un poème visuel, tout en multipliant les points de vue, le dessin demeure simple et efficace, dans cet étrange contraste de clair-obscur. L’avion en papier qui monte très haut dans un silence nocturne, laisse tout le loisir aux yeux de voir le caractère poétique, hors du commun de cette petite scène qui rompt la routine. Les lignes sont gracieuses, courbes, tout en demeurant très précises.

Figure 17 : Poésie visuelle dans L’Homme qui marche48

Le regard, est la vision particulière du personnage sur son monde. L’homme de L’Homme qui marche a une propension à la rêverie, à la contemplation, il les yeux ouverts pour voir la beauté des choses autour de lui. Ce regard, constitue le sujet principal d’un grand nombre de cases, créant non pas un martèlement, mais une sorte d’allitération visuelle. La plupart du temps, à ce visage contemplatif, s’ajoute une émotion, le plus souvent de bonheur paisible ou de curiosité. Le personnage regarde, il voit ce que les autres sont trop occupés à ignorer : (c.2, p.39).

Ce regard, souvent dirigé vers le ciel (c.1, p.56), rappelle la conception romantique de la nature, le sentiment de sublime du néant de l’être devant l’immensité du ciel ou de la forêt, offre une poésie grandiose. La nature est celle qu’on craint et qu’on respecte, celle qui impressionne par sa force, sa fougue (que ce soit à propos d’un bel arbre imposant, p.35 et 98, d’une colline à gravir, p.43, d’une tempête, à traverser p.55, ou encore d’un oiseau à secourir, p.60). La marche, l’errance, le flânage, rendent possible cette connexion avec la nature. À travers des chemins nouveaux, elle s’ouvre au marcheur qui y voit toute la beauté du monde.

Un regard poétique sur l’environnement autour de soi rend le quotidien un peu plus magique, puisqu’il sort l’individu de l’ordinaire vision du monde banale et routinière. Le dessin impose au lecteur la vision particulière et subjective du personnage, l’invitant à adopter le même et ainsi changer sa propre perception de son environnement. Dans L’Homme qui marche, la poésie sert à enjoliver la vie, à apporter un peu d’extraordinaire dans une vie normale. Mais quelques fois, les choses ne sont pas aussi faciles pour le protagoniste et à travers une vision poétique du monde, s’ajoute de la magie pour mieux se comprendre ou appréhender des moments difficiles à formuler en mots. C’est ce que j’aborderai dans le prochain chapitre où le réalisme magique commence progressivement à prendre sa place aux côtés de la poésie du quotidien.