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III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE

III.V LE MAGIQUE COMME CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ

Les deux prochaines œuvres qui seront abordées dans ce mémoire nous amènent encore plus loin dans le réalisme magique. Elles ont toutes les deux des caractéristiques propres au merveilleux (des animaux anthropomorphisés parlent et interagissent avec les humains) et des caractéristiques du réalisme (les personnages vivent dans des lieux reconnaissables géographiquement, ils ont leur routine, travaillent, mangent, etc.). Bien entendu, en tant que lectrice, j’ai fait le choix de lire ces œuvres avec une perspective poétique et réaliste magique. D’autres lectures sont également possibles, et cela vaut pour toutes les bandes dessinées de ce corpus.

La première bande dessinée que j’introduirai s’intitule Le Jardin de Mimi de Yoon-Sun Park (née en 1980 à Séoul), publiée en 2014 chez Misma. Le lecteur suit le quotidien d’une chatte nommée Mimi qui cultive un jardin. Elle est aidée par ses nombreux amis (Monsieur Kim, la voisine Marie, quelques poules, plein de chats, une vache et chien nommé Tomy) qui viennent lui tenir compagnie. Le dessin est fait à l’encre, puis coloré à l’aquarelle. Le fini est très doux, très

aérien. L’histoire est divisée sous forme de chroniques de quelques pages. Ces chroniques sont surmontées d’une case-titre très détaillée. Les différents chapitres sont interdépendants, les péripéties amenées dans les premières pages sont fréquemment citées plus loin dans le récit.

Le Jardin de Mimi suit les saisons, nous trouvons dans le livre, une profonde admiration de la nature. Une grande place est donnée à l’univers domestique, à l’intimité du logis. Les personnages apprécient d’être ensemble, autour d’une table remplie de victuailles, au chaud près du foyer (figure 29). Les activités les plus banales deviennent source d’aventures. À la page 84, pour choisir qui pourra utiliser un local, on organise un concours où les participants doivent laver la vaisselle, éplucher des pommes de terre et débroussailler le jardin (figure 30). Même les plus petits enjeux amènent humour et tendresse. D’ailleurs, si les protagonistes des autres bandes dessinées de ce corpus appréciaient leur solitude, on trouve dans Le Jardin de Mimi une valorisation du groupe, de la bande d’amis. Les personnages font preuve de solidarité les uns envers les autres, ce qui permet la survie des membres de ce cercle. Ils ont des personnalités complexes, sont débrouillards et ingénieux. Leur optimisme est égal à leur spontanéité. En effet, ils agissent tous de façon impulsive et selon leurs désirs, mais tout se passe toujours pour le mieux.

Figure 29 : Toujours prêts à la fête dans Le Jardin de Mimi67

Figure 30 : Un concours pour prendre une décision dans Le Jardin de Mimi 68

Le savoir est mis à l’honneur, comme ce fut le cas dans L’Homme qui marche de Taniguchi. Le lecteur perfectionne son apprentissage en même temps que les protagonistes. Si Monsieur Kim est un brillant inventeur, Mimi a quant à elle un statut valorisé d’intellectuelle (p.34). On la suit à travers sa formation à l’école du lait et son stage au magazine Fan de lait. Kim élabore une litière pour Mimi (p.17), prépare une serre (p.19) pour protéger les semis des limaces, construit un four solaire (p.39) et offre même au lecteur un schéma explicatif pour qu’il puisse le reproduire chez lui.

Il est précisé dans une note en bas de page que le four fonctionne vraiment et qu’il a été testé par l’auteure.

Les habitudes des personnages, leur spontanéité, tout cela peut sembler curieux pour le lecteur. En cela, il est clair qu’un pacte de lecture doit être conclu dès la première page. D’ailleurs, la cinquième case de la page 6 fait un clin d’œil au procédé (figure 31). On souligne que Mimi est une chatte et qu’elle vit dans un monde réaliste. Même les personnages nous le rappellent. Ce n’est pas normal ce petit animal instruit, mais au sein du récit, c’est quand même accepté. Voilà ce qui infirme l’option du merveilleux et adopte une posture réaliste magique.

Figure 31 : Clin d’œil au pacte de lecture dans Le Jardin de Mimi 69

Le livre propose un nouveau regard à poser sur l’environnement, sur la société. On y trouve une critique humoristique du capitalisme. Les vendeurs qui demandent de l’argent comme moyen de paiement exagèrent, allant jusqu’à exiger quatre euros pour deux patates (p.5). À la page 41, des bénévoles se plaignent de devoir payer pour pouvoir travailler. Seuls les personnages qui utilisent le troc et les dons s’en sortent efficacement. Ceux-ci utilisent les ressources à leur disposition, et construisent ce dont ils ont besoin. En somme, ils vivent sans travail salarié et ils vivent bien. Bien entendu, c’est aussi un clin d’œil sud-coréen à la peur panique du communisme. Mais l’essentiel est de rappeler aux lecteurs que la société est pleine de conventions arbitraires qu’il est possible de refuser. Yoon-Sun Park propose un autre monde possible, là où les chiens et les chats peuvent être amoureux, où les chats vont à l’école et où une vache peut refuser des mauvaises conditions de traite. Dans le village où Mimi habite, on trouve plein d’amour dans un monde pourtant difficile. C’est une proposition. Le lecteur, en fermant le livre, peut décider d’adopter des réformes à son propre quotidien et se positionner devant ce qui est pris pour acquis. La bande dessinée lui offre la possibilité de changer son regard sur le monde, et d’oser émettre des critiques. Park rappelle que le monde est complexe et que même les animaux anthropomorphisés sont rattrapés par leurs instincts primaux. Et cela, tout en humour et finesse.