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LA PERCEPTION D’UN QUOTIDIEN MAGIQUE, RITUEL ET POÉTIQUE

III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE

III.VI LA PERCEPTION D’UN QUOTIDIEN MAGIQUE, RITUEL ET POÉTIQUE

La dernière bande dessinée de mon corpus s’intitule Shä et Salomé, Jours de pluie, éditée chez Jean-Claude Gawsewitch. Les dessins sont de Anne Montel (née en 1988 à Nantes) et le scénario de Loïc Clément (originaire de Bordeaux). Fait à noter, Clément ajoute dans ses remerciements au tout début de l’album : «Le scénariste souhaite adresser un respectueux tirelipimpon à Bill Watterson, Charles Schulz et Bob Kane.70» Ces artistes sont, rappelons le,

respectivement les créateurs de Calvin & Hobbes précédemment abordé, de Peanuts et du personnage de Batman. C’est sans étonnement qu’on peut constater les rapprochements avec les deux premiers ouvrages, en ce qui concerne la poésie du quotidien, et les réflexions philosophiques sur la vie.

Jours de pluie, c’est une contemplation du quotidien sur le thème de l’automne. Salomé, une jeune femme rousse accro aux jeux vidéos, est en couple avec Shä, un chat anthropomorphisé

70 CLÉMENT, Loïc et Anne MONTEL (2011). Shä & Salomé, Jours de pluie, Paris : Jean-Claude

adopté à l’âge de quatre ans par une famille humaine. Les dessins sont réalisés, à l’instar du Jardin de Mimi, à l’encre puis recouvert d’une aquarelle diaphane. Le livre raconte le quotidien du couple et donc se permet d’allier des pages de bandes dessinées plus conventionnelles (figure 32) à des pages plus éclatées (figures 33 et 34). À partir de la page 98, le lecteur a accès au «petit monde de Shä & Salomé» et la BD s’ouvre à des recettes, des comptines, ou encore à des schémas d’origami. Le quotidien pratique des personnages peut être approprié par le lecteur. Ce dernier peut intégrer ces nouveaux apprentissages à sa vie de tous les jours. Cela n’est pas sans rappeler encore une fois la bande dessinée de Yoon-Sun Park.

Figure 32 : La célébration du quotidien dans Shä & Salomé71

Figure 33 : La vie est un jeu vidéo dans Shä & Salomé 72

Figure 34 : Postures improbables dans Shä & Salomé 73

Cette construction narrative basée sur de petites anecdotes, des détails, des jeux des personnages offre une grande liberté au scénariste puisque celui-ci n’est pas obligé d’établir un début ou une fin à l’histoire. Ce sont simplement des morceaux choisis de la vie des personnages. La bande dessinée est semblable à un poème composé de vers à longueur variable. La forme a une grande importance dans cet ouvrage éclaté graphiquement, puisqu’elle n’est pas fixe. Les images sont libres, aucun trait ne venant cerner les cases. Les auteurs accordent une place majeure à la synesthésie. Les personnages ne se lassent pas des paysages colorés de l’automne, ils contemplent la nature, les paysages dans les parcs et la rue depuis leur fenêtre (figure 32). Les moments reliés aux repas sont esquissés tout en longueur. Les personnages dégustent, hument, prennent leur temps. Aux différentes saveurs évoquées, s’ajoutent les odeurs qui y sont reliées, le thé qui infuse, les biscuits qui dorent dans le four, les poissons au marché. L’odeur du tabac est également présentée comme réconfortante à de nombreuses reprises. Réconfort et douceur, sont les mots clés de cette bande dessinée où le froid mordant du vent automnal, s’oppose à la chaleur du logis, à la douce légèreté de la couette de plume. Et la musique vient boucler le tout, qu’elle provienne d’un musicien de rue (p.25) ou de comptines familiales (p.48).

La vie de tous les jours devient magique, elle est source de surprises quotidiennes. Les personnages sont des explorateurs de leur quartier, des spécialistes de l’optimisme et de la délectation du temps présent. La bande dessinée met l’accent sur l’intimité d’un appartement comme écrin de chaleur et d’amour. C’est la première bande dessinée de ce corpus qui élabore réellement sur le couple, sur le partage d’émotions, sur la communion des êtres. Et qui plus est, un couple atypique formé d’une femme et d’un chat. Pour nous inviter à considérer notre monde autrement, à laisser tomber les préjugés, et à façonner un regard sensible sur notre environnement, notre quotidien.

Les personnages ont cette faculté de trouver le bonheur par le jeu. Tout au long de la bande dessinée, ce sont les mêmes jeux qui reviennent, que ce soit de compter les feuilles qui tombent des arbres (figure 35), de trouver des formes dans les nuages, les jeux vidéos, ou le collectionnement. Le quotidien des protagonistes est rythmé par les rituels, ils s’appliquent à sacraliser l’heure du thé, les moments passés ensemble, les obsessions (vidéo-ludiques pour Salomé et les poneys pour Shä). Le rituel donne de l’importance aux actions les plus banales, les rend à la fois désirées, espérées et merveilleuses. Il offre également un moment de pause, d’arrêt, de calme et de sérénité dans la

frénésie d’une journée saturée par le travail salarié. Il donne la possibilité aux protagonistes de ne rien faire, de juste se reposer et d’apprécier le temps qui passe que ça soit seul ou en famille.

Figure 35 : Le jeu comme rituel dans Shä & Salomé 74

Pour marquer le quotidien et accentuer le côté réaliste, Clément et Montel ont choisi d’intégrer beaucoup de références à la culture populaire (plusieurs renvois notamment à Batman et aux jeux vidéos), et à un environnement architectural français auquel le lecteur peut s’identifier. À

côté de cela, le surnaturel est complètement intégré au récit. Il n’y a pas de confusion entre différentes explications rationnelles ou non, même si les auteurs rappellent parfois au lecteur que la situation n’est pas commune, voire étrange. Si les personnages s’étonnent de voir Salomé entretenir une relation avec un chat anthropomorphisé, ils passent rapidement à autre chose, et l’acceptent tout simplement. Les personnages montrent ainsi qu’on peut être heureux même sans adhérer aux conventions sociales Ils combattent les préjugés autour d’eux et les normes établies. Shä adore se costumer et Salomé n’hésite pas à porter des vêtements connotés masculins, malgré ce que peuvent dire les passants (p.24 et 90).

C’est un esprit ouvert, libre d’idées toutes faites, qui permet aux personnages de contempler leur quotidien et de voir de l’épatant dans la vie de tous les jours. Les auteurs n’hésitent pas à dérouter régulièrement l’horizon d’attente du lecteur, pour lui permettre de décoder son environnement autrement. Le personnage a un don, celui de voir le beau dans ce qui l’entoure, et en fermant l’album, c’est le lecteur qui décide s’il s’approprie à son tour ce super pouvoir.