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IV. LA THÉORIE AU TOURNANT D’UNE ŒUVRE PERSONNELLE

IV.II SUR LA CONSTRUCTION DE L’OEUVRE

J’ai construit le scénario de façon à laisser au lecteur le choix de déterminer l’ampleur du surnaturel au sein du récit. En effet, rien a priori dans l’histoire ne déroge des lois physiques ou naturelles. Toutes les situations qui s’enchaînent sont plausibles au niveau de la vraisemblance. Mes personnages fréquentent un café, mangent des céréales le matin, écoutent de la musique, sortent les poubelles et nettoient leur appartement. Bref, des situations normales. C’est à travers leur regard que ces petites actions banalisées par leur caractère répétitif, prennent une forme sublime.

C’est leur joie de vivre, leur capacité d’émerveillement, leur spontanéité et leur liberté de penser et d’agir qui confèrent le merveilleux à leur quotidien. Ils s’amusent et ne se posent pas de limites relatives aux normes sociales. Ils agissent selon leurs désirs, sans se soucier de ce que les autres peuvent en dire. Ainsi, ils extériorisent leurs émotions, s’habillent en super-héros, élèvent un mystérieux dinosaure comme si c’était leur animal de compagnie, dévalisent impunément la nourriture offerte lors de vernissages, et jouent dans des tas de feuilles d’automne comme des enfants. Il n’y a donc pas d’intervention de fantômes, de doubles inquiétants, d’animaux qui parlent

ou d’objets en cavale. L’accent est mis sur l’improbabilité que certains événements se produisent dans le quotidien, le hasard joue souvent en faveur des personnages. C’est qu’eux aussi savent provoquer l’extraordinaire. La complicité et la bonne entente des deux colocataires accentuent leur joie et leur bonheur contagieux. Leur optimisme rend leur vie magique parce que c’est ainsi qu’ils ont décidé de voir les choses.

La seule ambigüité est entretenue vis à vis le dinosaure. Les deux colocataires agissent avec lui comme s’il était vivant, malgré le fait qu’il semble figé. La tension, à savoir s’il s’agit simplement d’un jeu ou si le jouet a réellement pris vie n’est pas résolue. C’est au lecteur de projeter son imagination dans le récit et de choisir sa position. Nous pourrions affirmer qu’il s’agit d’un pacte de lecture à options.

La bande dessinée est élaborée sous le principe de la chronique, forme dont relèvent beaucoup de BD abordées dans cette étude. C’est que la poésie du quotidien sied à ce découpage. En effet, il permet d’éviter le récit aristotélicien qui tend vers un but final, soit la résolution de l’intrigue. Il permet de choisir et de présenter des moments de la vie des personnages sans nécessairement imposer de lien chronologique précis. Et comme dans la vraie vie, il n’y a pas de fin. À la quatrième de couverture, on peut présumer que les protagonistes vont tout simplement continuer leur quotidien. La bande dessinée pourrait donc en théorie se terminer n’importe où. Cependant, comme dans la plupart des œuvres étudiées précédemment, j’ai ajouté quelques éléments qui demeurent dans la fiction au fil des chroniques. Ainsi, un élément de décoration apparu dans un chapitre, demeurera dans les chapitres suivants. Les cheveux et la barbe du personnage masculin poussent tout au long des pages. Il y a donc quand même des repères temporels reliés aux variations dans l’apparence physique et dans le changement des saisons. En effet, les premiers chapitres présentent un automne chaud et les derniers, un hiver glacial. Les lieux ne sont pas nommés, mais un connaisseur peut reconnaître dans le décor, la basse ville de Québec au Canada. J’ai choisi cet anonymat du lieu au sein du récit afin de lui offrir une plus grande universalité et pour me donner plus de liberté spatio-temporelle en ce qui concerne les différentes péripéties. Je n’ai donc eu aucune contrainte pour placer mes personnages dans des lieux précis. J’ai pu ainsi inventer le Café Couture, en me basant sur un modèle de ma connaissance qui existait jadis dans la région montréalaise.

Le niveau de langage parlé par tous les personnages est un français soutenu, mais oral, avec les particularités linguistiques que l’on retrouve au Québec. Le texte est inscrit directement sur les planches de BD, au feutre à l’encre de Chine, ce qui fait concorder le dessin et la calligraphie et donne une unité graphique aux pages. Il ne s’agit aucunement d’une autobiographie, malgré l’évidente ressemblance physique entre le personnage de Nora et moi-même. J’ai effectivement servi de modèle pour mes propres croquis. Quant à la création des personnages, il était important pour moi de promouvoir la diversité culturelle au sein de l’œuvre, ainsi que l’égalité des sexes et de combattre les différents préjugés qui sont attachés à la bande dessinée. Les personnages sont forts, sensibles, débrouillards, émotifs, astucieux et cela, peu importe leur genre ou leur nationalité. Mon but était de créer des modèles intéressants qui se distinguent des représentations habituelles. Mathieu a la peau plus foncée, Nora est blonde et petite, Anna est rousse aux cheveux frisés avec un visage marqué de grands cernes caractéristiques, et leurs amis sont Africains, Afro-Américains, Mexicains, etc. Je voulais ainsi témoigner des réalités du multiculturalisme canadien dans lequel j’ai grandi personnellement. Je tenais également à effacer la vie sentimentale de mes personnages. Leurs relations sont complexifiées par la distance, mais ils ne cherchent pas à se séparer. Ils aiment, donc ils attendent. Je voulais davantage souligner les amitiés solides et réciproques, et mettre en valeur les personnalités des différents protagonistes. Les relations amoureuses faisant partie du quotidien, je ne les ai pas exclues, mais la place qui leur est faite n’est pas primordiale. La recherche de l’amour n’est donc pas le thème de ma bande dessinée, même si c’est un sujet courant dans la littérature contemporaine.

Bien entendu, mes recherches sur la poésie du quotidien et le réalisme magique ont largement influencé ma pratique et la conception de mes œuvres bédéiques des deux dernières années. J’ai appris à mettre plus de magie dans mes récits, et à être attentive à ce que le point de vue subjectif des personnages soit mis en valeur. Le scénario a donc été élaboré au fur et à mesure des pistes que je découvrais au niveau théorique. Ainsi, plusieurs caractéristiques de la poésie du quotidien se retrouvent dans mon œuvre : admiration de la nature, lenteur des actions, variation des plans et des points de vue, personnages qui exécutent des tâches domestiques banales, pas de gros enjeux dramatiques, un optimisme à toute épreuve, la représentation de l’intime, etc. Lorsqu’en préparant le scénario et le storyboard j’ai voulu intégrer le réalisme magique à ma manière, je me suis référée à mes lectures et j’ai voulu l’introduire graduellement, toujours en passant par les yeux du personnage, et sans démonstrations flagrantes. Pour cela, j’ai beaucoup été inspirée par Jirô Taniguchi. J’ai choisi une certaine sobriété dans les démonstrations du merveilleux, préférant faire passer le déluré et l’extraordinaire par les personnalités originales et énergiques de mes

personnages. J’ai ainsi voulu adapter à mon univers personnel, les connaissances que j’ai apprises sur la poésie du quotidien et le réalisme magique et les différentes façons de les faire intervenir dans une bande dessinée.