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La poésie du quotidien comme réalisme magique en bande dessinée : suivi de Nora et Mathieu

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La poésie du quotidien comme réalisme magique en

bande dessinée suivi de Nora et Mathieu

Mémoire

Janie Deschênes

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Janie Deschênes, 2016

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Résumé

Cette étude porte sur les caractéristiques de la poésie du quotidien en bande dessinée. Les petites joies de la vie de tous les jours, leur représentation visuelle et leur transposition narrative, poétique ou non, traversent les différentes œuvres de mon corpus, soit Moins vingt-deux degrés Celsius de Jimmy Beaulieu (Mécanique générale, 2003), L’Homme qui marche de Jirô Taniguchi (Casterman, 2003), Whiskey & New York de Julia Wertz (Altercomics, 2011), Calvin et Hobbes en couleurs! de Bill Watterson (Hors Collection, 2008), Le Jardin de Mimi de Yoon-Sun Park (Misma, 2014) ainsi que Shä & Salomé, Jours de pluie d’Anne Montel et Loïc Clément (Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2011). Cette poésie du quotidien constitue un regard particulier sur le monde, à l’instar du réalisme magique. Cette étude explore le dialogue visuel et narratif qui existe entre les deux concepts, la poésie amenant une dimension magique importante au sein même de la fiction bédéique. En second lieu, il sera question de la bande dessinée Nora et Mathieu, laquelle a constituée la partie création de ce mémoire. Le processus artistiques ainsi que les caractéristiques qui définissent ma pratique de la bande dessinée, seront abordés.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... III TABLE DES MATIERES ... V LISTE DES ILLUSTRATIONS... VII REMERCIEMENTS ... XI

INTRODUCTION ... 1

I. POUR UNE DÉFINITION DE LA POÉSIE DU QUOTIDIEN ... 3

I.I LA POÉSIE DANS LES DICTIONNAIRES SPÉCIALISÉS EN ARTS ... 3

I.II LA POÉSIE NATURELLE ... 5

I.III L’INFRA-ORDINAIRE ... 6

I.IV POESIE ET BANDE DESSINEE : QUELQUES EXPERIMENTATIONS ... 7

II. POUR UNE DÉFINITION DU RÉALISME MAGIQUE ... 11

II.I LE SURNATUREL VERSUS LE NATUREL ... 11

II.II LE CADRE RÉALISTE DE LA FICTION ... 14

II.III RÉALISME MAGIQUE ET QUOTIDIEN ... 15

II.IV LA POSITION DU LECTEUR ... 16

III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE DESSINÉE ... 17

III.I INTIMITÉ, SENSUALITÉ ET ROUTINE ... 17

III.II CONTEMPLATION, NATURE ET SÉRÉNITÉ... 26

III.III UN QUOTIDIEN DIFFICILE : ENTRE HUMOUR, URBANITÉ ET IMAGINAIRE ... 39

III.IV DUALITÉ DE DEUX MONDES : IMAGINATION, POINTS DE VUE MULTIPLES ET EXPLORATION ... 55

III.V LE MAGIQUE COMME CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ ... 61

III.VI LA PERCEPTION D’UN QUOTIDIEN MAGIQUE, RITUEL ET POÉTIQUE ... 66

IV. LA THÉORIE AU TOURNANT D’UNE ŒUVRE PERSONNELLE ... 75

IV.I MON MÉMOIRE : UNE BANDE DESSINÉE ... 75

IV.II SUR LA CONSTRUCTION DE L’OEUVRE ... 76

IV.III AU SUJET DE LA MATÉRIALITÉ DE L’ŒUVRE... 79

CONCLUSION ... 81

BIBLIOGRAPHIE ... 83

ANNEXE ... 85

NORA ET MATHIEU ... 85

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Liste des illustrations

Figure 1 : Haïku en bande dessinée d’Ariane Pinel ... 9

Figure 2 : Haïku en bande dessinée d’Ariane Pinel (second exemple) ... 10

Figure 3 : Le portefeuille rebelle de Julia Wertz ... 13

Figure 4 : Page couverture de Moins vingt-deux degrés Celsius de Jimmy Beaulieu ... 18

Figure 5 : Le tableau Morning Sun d’Edward Hopper ... 19

Figure 6 : Un réveil qui s’éternise dans Moins vingt-deux degrés Celsius ... 20

Figure 7 : Temporalité ralentie dans Moins vingt-deux degrés Celsius ... 21

Figure 8 : Le plaisir de danser pour soi-même dans Moins vingt-deux degrés Celsius ... 23

Figure 9 : Construction rythmique dans Moins vingt-deux degrés Celsius ... 25

Figure 10 : La maison comme refuge dans L’Homme qui marche ... 28

Figure 11 : Émerveillement, curiosité et apprentissage dans L’Homme qui marche ... 29

Figure 12 : Un sourire bienveillant dans L’Homme qui marche ... 31

Figure 13 : Une vision altérée de la réalité dans L’Homme qui marche ... 33

Figure 14 : Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte de Georges Seurat ... 34

Figure 15 : Une mise en page dynamique dans L’Homme qui marche ... 36

Figure 16 : Un regard dirigé dans L’Homme qui marche ... 37

Figure 17 : Poésie visuelle dans L’Homme qui marche ... 38

Figure 18 : Le dessin architectural dans Whiskey & New York ... 41

Figure 19 : Le soin des détails dans Whiskey & New York ... 43

Figure 20 : Une composition schématique dans Whiskey & New York ... 44

Figure 21 : L’utilisation de la liste comme phénomène humoristique dans Whiskey & New York ... 45

Figure 22 partie 1 : L’utilisation de variantes dans Whiskey & New York... 46

Figure 23 partie 1 : L’optimisme humoristique dans Whiskey & New York ... 49

Figure 24 partie 1 : Introduction du surnaturel dans le naturel dans Whiskey & New York ... 52

Figure 25 : Des moments difficiles dans Calvin & Hobbes ... 56

Figure 26 : Hobbes, le tigre réconfortant dans Calvin & Hobbes ... 57

Figure 27 : L’importance de la nature dans Calvin & Hobbes ... 58

Figure 28 : La double identité de la peluche dans Calvin & Hobbes ... 60

Figure 29 : Toujours prêts à la fête dans Le Jardin de Mimi ... 63

Figure 30 : Un concours pour prendre une décision dans Le Jardin de Mimi ... 64

Figure 31 : Clin d’œil au pacte de lecture dans Le Jardin de Mimi ... 65

Figure 32 : La célébration du quotidien dans Shä & Salomé ... 68

Figure 33 : La vie est un jeu vidéo dans Shä & Salomé ... 69

Figure 34 : Postures improbables dans Shä & Salomé ... 70

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Dédicaces

Ce mémoire est dédicacé à tous mes chers amis d’Angoulême. Mais aussi à cette formidable femme qu’est Nicole Malenfant.

Et à mon amoureux extraordinaire. Je t’aime Marc-André, épouse-moi! Youpiiiiiiiiiiii! On fera des enfants après mon doctorat.

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Remerciements

Je souhaite remercier Madame Nicole Malenfant et Monsieur Bernard Paquet, professeurs à l’Université Laval, ainsi que Monsieur Lambert Barthélémy, professeur à l’Université de Poitiers, pour avoir pris le temps de lire ce mémoire et de l’évaluer.

Je souhaite remercier ceux qui font rayonner la bande dessinée, autant dans le milieu académique que dans la production artistique locale.

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Introduction

Je suis de ces personnes qui s’arrêtent en chemin pour contempler toutes les vitrines des magasins. Je suis de ces personnes qui apprécient la douceur d’un chandail de cachemire, la chaleur d’une tasse de thé, ou l’agréable sensation de marcher pieds nus sur un sol fraîchement lavé. Je suis de ces personnes pour qui tout est une fête, tout est palpitant, savoureux. J’aime les surprises, les moments inopinés, les heureux hasards. J’aime découvrir, explorer, admirer. Un oiseau, une loutre, un chat croisés sur le chemin du retour me font rêvasser pendant des heures. Un sourire du caissier de la tabagie quand j’achète des bonbons, me donne la pêche. Croiser un ami au marché constitue pour moi, une aventure remarquable, un signe du destin. Je suis de ces personnes qui prennent leur temps, qui ajustent leur regard pour voir la beauté dans le monde que je côtoie tous les jours. Certes, de tristes événements arrivent parfois. Il n’est pas question de le nier. Mais même les défaites sont des aventures. Et il suffit bien souvent d’un simple bonjour rieur de la bibliothécaire du quartier, ou de la réception d’une lettre d’une amie pour oublier ces tristes moments; pour continuer à m’extasier devant ce qui est beau, et à militer pour ce que j’estime être juste. Je suis de ces personnes qui reconnaissent la poésie dans le quotidien.

J’ai découvert le concept de la poésie du quotidien en étudiant le roman Le Bruit des choses vivantes1 de l’auteure Élise Turcotte (née en 1957 à Sorel). L’œuvre offrait au lecteur des moments

choisis, banals de la vie d’une mère monoparentale. Aucun enjeu dramatique majeur ne venait bouleverser la vie des personnages; pas de meurtre, pas de sang, pas de passion amoureuse. Juste une femme qui regarde le temps passer, lentement. En lisant par la suite Moins vingt-deux degrés Celsius de Jimmy Beaulieu (dont il sera question plus tard dans cette étude), j’ai relevé quelques similarités entre les processus narratifs. C’est sans étonnement que je lisais de plus en plus d’articles théoriques qui mentionnaient l’expression «poésie du quotidien», que ce soit pour qualifier un roman, une bande dessinée, une peinture ou encore un film. Mais on ne trouvait nulle part une définition claire de ce concept. Au fil de mes lectures, j’ai accumulé une liste de bandes dessinées qui relevaient de la poésie du quotidien. Parler du banal comme d’une chose extraordinaire semblait beaucoup plus répandu que je ne le pensais. Il suffit d’être prêt à voir n’importe quelle action comme étant fabuleuse pour qu’elle le devienne. La magie s’intégrait donc au quotidien, à la

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routine, aux gestes répétitifs de tous les jours, tout simplement parce que les personnages décidaient d’aborder leur vie d’une manière différente. C’est à ce moment que j’ai compris que la poésie dans le quotidien le rendait magique aux yeux des différents protagonistes.

J’ai constaté que les auteurs utilisaient le réalisme magique en bande dessinée pour créer des effets de styles métaphoriques, comiques ou sublimes. Je connaissais le réalisme magique par le cinéma. L’utiliser pour analyser des œuvres bédéiques s’est donc fait sans heurt. Les deux concepts relevant d’une vision particulière du réel, ils pouvaient se relier, et s’alimenter théoriquement. Si j’ai choisi de m’intéresser spécifiquement à la bande dessinée, c’est parce que je désirais ouvrir les horizons de la recherche qui confinaient la poésie du quotidien et le réalisme magique à d’autres formes artistiques comme le roman ou le cinéma. Je trouvais que les images avaient la capacité d’invoquer ces concepts de manière plus subtile. Contrairement au roman, les images de la bande dessinée n’ont pas besoin d’être accompagnées de texte. Tout n’est donc pas donné tout de suite au lecteur. Et contrairement au cinéma, les cases invitent à la pause. Les non-dits de l’image alimentent la poésie et offrent un caractère magique à l’histoire.

Dans cette étude, il sera donc question de la poésie du quotidien comme réalisme magique en bande dessinée. J’élaborerai tout d’abord des réflexions sur les différents concepts, et je tenterai de les définir. Par la suite, je présenterai les résultats de mes recherches, aidée par un corpus de six œuvres, toutes poétiques à leur façon. Je n’ai pas restreint géographiquement mon choix de bandes dessinées, mais elles sont toutes relativement récentes, la plus ancienne datant du début des années 90. J’aborderai les différentes caractéristiques de la poésie du quotidien et du réalisme magique en citant à chaque fois, un ouvrage différent tiré du corpus. Finalement, je conclurai avec l’influence que cette recherche a eu sur ma pratique personnelle de bédéiste. J’ai choisi pour cela une BD spécifique que j’ai scénarisée et dessinée pour mon projet final de maîtrise.

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I. Pour une définition de la poésie du quotidien

Dans ma recherche d’une définition de la poésie du quotidien, force est de constater que si l’expression est utilisée dans le langage courant pour décrire des œuvres artistiques, il n’existe pas de ressources documentaires ou linguistiques spécifiques au sujet. Par conséquent, je me suis dirigée vers les différentes entrées du terme «poésie», d’abord dans les dictionnaires généralistes, puis dans ceux qui sont spécialisés en arts. Dans les premiers, il y a toujours deux définitions. La première concerne la création d’une œuvre artistique impliquant des règles précises de versification. Ensuite, on trouve généralement une acceptation du terme au sens figuré qui sert de métaphore pour signifier qu’il y a sensibilité et émotions dans un objet spécifique.

Le dictionnaire Le Petit Robert est un exemple typique : Poésie ; «1° Art du langage, visant à exprimer ou à suggérer quelque chose par le rythme (surtout le vers), l’harmonie et l’image. […] 5° Propriété que l’homme attribue à certaines choses ou certains êtres d’éveiller en lui l’état poétique.2» Ainsi, tous les linguistiques s’accordent sur le fait que le quotidien peut donc être

poétique. Mais comment définir exactement le quotidien? Le Petit Robert en donne la définition suivante : Quotidien; «1° […] Subst. Le quotidien, ce qui appartient à la vie de tous les jours. […] 3° Littér. Monotone et banal comme ce qu’on voit tous les jours.3» Selon cette idée, si on s’arrête à

l’image négative de la succession banale des jours, le concept de poésie du quotidien serait donc antinomique. Voir le beau et ressentir des émotions positives dans la routine, apprécier les gestes qui composent une journée, qui se répètent sur du long terme, c’est transformer sa conception du quotidien pour qu’il perde son pendant négatif et ainsi savourer l’existence.

I.I La poésie dans les dictionnaires spécialisés en arts

Pour mieux cerner la poésie du quotidien, il faut sortir des conventions imposées par la poésie classique (métrique, rimes, formes fixes) et admettre que son essence puisse se trouver dans tous les autres aspects du réel, là où on souhaite la mettre et surtout la voir. Charles Dantzig, dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française en donne cette définition :

La poésie n’existe pas à l’état naturel. Loin d’être un fait qui préexisterait à l’homme et que celui-ci découvrirait, elle est sa création et son triomphe. Quand Balzac parle de poésie du

2 REY, Alain (1976). «Poésie», Le Petit Robert, Paris : Dictionnaire Le Robert, p. 1332 3 Ibid., «Quotidien», p.1442

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commerce, ce n’est pas qu’elle s’y trouve, c’est qu’il l’y met. Sa sensibilité lui fait transfigurer certains éléments du commerce que les autres ne regardaient même pas. La poésie est la forme supérieure de l’imagination. C’est pour cela qu’on la croit apparentée à la divination. Or, elle n’a rien à voir avec la Pythie, les mystères d’Eleusis, Dr Imbéné Ravalavanavano amour argent examens. La poésie, c’est du travail. Il en résulte un chant faisant croire qu’elle se passe dans le ciel. Le poète marche sur une corde. Elle est posée par terre. La poésie ne se trouve pas que dans les vers. Elle est là où le talent la met. La poésie est le résultat de toute bonne littérature. Mallarmé : ‘‘ Mais, en vérité, il n’y a pas de prose ’’ […]. Le poème est l’objet; la poésie, éventuellement le résultat. La poésie est même le résultat de tout art réussi : un tableau est de la poésie, un beau vêtement bien porté est de la poésie, etc. Est poésie le résultat de toute activité humaine menée à bien. Un geste gracieux

est de la poésie, un mouvement de troupe bien accompli est de la poésie.4

Le dictionnaire d’Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, offre également une définition des termes «poème», «poésie» et «poétique» qui se distingue par son application possible aux champs extralittéraires :

Poème […] Plus généralement on qualifie de poème le produit de l’activité créatrice du

poète, indépendamment de la versification. […] Dans la mesure où le terme de poème connote des idées de complexité et de cohérence formelle référables à une créativité exceptionnelle, il s’emploie aussi pour des œuvres d’art non littéraires. Ainsi Baudelaire, qui identifie le poème à la composition (indépendamment du matériau dans lequel celle-ci s’exerce), peut-il parler des poèmes de Delacroix. […]

Poésie […] Au sens le plus immédiat du terme, la poésie est l’art de produire des poèmes.

Par extension, le terme s’emploie aussi pour qualifier le résultat de la création poétique : la poésie est ainsi l’ensemble des productions poétiques. […] De même que le terme de poème, le terme de poésie a pris une extension extralittéraire. On parle ainsi de la poésie d’un tableau, d’une pièce de musique, mais aussi d’œuvres non humaines, tel un paysage par exemple. En ce sens, la poésie est la capacité que possède un objet quelconque de produire en nous une réaction affective et intellectuelle pareille à celle produite par un poème. […] [I]l existe […] une sorte d’état d’esprit esthétique qui pourrait être provoqué par un poème aussi bien que par un paysage. […]

Poétique […] il semble que la définition de la poéticité soit écartelée. Mais, plutôt que dans

la forme de l’œuvre, l’essentiel réside peut-être dans la prégnance du sensible et dans l’immanence du sens à ce sensible, par quoi l’expression se distingue de l’information, et le poétique du prosaïque. Ce qui cautionne cette distinction, c’est le comportement du récepteur : car l’être poétique de l’objet est éprouvé par celui qui accueille cet objet, qui se laisse inspirer par lui et se trouve induit à ce que Valéry nomme l’état poétique. 5

4 DANTZIG, Charles (2005), « Poésie », Dictionnaire égoïste de littérature française, Paris :

Grasset, [en ligne], oltra.unblog.fr/files/2011/06/sq5.pdf, (page consultée le 23 mai 2015)

5 SOURIAU, Étienne (1990). «Poème», «Poésie» et «Poétique», Vocabulaire d’esthétique, Paris :

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I.II La poésie naturelle

Finalement, en élargissant mes horizons de recherche, j’ai découvert le concept de «poésie naturelle» qui correspond à ma conception de la poésie du quotidien. La définition relevée ci-dessous est un résumé du livre Anthologie de la poésie naturelle publié chez K éditeur à Paris en 1949. Cette anthologie, écrite par les artistes Alain Gheerbrant (1920-2013) et Camille Bryen (1907-1977), était agrémentée de photographies de Brassaï (1899-1984). C’est la postface de ce livre qui m’intéresse, celle-ci étant un manifeste en faveur de la «poésie naturelle». Ce sont Alain et Odette Virmaux du Dictionnaire des mouvements artistiques et littéraires qui résument cette postface :

On pouvait y lire que cette poésie-là était «fille du hasard» et qu’elle pouvait surgir à tout instant des rencontres dans la rue (murs, trottoirs, bancs, cafés…), sous la forme de graffiti, d’affiches lacérées, de prospectus, de dessins d’enfants ou de discours d’ivrognes.6

En entrevue, Bryen mentionne ses influences dans le processus d’élaboration de son anthologie. Il avoue en avoir vu les prémisses dans l’introduction écrite par Jean Arp pour l’ouvrage Histoire

naturelle de Max Ernst, publié en 1926. Bryen a en effet fait des liens avec l’ancienne pensée

chinoise et le zen, découverts dans Introduction au bouddhisme zen (1923) du philosophe japonais Daisetz Teitaro Suzuki. D’ailleurs, il raconte :

C'est en plongeant vers ma plus lointaine enfance que je réalise combien ce qui me troublait à cette époque participe peu des passions de l'homme [...] Je découvrais aussi une collection d'essences de bois rares. Chaque ligne, chaque contour, évoquait pour moi ou un monde imaginaire ou de très réels paysages, des profils d'hommes ou d'animaux. Plus tard je devais retrouver ces mêmes imaginations dans les racines, les pierres, les rochers, les taches, les peaux, les affiches déchirées, les étoffes usées, les lits défaits, les moisissures.7

6 VIRMAUX, Alain et Odette VIRMAUX (2012). «Poésie naturelle», Dictionnaire des mouvements

artistiques et littéraires : Groupes, courants, pôles, foyers, Paris : Éditions du Félin, p.388

7BRYEN, Camille (2007). Désécritures : Poèmes, essais, inédits, entretiens, Dijon : Les Presses du

réel, avec l’introduction de Michel GIROUD, [en ligne],

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I.III L’Infra-ordinaire

Évidemment, ce dernier courant artistique se doit d’être mis en relation avec le travail de Georges Perec (1936-1982). Cet auteur français s’intéresse à la transcription de ce qui est normalement rejeté en art, la routine quotidienne étant considérée comme ennuyante. Il se demande comment interroger et décrire «[c]e qui se passe chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le

commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel8». Bref, comment consigner ce qu’on ne remarque

plus, tant ce qui nous entoure clame sa redondance? Comment le rendre narratif, le faire surgir de la masse ambiante? Le Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain de l’École d’Architecture de Grenoble a effectué un travail d’analyse considérable, en tentant de répondre à

ces interrogations.9 La réponse tient dans la singularisation des lieux, des gestes, des objets. Mis en

valeur, détaché de son environnement habituel, l’objet devient unique, et le regard qui est posé sur lui change. En fait, il y a justement un regard qui se pose sur ce que normalement, le cerveau trie, et éventuellement oublie, afin de fonctionner avec le maximum d’efficacité et le moins de stimulus possibles :

Plus que l’image, c’est donc la question du regard que nous posons à travers les descriptions perecquiennes de l’espace public urbain. Par ses pratiques expérimentales de la ville et ses multiples réflexions sur sa dimension infra-ordinaire, Perec met à l’épreuve l’évidence du regard habitant. 10

Le centre de recherche s’est basé précisément sur l’analyse de deux écrits de l’auteur, soit Espèces

d’espaces et L’Infra-ordinaire. Les chercheurs ont relevé deux modes d’analyse de la part de

Georges Perec. Le premier consiste à se poser en un lieu fixe et à observer la rue et tout ce qui l’entoure, en prenant son temps. L’auteur note alors systématiquement les petits détails, tout ce qu’il voit, sans établir de hiérarchie et sans effectuer de tri. La description géographique est suivie par celle du public en mouvement, puis des récurrences qui s’accumulent jusqu’à ce que surgissent parfois des mini-histoires. Le deuxième mode d’analyse est celui de la déambulation. Tout en flânant, Perec crée la séquence suivante : marcher, regarder, (d’)écrire. Il en résulte des valeurs d’orientation (indications du parcours), d’imprégnation (lecture des objets, événements et scènes

8 PEREC, Georges (1989). L’Infra-ordinaire, France: Seuil, deuxième de couverture

9THIBAUD, Jean-Paul et Nicolas TIXIER (2004). «L’ordinaire du regard», École nationale

supérieure d’architecture de Grenoble, [cours en ligne], http://www.grenoble.archi.fr/cours-en-ligne/tixier/perec/perec.html, (page consultée le 26 mai 2015)

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notables), d’imagination (l’interprétation du passé, le souvenir) et d’abstraction (le travail d’écriture

en lui-même et ses résultantes).11

I.IV Poésie et bande dessinée : quelques expérimentations

À quoi sert donc la poésie appliquée au quotidien ? À considérer le monde autrement. «La poésie a pour vocation ambitieuse de dire autrement pour penser au-delà ; voir et toucher ce qui

nous entoure et ce qui nous constitue ; faire et défaire le monde ; rêver et changer la vie.12» Cette

citation est tirée d’un petit ouvrage qui a pour vocation de vulgariser la poésie, écrit par Yannis Youlountas et illustré de petites bandes dessinées de Patrick Chenais. Au tout début de mes recherches pour déterminer les œuvres de mon corpus, j’ai découvert ce petit essai qui a pour but de combiner texte et dessin afin de d’actualiser les applications possibles de l’art poétique :

Puisse cette promenade ludique dans la poésie susciter les désirs et les vocations et surtout contribuer à sortir cet art à part entière des fauteuils trop confortables et poussiéreux dans lesquels on l’a trop souvent assis. C’est tout ce que nous souhaitions en associant plume et feutre.13

Parmi les autres trouvailles qu’il est intéressant de mentionner et qui combinent les arts de la poésie et de la bande dessinée, il y a Cent ans et plus de bande dessinée de Jan Baetens publié chez Les Impressions nouvelles, maison d’édition qui entretient des liens étroits avec la bande dessinée. Ce livre dresse un portrait de l’histoire de la bande dessinée à l’aide de poèmes. Ceux-ci «ne sont pas de simples descriptions des bandes dessinées ou de leurs auteurs, mais tentent à chaque fois de saisir ce qu’une œuvre a de plus spécifique, et de rattacher cette ‘‘griffe’’ à une expérience de lecture qui ajoute aux dessins des perspectives inédites et imprévues.14» L’accent mis sur l’expérience comme stimulus poétique est important. N’est-ce pas une expérience particulière du monde qui le rend poétique? Pour ne donner en exemple qu’un seul poème, je citerai celui écrit sur l’œuvre de Bill Watterson, Calvin & Hobbes, laquelle sera convoquée plus tard au cours de cet essai à des fins d’analyse. Les références aux philosophes Jean Calvin et Thomas Hobbes ont été

11 Ibid.

12 CHÉRAIS Patrick et Yannis YOULOUNTAS (2005). La Poésie ça sert à quoi ? Petit manuel à

l’attention de ceux qui n’y connaissent rien ou s’en moquent, France : La Gouttière, p.7-8

13 Ibid., p.8

14 BAETENS, Jan (2007). Cent ans et plus de bande dessinée (en vers et en poèmes), Bruxelles :

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remplacées par Blaise Pascal et Jean-Jacques Rousseau dans une tentative d’adapter les connotations au monde francophone. Il en résulte un point de vue particulier, une vision personnelle de l’œuvre, où la magie intrinsèque de l’œuvre passe par les yeux du lecteur après ceux des personnages :

Bill Watterson

Calvin and Hobbes, V.F.

Le petit Pascal, 6 ans, A peur Du noir, Depuis toujours, Et du silence Pour toujours. Chaque nuit, Il couche

Avec le vieux Jean-Jacques, Ami des hommes,

Selon lui-même,

Ours hypocrite et insupportable, Selon les hommes

Qui le voient se promener Nu,

Vêtu seulement d’une pelisse arménienne Le couvrant de la tête aux pieds.

O tempora !

Et les parents qui adorent ça !15

Finalement, je souhaite souligner toutes les expérimentations graphiques et narratives réalisées dans le but d’appliquer à la bande dessinée les règles de la poésie conventionnelle, celle qui est régie par des contraintes formelles (pieds, vers, rimes, formes fixes). L’Ouvroir de bande dessinée potentielle (OuBaPo) réalise depuis plusieurs années un travail très étoffé en la matière. Les bandes dessinées que j’analyserai dans ce mémoire ne sont pas poétiques de par leurs contraintes formelles, mais plutôt de par leurs thèmes et les différentes manières de les adapter au médium bédéique. Cependant, il existe des bandes dessinées qui répondent à la fois au critère de la

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forme figée, et qui abordent la poésie de la vie de tous les jours. Le haïku est un poème fixe de tradition japonaise, composé de dix-sept syllabes réparties en trois vers de sept, cinq et sept pieds. Il se prête particulièrement bien à la représentation poétique du quotidien, car il permet de noter les émotions ressenties, de contempler un moment particulier qui émerveille ou étonne. Le haïkiste observe avant de juger, et les thèmes populaires sont traditionnellement en adéquation avec l’univers, la nature, les saisons qui passent. Évidemment, à l’instar de la poésie naturelle, il y a derrière cet art, l’influence du bouddhisme zen. Le senryu est une variante qui consiste à aborder un «sentiment personnel, parfois moqueur, notant une situation de la vie courante16». Évidemment, les

sentiments, les émotions, l’intimité, le point de vue d’une personne sur le monde, la contemplation de la nature et du temps qui passe, sont des thèmes qui relèvent merveilleusement bien de la poésie du quotidien. Ainsi, il me semble tout à fait approprié de présenter cette forme comme prélude pour saisir cette notion. En exemple, voici quelques haïkus d’Ariane Pinel publiés dans le recueil collectif Rhapsode, Poésie et bande dessinée :

«Je sors! / Faites l’amour à loisir, / mouches de ma chaumière» Figure 1 : Haïku en bande dessinée d’Ariane Pinel17

16 TOMÉ, Serge (2004). «Le Haïku : mode d’emploi», Temps libres, Liège, [en ligne],

http://www.tempslibres.org/tl/fr/theo/mode01.html, (page consultée le 26 mai 2015)

17 PINEL, Ariane (2002). «Sans titre», Rhapsode, Poésie et bande dessinée, Rennes : Éditions

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«Même mon ombre est / en excellente santé… / Premier matin de printemps» Figure 2 : Haïku en bande dessinée d’Ariane Pinel (second exemple)18

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II. Pour une définition du réalisme magique

Il est maintenant temps de définir le deuxième concept majeur impliqué dans ma problématique, soit le réalisme magique. La littérature sur le sujet étant plutôt diversifiée et abondante, j’ai trouvé plusieurs définitions qui me satisfaisaient. Tout comme la poésie du quotidien, le réalisme magique constitue une vision particulière du réel. En voici une définition de Benoît Denis dans Le Dictionnaire du littéraire :

Contre le réalisme traditionnel et ses présupposés rationalistes, le réalisme magique entend proposer une vision du réel renouvelée et élargie par la prise en considération de la part d’étrangeté, d’irrationalité ou de mystère qu’il recèle. À la différence du fantastique, caractérisé par un conflit entre une explication rationnelle des faits et un recours au surnaturel, le monde magico-réaliste forme un ensemble synthétique : l’unité en réside dans une subjectivité active qui investit la réalité au point de la transformer ou d’en abolir la perception commune. Le réalisme magique se donne ainsi comme une herméneutique de type spiritualiste ou idéaliste, visant à sonder le mystère immanent du monde. … Dans cette perspective, cette option intellectuelle se définit avant tout par la volonté de dépasser une série d’oppositions constituées (le réel et l’imaginaire, la réalité et le rêve, le rationnel et l’irrationnel, l’objectif et le subjectif, l’histoire et le mythe, le classicisme et le romantisme, etc.), au profit d’une synthèse fortement teintée de spiritualisme et d’idéalisme subjectif. 19

II.I Le surnaturel versus le naturel

Il est important en cela de le distinguer du genre fantastique qui est de l’ordre du brutal : «une irruption insolite, presque insupportable dans le monde réel20». Cette idée d’envahissement

n’appartient pas au réalisme magique. Lorsque Charles W. Scheel reprend les théories de la spécialiste du sujet Amaryll Chanady, il précise que dans les œuvres relevant du réalisme magique, le surnaturel fait partie du naturel. Le réalisme vient du fait que la vision du narrateur (ou du personnage) peut être correcte selon sa perception de son monde à lui. Il ajoute cependant que le narrateur n’a pas l’obligation d’être fiable21. En fait, la question de la fiabilité ne se pose pas

puisqu’il y a cohérence. Cette vision du réel est certes une acceptation de l’étrangeté et du mystère,

19 DENIS, Benoît (2010). « Réalisme magique», Le Dictionnaire du littéraire, Paris : Presses

universitaires de France, [2002], p.639-640

20 WEISGERBER, Jean (dir.) (1987). Le réalisme magique, roman, peinture, cinéma, Cahiers des

avant-gardes, Bruxelles : Éditions l’Âge d’homme, p.34

21 SCHEEL, Charles W. (2005). Réalisme magique et réalisme merveilleux, des théories aux

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mais aussi de la magie et de la féérie. Dans une œuvre réaliste magique, l’insolite, le bizarre, l’étrange, l’anormal, sont placés sur le même plan que les détails qui se veulent réalistes. Les personnages acceptent ces écarts à la mimesis sans se sentir agressés ou troublés, contrairement au fantastique. Amaryll Chanady ajoute à cela que ce qui est antinomique au niveau sémantique est résolu au niveau de la fiction.22 La chercheure offre une liste de caractéristiques pour définir à quelles œuvres s’applique le réalisme magique. L’universitaire Pierre-Luc Landry, à l’instar de Charles Scheel, les résume ainsi :

tout d’abord, le surnaturel dans le texte n’est pas présenté comme problématique; ensuite, le conflit de sens habituel entre le naturel et le surnaturel est résolu par la narration; finalement, il n’y a pas de jugement par rapport à la véracité des événements dans la fiction, les deux niveaux de réalité n’étant pas hiérarchisés. Le discours naturalise le surnaturel, en d’autres termes.23

Dans le domaine de la bande dessinée, il est question du discours, mais aussi du dessin. Un traitement uniforme du trait, des couleurs et des autres composantes du style graphique et de la typographique joue le même rôle. Par exemple, un objet qui parle à un humain sera dessiné dans le même style que les autres personnages du récit, comme c’est le cas dans Whiskey & New York de Julia Wertz :

22 Ibid., p.91

23 LANDRY, Pierre-Luc (2013). Les corps extraterrestres (roman) suivi de Le jeu réaliste magique

de la fiction. Le réalisme magique narratif comme posture de lecture paradoxale (étude) et de Une thèse «100 modèles» : méthode et recherche-création (petit essai), thèse en études littéraires, Québec : Université Laval, p.246

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Figure 3 : Le portefeuille rebelle de Julia Wertz24

Le surnaturel apparaît comme un moyen de singulariser les éléments de la vie courante, de les mettre en évidence, de les détacher de la masse des objets et des gestes routiniers. En cela, le réalisme magique peut être également considéré comme une stratégie permettant de révéler le caractère poétique du quotidien.

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II.II Le cadre réaliste de la fiction

J’ai mentionné plus tôt l’importance d’établir la distinction avec le genre fantastique. Mais qu’en est-il du merveilleux? La précision est essentielle à faire. Dans un récit merveilleux, la dimension réaliste est absente. Il n’y a pas l’antinomie nécessaire pour créer un doute chez le lecteur. Le surnaturel ne s’oppose pas au naturel, mais le lecteur n’a pas à se positionner sur la véracité des propos présentés. Chanady le précise, le réalisme magique ne relève pas du conte de fées. Dans la plupart des récits réalistes magiques, l’histoire se déroule dans une époque contemporaine normale. Il y a également une abondance de descriptions réalistes de l’homme, mais

aussi de la société.25 Dans la bande dessinée, les décors en arrière-plan sont souvent truffés d’objets

du quotidien qui a priori ne participent pas à la progression de l’action, mais agissent comme figurants d’un environnement familier, de façon à mettre le lecteur en confiance pour qu’il adhère au pacte de lecture. De la même façon, le dessinateur n’hésite pas à reproduire les lieux géographiques, des architectures qui existent vraiment et qui, en plus de créer un sentiment d’appartenance chez le lecteur qui reconnaît sa ville, renforce l’effet de réel.

On a longtemps désigné le réalisme magique comme étant un courant littéraire propre à l’Amérique du Sud. Ainsi, plusieurs universitaires l’associent uniquement à des œuvres telles Cent

ans de solitude (1967) de Gabriel García Márquez (né en 1927 en Colombie et décédé en 2014 au

Mexique). Amaryll Chanady tient à souligner qu’il n’est pas restreint géographiquement et qu’il

n’est pas nécessairement associé au roman.26 Les auteurs de l’ouvrage Le réalisme magique, roman,

peinture, cinéma dirigé par Jean Weisgerber en ont d’ailleurs fait le pari : on peut étudier le réalisme magique dans plusieurs arts différents, en passant par tous les continents. Évidemment, l’étude d’une œuvre réaliste magique ne se fera pas de la même façon si il s’agit d’un dessin, d’un film ou d’un poème. À travers mes recherches, j’ai trouvé quelques articles sur le réalisme magique en bande dessinée, notamment en ce qui concerne des mangas. Le surnaturel intervient sur le même plan que le naturel, à l’instar des anciennes croyances japonaises à propos des démons qui partagent leur quotidien avec les humains. De façon générale, on a tendance à étudier la bande dessinée réaliste magique avec les mêmes préceptes que les autres œuvres narratives. Contrairement à la peinture, la BD jouit d’un espace presque illimité pour développer une histoire en image. L’effet d’étrangeté, de malaise, de distorsion que l’on retrouve souvent dans les peintures du genre, n’est

25 SHEEL, Charles W., Op. cit., p.92 26 LANDRY, Pierre-Luc., Op. cit., p. 249

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pas aussi ostentatoire en bande dessinée. Cela s’explique par l’importance de créer un cadre réaliste au récit bédéique. Le surnaturel est le plus souvent dessiné dans le même style que les autres planches, ce qui rend le tout plus subtil.

II.III Réalisme magique et quotidien

Or, pour créer du réalisme, les auteurs et les dessinateurs puisent dans leur quotidien. Le but est d’offrir au lecteur un autre regard sur sa réalité de tous les jours, ce monde pris pour acquis dans lequel il baigne. Raymond Trousson dans son essai Du fantastique au merveilleux au réalisme magique?, met l’accent sur l’importance de bien réfléchir sur ce point : «À force d’être scruté, le familier, isolé de son contexte habituel, grossi ou rapetissé, saisi sous un angle inaccoutumé, trahit une face ignorée – qui est le fantastique. […] Sous cet éclairage apparaît le caché des choses, le bizarre, l’insolite se révèlent au regard […].27» En dialogue avec le discours de Trousson, on trouve

celui de Michel Dupuis et d’Albert Mingelgrün. Ces derniers ont réfléchi plus spécifiquement sur la poétique du réalisme magique, toujours en gardant en tête l’idée d’un réalisme magique appliqué au quotidien :

Mais avant que ne la fouille ce regard vivifiant ou que n’y intervienne l’une ou l’autre magie, cette réalité présente des caractéristiques, qu’ont dûment soulignées plusieurs théoriciens et critiques. Ainsi, et à l’opposé de ce qu’elle est appelée à devenir, elle ressemble souvent à s’y méprendre au vécu tel qu’avaient coutume de le peindre les réalistes. Elle offre un degré «normal» de perceptibilité et de rationalité avec, parfois, de fortes traces de quotidien, de banal, d’ordinaire. […] [L]e réalisme est ici l’outil d’une démarche expérimentale, il s’intègre dans un système qui le dépasse et qui l’utilise à ses fins. D’où aussi l’aspect transitoire que revêt l’image de la réalité sensible : sa situation en attente d’une maturation, son statut d’apparence que peut traverser à tout moment une réalité plus authentique. 28

Le surnaturel n’intervient pas toujours dans le récit de façon ostentatoire. En effet, la poésie du quotidien crée une vision enchanteresse des petits gestes de tous les jours, elle n’implique pas nécessairement l’intervention de fantômes, ou de profondes distorsions de la réalité. Lorsqu’il est

27 TROUSSON, Raymond (1987). «Du fantastique au merveilleux au réalisme magique ?», Le

réalisme magique, roman, peinture, cinéma, Cahiers des avant-gardes, sous la direction de Jean Weisgerber, Bruxelles: Éditions l’Âge d’homme, p.40

28 DUPUIS, Michel et Albert MINGELGRÜN (1987). «Pour une poétique du réalisme magique»,

Le réalisme magique, roman, peinture, cinéma, Cahiers des avant-gardes, sous la direction de Jean Weisgerber, Bruxelles: Éditions l’Âge d’homme, p.220

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question de banal et d’ordinaire, quand le récit obéit aux règles naturelles qui régissent le monde, c’est au lecteur de se prononcer. Dans L’Homme qui marche de Jirô Taniguchi par exemple, tous les événements sont de l’ordre de la mimesis; l’auteur n’insère jamais de scène paranormale. Pierre-Luc Landry écrit dans sa thèse :

Si le narrateur du réalisme magique ne met pas en évidence l’antinomie [entre le naturel et le surnaturel] et que les personnages de la fiction ne la vivent pas comme telle, elle n’en existe pas moins au niveau sémantique, notamment pour le lecteur qui est conscient d’assister à quelque chose de particulier, de contraire à la logique de son monde de référence.29

II.IV La position du lecteur

Le lecteur n’est pas obligé de croire à ce qu’on lui raconte. Il faut simplement qu’il accepte que les événements magiques soient normaux à l’intérieur du monde fictionnel. C’est l’idée du pacte de lecture qui valide le réalisme magique. 30 Voir de la poésie dans le banal, concevoir des

gestes ordinaires comme étant merveilleux, sublimes ou encore tragiques, c’est une posture que le lecteur doit choisir d’adopter.31 Ainsi, c’est au lecteur de décider si l’œuvre qu’il découvre est

réaliste magique. Il doit alors orienter sa lecture en ce sens et y voir du poétique, du magique. C’est une compétence de lecture qu’il applique consciemment.32

29 LANDRY, Pierre-Luc., Op. cit., p. 247 30 Ibid., p.248

31 Ibid., p.261 32 Ibid., p.267

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III. La poésie du quotidien comme réalisme magique en

bande dessinée

Le but de cette étude est de démontrer que la poésie du quotidien, exprimée dans un récit, peut créer une illusion de magie, de dépassement de la réalité, ce qui amène une possible lecture réaliste magique de ce qui est raconté. Cependant, les liens qui relient ces deux concepts sont complexes. Les deux consistent en une vision particulière du réel, ils peuvent donc s’alimenter mutuellement. Ainsi, le caractère magique de la vie de tous les jours peut être également vu de façon poétique et inversement, la poésie amène du merveilleux en renouvelant le regard du lecteur sur son propre monde.

Tout d’abord, je présenterai la poésie du quotidien appliquée à la bande dessinée à travers un corpus de romans graphiques choisis pour leur adhérence au thème. Les œuvres ne sont pas restreintes à une région géographique déterminée. Toutes les bandes dessinées offrent cependant une lecture poétique possible de la vie quotidienne. Ensuite, je démontrerai progressivement les liens entre la poésie du quotidien et le réalisme magique en présentant des fictions graphiques qui abordent la problématique selon des aspects différents.

III.I Intimité, sensualité et routine

La poésie du quotidien n’est pas un courant, ou un genre narratif. C’est la vision particulière d’un personnage, ou d’un narrateur sur le monde qu’il côtoie dans la fiction. Malgré cela, un certain nombre de caractéristiques formelles ou thématiques sont rattachées à des œuvres qui relèvent de cette poésie. Pour débuter mon analyse, je ferai appel en exemple à la très courte bande dessinée Moins vingt-deux degrés Celsius réalisée par le bédéiste québécois Jimmy Beaulieu (né à Québec en 1974). Publiée en 2003 chez Mécanique générale, la BD a été dessinée en trois jours à peine.33 Les

planches ont d’abord été présentées lors d’une exposition avant d’être reliées.

33 BEAULIEU, Jimmy. Jimmy Beaulieu, «au moins j’aurai essayé», [en ligne],

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L’histoire, à l’instar des autres productions faisant intervenir la poésie du quotidien, n’a pas une diégèse très complexe. Une femme anonyme habitant avec son chat dans un appartement, se lève un matin pour aller travailler. Dehors, c’est l’hiver. Elle n’est pas très pressée et profite de ce moment de paresse tout en se préparant pour la journée.

Dès la page couverture (figure 4) on nous plonge dans l’intimité du personnage. L’œil glisse de la jeune femme pleine de lumière vers le titre qui est mis en évidence. L’atmosphère est calme, sereine, dépouillée. La femme est nue dans son lit; son corps sera d’ailleurs un personnage à lui seul. La lumière verte au dehors et le réveille-matin qui vient juste de passer huit heures présupposent que le récit se déroule en hiver, ce qui est confirmé par le titre. Seulement les régions du monde où il fait si froid connaissent ces nuits sans fin. L’attitude contemplative du personnage n’est pas sans rappeler le tableau Morning Sun d’Edward Hopper (figure 5) à la différence près que le regard est plus enjoué, l’attitude plus satisfaite et optimiste et que le soleil hivernal n’est pas encore levé. Mais on retrouve dans les deux images, le même décor épuré, les draps lisses, la même posture des genoux immobilisés dans les bras, ce qui a pour effet de figer le temps et le mouvement. Seules les émotions suggérées par le visage animent les deux atmosphères :

Figure 4 : Page couverture de Moins vingt-deux degrés Celsius de Jimmy Beaulieu34

34 BEAULIEU, Jimmy (2003). Moins vingt-deux degrés Celsius, Montréal : Mécanique générale,

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Figure 5 : Le tableau Morning Sun d’Edward Hopper 35

Dès les premières cases qui défilent comme un générique de film, le lecteur est confronté à l’intimité du personnage de -22°C. S’il n’a pas accès aux pensées de la jeune femme (le livre étant presque muet), il entre dans son appartement, sa chambre, sa salle de bain, ces portes qui sont normalement fermées, restreintes à la vie privée. La bande dessinée est en cela un quasi lieu-clos. Seule une expédition dans le froid à la toute fin de l’ouvrage force le personnage à socialiser et éventuellement à séduire. L’appartement que l’on voit apparaître peu à peu est très sommaire, presque effacé pour mettre en valeur le corps, les mouvements, ses découvertes sensorielles, ses petites manies. Si le décor est réduit au maximum, ça n’empêche pas de ressentir la chaleur du logement. Quelques éléments personnalisent l’ensemble, et nous révèlent un peu de la personnalité de la locataire, soit une affiche de l’artiste expressionniste Emil Nolde et une sélection de disques et de films.

Le chat, second personnage de la bande dessinée, bien que dessiné de façon très

caricaturale, offre une sensation de réalisme, sortant régulièrement la protagoniste de ses rêveries. Il incarne la vie réelle, les besoins de base. Mais l’accès à l’intimité passe aussi beaucoup par le corps. La BD s’ouvre sur la jeune femme en train de dormir. Le lecteur devenu voyeur, est plongé dans la

35 HOPPER, Edward (1952). Morning Sun, huile sur toile, 28 1/8 x 40 1/8 pouces, Colombus:

Colombus Museum of Art, [en ligne], http://www.columbusmuseum.org/collections/morning-sun/,(page consultée le 7 juin 2015)

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chambre sombre, le tout dans un trait très doux, courbe, sensuel, dessiné d’un seul coup à la manière du croquis. On la contemple sans oser la réveiller. Un changement de position de la dormeuse (p.6) et l’arrivée du chat (c.3, p.7), sont de petites ponctuations dans un silence, une immobilité qui s’éternise (figure 6). Les cases se suivent et se ressemblent, créant presque un jeu des sept erreurs.

Figure 6 : Un réveil qui s’éternise dans Moins vingt-deux degrés Celsius 36

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Beaulieu a organisé sa bande dessinée de façon à créer une lente décomposition du mouvement, accompagnée de multiples changements de plans et de points de vue. On regarde lentement, mais attentivement. C’est d’ailleurs un élément qui revient souvent dans les BD qui se veulent poétiques. Dans -22°C, toute l’introduction est réalisée de manière à s’approcher lentement du personnage principal. La multiplication des plans ralentit la lecture, et allonge le temps de l’histoire. Les planches sont ponctuées de pauses, où une seule action peut s’étendre sur plusieurs pages (par exemple sortir du lit, figure 7).

Figure 7 : Temporalité ralentie dans Moins vingt-deux degrés Celsius 37

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Ces pauses, invitent aussi les poses du corps. Ainsi, à l’intimité du lieu habité, s’ajoute l’intimité physique du personnage principal. Jimmy Beaulieu, connu pour ses bandes dessinées érotiques, ne fait pas exception ici malgré la basse température annoncée par le titre. Le corps, d’abord suggéré par les couvertures, se dévoile peu à peu, pour ensuite apparaître tout entier alors que la femme se lève pour nourrir son chat. Les poses sont multipliées, le corps dessiné de façon très sensuelle, reste nu une très grande partie de l’ouvrage. Cette exhibition prend fin lorsque l’héroïne s’aperçoit que sa nudité est exposée au regard des passants par le biais de la fenêtre (p.30).

Les mouvements sont très limités, engendrés pour la plupart par la variation des plans et des cadrages. Le décor statique, évanescent, et l’immobilité du personnage rappellent les codes des études de nu. La nudité prolongée devient cependant lascive alors qu’elle est intégrée dans une fiction qui se veut réaliste. Le personnage se complexifie peu à peu alors que nous avons accès à des habitudes, de petites habitudes : une mèche de cheveux replacée du bout des doigts, une respiration, un regard songeur et contemplatif, une autre respiration, un grattage de fesses et des étirements. (p.12-13) À un moment, les actions sont si découpées et si répertoriées, qu’on a l’impression que Jimmy Beaulieu a appliqué la pratique de Georges Perec consistant à répertorier dans un temps donné, tous les événements, toutes les actions qui se passent. Les gestes, présentés de façon très lente, sont mis en valeur et gagnent un caractère artistique. Son rituel d’hygiène est détaillé, et son passage aux toilettes fait l’objet d’une case, au même titre que les autres (p.21). Le corps, personnage en soi dans cette bande dessinée, est anobli, artistique, et les gestes les plus intimes et anodins sont répertoriés sans jamais ôter cette impression sensuelle qu’offre la jeune fille. L’accès à son quotidien le plus banal, sa routine de tous les jours, offre en fait un certain érotisme, donnant l’impression qu’on fait partie de sa vie personnelle. On l’admire en train de prendre sa douche (p.21-25), couper ses ongles d’orteils (c.1-2, p.32), savourer son café (c.3-4, p.32).

La solitude lui fait apprécier les gestes qu’elle accomplit, et séduisante, elle n’est pas insensible aux regards qui se posent sur elle. Femme optimiste, elle prend un véritable plaisir à exister, à accomplir de menus gestes. Elle s’amuse comme une enfant dans la douche, souriant en faisant passer ses cheveux sur son visage. (p.24-25) C’est le même plaisir qu’elle prend à écouter sa musique à tue-tête, et à danser toute seule, sans partenaire. Ici encore, elle a le sourire (c.4, p.18). (Figure 8)

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Figure 8 : Le plaisir de danser pour soi-même dans Moins vingt-deux degrés Celsius 38

La sensualité du récit ne tient pas uniquement au corps dévoilé, à la participation d’une routine normalement cachée, mais aussi à la synesthésie, tous les sens étant impliqués dans cette courte histoire. Le toucher est très sollicité, le corps est sensible à la douceur des draps à l’épaisseur de la fourrure du chat, à la chaleur de l’eau. La vue est également très présente, le personnage a le regard songeur, contemplatif. Plusieurs cases sont consacrées à regarder l’environnement immédiat, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, à travers la fenêtre. Quelques variations de plans suggèrent également des points de vue à focalisation interne, on voit à travers les yeux du personnage. L’ouïe passe par les nombreux onomatopées, que ce soit les miaulements du félin, le bruit de l’eau qui

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coule dans la douche, ou les claquements de porte alors que la jeune femme quitte son appartement pour aller travailler. L’odorat et le goût sont mis en valeur par le plaisir de manger que partage la protagoniste. Le parfum et la saveur du café, caractérisés par l’univers domestique, sont mis à l’épreuve devant les odeurs de la ville et le goût sec et glacial de l’air hivernal. Une visite en chemin dans une boulangerie offre cependant une pause réconfortante pour les sens du personnage.

La structure formelle des planches (soit un gaufrier régulier de quatre cases par page), agit ici comme une contrainte pour découper soigneusement tous les mouvements et les mettre en valeur. Le dessin très expressif et libre de la plume empêche cependant le récit de stagner ou de s’apparenter au carnet de croquis. (Figure 9) La répétition de certaines cases, amène un rythme proche de celui du poème, impliquant les mêmes figures de style appliquées au dessin narratif : chiasme, parallélisme, allitérations visuelles.

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Figure 9 : Construction rythmique dans Moins vingt-deux degrés Celsius 39

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À l’instar de la vie réelle, et cette caractéristique est vraie pour toutes les œuvres que j’analyserai ensuite, l’histoire n’a pas de clôture, elle s’arrête subitement, tout simplement. On a accès à des portions de la vie du personnage, mais comme dans la vie réelle, la routine prendra le relais et l’histoire peut alors continuer dans l’imagination du lecteur.

Moins vingt-deux degrés Celsius démontre donc que la routine la plus banale et l’environnement le moins accueillant (un matin d’hiver avant d’aller travailler) peut être poétique lorsqu’on dirige le regard du lecteur de façon à ce qu’il conçoive de la poésie dans un univers domestique connu. Une autre œuvre, japonaise cette fois, est également représentative de la poésie du quotidien appliquée à la bande dessinée. Si certains thèmes sont semblables; la vie de famille à la maison, la solitude appréciée, le plaisir d’accomplir des gestes de la vie de tous les jours, elle en présente de nouveaux ou les invoque différemment.

III.II Contemplation, nature et sérénité

Cette bande dessinée japonaise, c’est L’Homme qui marche de Jirô Taniguchi (né à Tottori en 1947). L’ouvrage a été publié chez Casterman en 1992. Si le dessin évoque a priori le manga, il n’en respecte pas les codes, le format étant plutôt celui d’un roman graphique occidental. À l’instar de Jimmy Beaulieu, Taniguchi met l’accent sur la vision particulière que son personnage pose sur son environnement. Regarder, réfléchir, méditer. La deuxième de couverture mise sur l’aspect extraordinaire de ce geste :

Qui prend encore le temps, aujourd’hui, de grimper à un arbre en pleine ville? D’observer les oiseaux, de jouer dans les flaques d’eau après la pluie? D’aller jusqu’à la mer pour lui rendre un coquillage? L’homme qui marche, à travers ses balades souvent muettes et solitaires, nous invite à partager le bonheur de déambuler au hasard. 40

Nous retrouvons, dans cette brève introduction, tous les aspects clés de la poésie du quotidien, soit le plaisir d’accomplir des gestes de tous les jours (et ce, en toute liberté et peu importe son âge), le regard particulier sur le monde, l’implication des cinq sens, la solitude qui se savoure, l’optimisme d’un personnage peu bavard qui réfléchit en marchant, et qui trouve son bonheur autour de lui. Il s’agit en somme de l’histoire d’un homme anonyme qui habite avec une jeune fille tout aussi

40 TANIGUCHI, Jirô (2003). L’Homme qui marche, Bruxelles: Casterman, [1992], deuxième de

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anonyme et un chien qui se nomme Neige. Chaque chapitre raconte les pérégrinations de l’homme qui, après un prétexte banal pour se mettre en route, erre au gré du hasard, trouvant le bonheur dans ces promenades ingénues et impulsives.

Certains thèmes sont traités de façon similaire que dans -22°C, par conséquent, je serai brève sur ces aspects. On retrouve premièrement l’univers domestique, le cocon familial qui protège des intempéries et de l’agitation de la ville. Au début du livre, des boîtes éparpillées sur le sol laisse présager un emménagement qui date de peu (c.2-3, p.6). La nouvelle maison correspond à un nouvel environnement, et sert de prétexte pour débuter l’exploration, et découvrir les trésors cachés dans le quartier. L’architecture est représentée avec beaucoup de détails, le dessin étant minutieux, presque chirurgical. Le quartier, les lieux de promenade, les trottoirs d’autoroute comme les chemins dans la forêt, tout est dessiné avec le même souci de précision. La maison sert ici de refuge où se retrouvent les êtres aimés. Refuge contre le froid et la neige (p.20), la pluie (p.46), le typhon (p.55), et la chaleur (p.126). (Figure 10) Lieu de protection, la maison ne retient pas le personnage principal qui veut explorer.

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Figure 10 : La maison comme refuge dans L’Homme qui marche41

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Si nous avons accès à la maison du protagoniste, nous avons également accès à ses émotions, à son corps qui sert à la marche, mais qui transpire, aux muscles qui se crispent, qui demandent des pauses, mais qui rivalisent d’énergie et de souplesse. Intimité donc, du corps et de l’esprit. Les émotions sont suggérées par le dessin, les dialogues étant très restreints. Nous savons que nous avons accès à un homme doté d’une grande capacité d’émerveillement, curieux et avide d’apprentissage.

Figure 11 : Émerveillement, curiosité et apprentissage dans L’Homme qui marche 42

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La page 9 en est un excellent exemple (figure 11); lors d’une balade en forêt, le personnage principal rencontre un ornithologue qui lui fait observer un oiseau à travers sa lunette d’approche. Intrigué, il pose plusieurs questions : «Quelles espèces peut-on observer?», et après avoir vu l’animal : «Comment s’appelle-t-il?» (p.9) Un regard de surprise et de fascination contraste avec le corps immobile, bien posé sur le trépied de peur de ne faire fuir l’oiseau. Sa fascination est telle qu’il reste sans voix. Quelques pages plus loin, il consulte un catalogue d’ornithologie, avide d’en apprendre plus. (p.12)

Le savoir, voici la clé pour admirer le monde autour de soi, pour mieux appréhender son environnement, qu’il s’agisse d’un contexte urbain ou de la nature. À la page 42, c’est accompagné d’un livre qu’il affronte l’ascension d’une colline. Et à la découverte d’un coquillage dans le jardin (p.47), il s’empresse d’aller consulter des ouvrages spécialisés à la bibliothèque. Deux pages (p.48-49) sont d’ailleurs consacrées à ce lieu. Le personnage sait où regarder, il détient la connaissance de son environnement. Il peut alors guider le lecteur pour que ce dernier puisse à son tour contempler attentivement le monde autour de lui.

Nous savons de cet homme qu’il est très optimiste, toujours le sourire aux lèvres, peu importe la situation. Il est joueur, s’amuse d’un rien, comme à la page 64 où il prend plaisir à faire la course avec un vieillard. Son sourire bienveillant (c.6, p.64) se retrouve à plusieurs endroits dans le livre, apparaissant dans tous les chapitres : (c.6, p.6), (c.2, p.10), (c.7, p.11), (c.4, p.15), (c.5, p.26), (c.1, p.27), (c.4, p. 30) par exemple, pour ne citer que les premières occurrences de ce bonheur paisible. (Figure 12)

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Figure 12 : Un sourire bienveillant dans L’Homme qui marche 43

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D’ailleurs, nous pouvons déterminer que cet optimisme va de pair avec une incroyable sérénité. Celui qui sait voir le beau dans toutes les choses de la vie vit calmement. Cela rappelle évidemment le lien établit précédemment entre la poésie du quotidien et le bouddhisme zen. Car ici, le personnage est incroyablement calme malgré tous les incidents embêtants qui ponctuent son quotidien. Au contraire, il voit les bouleversements de sa routine comme étant des occasions d’explorer, de découvrir de nouvelles sensations, de nouveaux paysages. Un arrêt de bus manqué lui permet de partir en expédition sur une colline et même la pluie qui le trempe ne fait pas disparaître son sourire. La magie a opéré, il est heureux de cette surprise (p.39-46). Un typhon qui a ravagé le paysage lui permet de jouer dans les flaques d’eau (p.57). Des lunettes cassées par accident par des enfants jouant au ballon ne le contrarient pas. Au contraire, ce kaléidoscope lui permet de voir le monde à la manière des impressionnistes (p.87-94). Une double page (p.90-91, figure 13) représentant des familles relaxant dans l’herbe d’un espace vert fait d’ailleurs penser à certains tableaux de Georges Seurat (1859-1891), soit Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte (1884-1886, Institut d’art de Chicago, figure 14), Une baignade à Asnières (1883-1884, National Gallery de Londres), ou encore La Seine à la Grande Jatte-Printemps (1888, Musées royaux des beaux-arts de Belgique à Bruxelles).

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Figure 13 : Une vision altérée de la réalité dans L’Homme qui marche 44

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Figure 14 : Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte de Georges Seurat45

Lorsqu’on lui demande à la page 94 si ses lunettes cassées ne sont pas dangereuses, il répond tout sourire : «Oui, mais… c’est rigolo non?» Cet homme qui voit le positif, le beau partout, est animé d’une curiosité qui permet l’exploration de son environnement comme un jeu dont les règles changent au gré de ses envies. Même s’il a atteint l’âge adulte, il ne se retient pas d’accomplir des gestes qui sont normalement attribués aux enfants : collectionner des objets trouvés (p.18, 37, 61), acheter des jouets (p.27), sauter les clôtures pour aller se baigner dans une piscine fermée (p.50), jouer dans l’eau de pluie et ramper sous des branches tombées (p.57), marcher sur en équilibre sur un mur (p.59). Sa curiosité le mène au hasard, le pousse à prendre des décisions impulsives qui lui permettent de découvrir de nouveaux lieux. Il erre jusqu’à se perdre (p.29), mais toujours très calme, il retrouve sereinement son chemin.

45 SEURAT, Georges (1884, 1884/86). Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte, huile sur

toile, 81 ¾ x 121 ¼ pouces, Chicago : Art Institute of Chicago, [en ligne],

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Ici encore, pas de grands enjeux diégétiques. Certains schémas se répètent, trahissant les manies du personnage (se perdre dans les rues, reproduire des gestes usuellement associés aux enfants, collectionner des objets, s’attarder devant des rencontres muettes), mais jamais nous n’avons l’impression que le récit tend vers une fin, il n’est pas tautologique. Nous avons tout simplement accès à quelques fragments de la vie somme toute banale du personnage principal qui travaille en veston et cravate et qui rentre chez lui le soir pour manger et dormir. Un répertoire des actions qui constituent sa routine de tous les jours et des menus incidents qui viennent la bouleverser pendant un petit moment.

C’est plutôt la poésie qui amène le mouvement, l’action. Chaque chapitre se lit comme les strophes d’un grand poème muet, et contemplatif. Certes, le personnage flâne, physiquement, il met son corps à l’épreuve, mais plus que la marche en elle-même, c’est le regard sur le monde qui crée la poésie, qui crée un mouvement qui fait avancer le récit. Les cases qui fragmentent les instants, rythment les pages. Taniguchi fait varier les dimensions des cases, les plans et les points de vue selon les besoins narratifs. Ainsi, à la double-page 82-83, nous retrouvons des images en plongée et en contreplongée, des plans rapprochés sur les visages, des gros plans sur les regards, des plans d’ensemble suggérant le décor de la ville, des plans moyens montrant les personnages marcher, et beaucoup de points de vue. La verticalité des cases à la fin de la page 83 nous donne l’impression d’être également coincé. Tous ces moyens servent à dynamiser une anecdote banale : indiquer le chemin à une vieille dame et se faufiler dans une ruelle étroite. (Figure 15)

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Figure 15 : Une mise en page dynamique dans L’Homme qui marche46

J’ai beaucoup parlé du regard chez Taniguchi et il en cela important de détailler ce point. L’auteur varie énormément les points de vue, nous montrant le personnage de tous bords tous côtés, mais également sa vision subjective. Autrement dit, à plusieurs reprises, nous voyons à travers les yeux du personnage. Si on retrouve également cet effet dans les cases 2 et 10 de la page 83 toujours, il est encore plus évident lorsqu’il implique directement les lunettes du protagoniste. À la dernière case de la page 46 (figure 16), nous prenons carrément la place de l’homme et notre regard se substitue au sien. Nous voyons ce qu’il voit, prenons le temps de nous attarder à ce que nous n’aurions pas nécessairement pris le temps d’observer.

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Figure 16 : Un regard dirigé dans L’Homme qui marche47

Cette prise en charge du regard, imposée par la séquence fixe du dessin, nous oblige à s’attarder et à voir le poétique dans la contemplation. La page 38 (figure 17) nous offre un poème visuel, tout en multipliant les points de vue, le dessin demeure simple et efficace, dans cet étrange contraste de clair-obscur. L’avion en papier qui monte très haut dans un silence nocturne, laisse tout le loisir aux yeux de voir le caractère poétique, hors du commun de cette petite scène qui rompt la routine. Les lignes sont gracieuses, courbes, tout en demeurant très précises.

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Figure 17 : Poésie visuelle dans L’Homme qui marche48

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