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DUALITÉ DE DEUX MONDES : IMAGINATION, POINTS DE VUE MULTIPLES ET

III. LA POÉSIE DU QUOTIDIEN COMME RÉALISME MAGIQUE EN BANDE

III.IV DUALITÉ DE DEUX MONDES : IMAGINATION, POINTS DE VUE MULTIPLES ET

Calvin et Hobbes est la seule des œuvres présentées dans cette étude qui a été publiée en strips dans les journaux. Son auteur, Bill Watteron (né en 1958 à Washington D.C.) a publié sa série de 1985 à 1995. L’œuvre étant immense, j’ai choisi de me pencher sur les planches du dimanche, lesquelles étaient en couleurs et de plus grand format. Les planches étudiées proviennent de l’ouvrage Calvin et Hobbes en couleurs! publié en 2008 par Hors Collection59. Ce livre a l’avantage

de présenter la page originale en anglais, crayonnée et encrée, en alternance avec la page finale en couleurs et ici traduite en français.

Calvin et Hobbes constitue l’œuvre charnière de ce mémoire. Elle représente l’équilibre qui existe entre la poésie du quotidien et le réalisme magique. À travers les yeux du petit personnage, nous avons accès à sa vie de tous les jours, enjolivée par son imagination au point de vivre les aventures les plus palpitantes à ses côtés. L’histoire, ici encore, est simple. On suit le quotidien de Calvin, un garçon de six ans, dans ses explorations en pleine nature, au travers de ses bêtises, dans sa salle de classe, en punition chez le directeur ou encore en fin de soirée à l’heure du repas et du bain. Il possède une peluche en forme de tigre, Hobbes, qui devient un vrai animal doté de parole en présence de l’enfant, accro aux sandwichs au thon et gentiment bagarreur. Les adultes cependant, ne le voient que sous sa forme inanimée d’objet. Même si la bande dessinée suit le cours des saisons et marque en temps réel les mois qui se suivent et les fêtes qui ponctuent l’année, les protagonistes ne vieillissent pas. Quelques personnages secondaires reviennent au fil des cases, que ce soit les parents de Calvin, son institutrice, ou encore Susie, sa camarade de classe. Même si le garçon voit son quotidien de façon très poétique, et ainsi magique, il faut savoir qu’il n’est pas toujours très heureux. Entre les examens et les devoirs scolaires, entre les corvées domestiques, la brute de l’école et les diverses punitions pour ses bêtises, il lui arrive de se décourager et de voir les choses en noir (figure 25). Si Hobbes réussit à le réconforter la plupart du temps, il lui arrive de vivre des moments plus difficiles (figure 26).

Figure 25 : Des moments difficiles dans Calvin & Hobbes60

Figure 26 : Hobbes, le tigre réconfortant dans Calvin & Hobbes 61

Calvin est un grand admirateur de la nature, il a un respect profond pour elle. Il passe ses journées d’été à explorer les bois de son quartier. (p.39, 73) Les dessins sont très vifs, colorés, et la plume est souple, ronde, ce qui dynamise les planches. Si les pages représentant l’été sont envahies de verts, de violets, de rouges, de bleus et d’oranges (p.39, figure 27), celles qui représentent la fin de l’automne et l’hiver sont beaucoup plus épurées et proches des estampes japonaises, le blanc du papier devenant le blanc de la neige ou le gris des plantes desséchées (p.75). Par le jeu, par les longues promenades avec sa peluche Hobbes, Calvin sort du monde effréné régi par les adultes et expérimente la pause, le «rien», l’imaginaire s’autosuffisant.

Figure 27 : L’importance de la nature dans Calvin & Hobbes 62

Calvin et Hobbes, plus que toutes les bandes dessinées abordées dans cette étude, nécessite un pacte de lecture implicite avec le lecteur. Celui-ci doit comprendre et accepter le fait que Hobbes soit aux yeux de Calvin un véritable tigre et aux yeux des adultes, une simple peluche. Le lecteur doit pouvoir faire la différence entre ces deux états et continuer sa lecture en sachant qu’il s’agit du même personnage sous deux formes disparates et que cela correspond aux points de vue. Une fois ce pacte conclu, le lecteur peut alors saisir les nuances humoristiques que cette double identité amène. Bill Watterson disait à propos de son œuvre :

Au début de Calvin et Hobbes, il était assez novateur d’aborder la réalité sous un angle subjectif, et de dessiner des histoires aux points de vue multiples, en juxtaposant la vision de Calvin à ce que les autres voient. J’ai fait cela juste pour placer le lecteur dans la tête de Calvin, et pour révéler sa personnalité imaginative.63

Le philosophe Élie During a écrit un article sur le sens de la vie défini par Calvin et Hobbes qui a été publié dans un numéro hors-série du magazine Philosophie consacré à la bande dessinée. Dans cet article, During aborde certains questionnements reliés au réalisme magique dans la série :

L’apparition occasionnelle de la peluche en mode réaliste traduirait l’irruption du point de vue du monde adulte ou de l’environnement social (les parents, la petite Susie Derkins, etc.). Brusquement arrachés à notre rêverie sympathique, nous retrouverions pour quelques instants la dure loi du partage entre les choses et les vivants, les animaux et les hommes. La complicité qui nous lie – c’est un contrat de lecture implicite – au rêve éveillé de l’enfant, serait ainsi sourdement travaillée par une tension.64

Une tension qui selon During, demeure irrésolue. En effet, Calvin ne joue pas à «faire semblant», les conséquences de l’interaction entre les deux personnages sont bien réelles, physiques. À la page 67, la planche, initialement publiée le 21 mars 1993, montre ce point. Hobbes surgit en pleine nuit de la chambre à coucher et saute sur Calvin qui allait se chercher quelque chose à boire. Ce dernier pousse un grand cri en voyant le félin bondir. La case 13 joue sur l’ambigüité des explications. Les parents énoncent des hypothèses (somnambulisme, cauchemar), mais Calvin précise que c’est une tentative d’homicide de la part d’un chat de la jungle psychopathe (figure 28). On pourrait croire que Calvin a seulement été effrayé par le noir, ou a simplement glissé sur sa peluche, mais Watterson va plus loin. Calvin est étendu sur le sol, réellement assommé comme en témoignent les symboles au dessus de sa tête. De plus, Hobbes version peluche est couché sur lui, le garçon s’est donc bien et bel fait attaquer par le tigre, il n’est pas simplement tombé, sinon Hobbes ne serait pas aussi bien positionné.

63 Ibid., p.7

64 DURING, Élie (2013). «Calvin et Hobbes, Le monde comme expérimentation», Philosophie

magazine, Spécial bande dessinée : La vie a-t-elle un sens?, Hors série n°15, France :Philo Éditions, p.21

Figure 28 : La double identité de la peluche dans Calvin & Hobbes 65

Les gestes de Hobbes ont donc un effet bien réel que les adultes peuvent constater. Le tigre est un être indépendant, il n’est pas la chose de Calvin, les deux être sont égalitaires. Ainsi, Hobbes n’hésite pas à émettre des avis sur les jeux de son compagnon, à critiquer les actions du gamin, à se positionner contre lui s’il le faut. En revanche, les deux personnages sont extrêmement complices et ce, du début de la série jusqu’à la dernière case publiée. Selon During toujours, Hobbes serait donc une nouvelle possibilité d’appréhender le monde.

Son altérité réelle tient à ce qu’il incarne un autre principe de réalité que celui des parents ou de l’école, une autre version de l’humanité adulte : une version naturaliste, à la fois animale et rationnelle, qui fait concurrence aux modèles de socialisation habituels. […]

Pour devenir ce qu’il est, pour s’affirmer comme différent dans un monde décidément trop uniforme, Calvin traverse la barrière des espèces et absorbe, tel un chaman, la perspective du tigre.66

La bande dessinée sied bien au réalisme magique grâce à l’association entre le texte et l’image. En effet, le dessin permet de voir et de comprendre rapidement plusieurs niveaux de sens ou de points de vue, de façon subtile. Le lecteur n’a pas besoin d’une note explicative. De par sa clarté, le dessin révèle sans devoir expliquer les ficelles de l’histoire. La confiance est donc donnée au lecteur, c’est à lui de voir le merveilleux comme faisant partie du réel de l’histoire. Peu importe si les codes sont différents du monde dans lequel nous vivons, ils doivent simplement être cohérents au sein du monde fictionnel. Calvin accepte que Hobbes soit un vrai tigre devant lui et un jouet devant ses parents. Le lecteur fait de même. Si c’est accepté au sein de la fiction, il n’y a donc pas besoin d’une conclusion pour savoir si la tension Calvin-Hobbes est résolue ou non. Elle existe, c’est tout.