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Quitter le registre normatif pour découvrir les intentions

Le troisième et dernier écueil à dépasser avant de pouvoir entrer dans le vif du sujet de l’innovation managériale est celui de la normativité. Trop souvent, les développements en gestion et en théorie des organisations s’apparentent à de vaines quêtes du one best

way. La productivité (e.g. Taylor, 1911), l’excellence (e.g. Peters et Waterman, 1982),

la qualité (e.g. Ishikawa, 1985), la performance (e.g. Drucker, 2013), la liberté (e.g. Getz et Carney, 2009), l’autorité distribuée (e.g. Robertson, 2007)… Autant de crédos ayant façonné les courants managériaux à travers les époques. D’une panacée à l’autre, d’une mode à l’autre, où règnent injonctions et prescriptions, une seule voie, la meilleure, est tracée et doit simplement être suivie.

Or, les recherches empiriques démontrent la variété des cas, la difficile mise en œuvre, les risques d’échecs, les objectifs sous-jacents, les non-dits… Tant les propos profanes que la littérature scientifique foisonnent de critiques à l’égard de telles démarches univoques qui, pourtant, suscitent toujours l’enthousiasme et l’adhésion.

Indubitablement, les intentions à l’origine de l’innovation managériale en sont un fondement majeur. Contrairement à certaines innovations technologiques inventées partiellement ou totalement grâce au hasard9, l’innovation managériale est délibérée. Majoritairement top down (Damanpour, 2014), elle est bien souvent issue des plus hautes sphères de l’organisation, et ce pour plusieurs raisons (coûts, incertitudes, risques d’échec, etc.). Les motivations à l’origine de l’innovation managériale sont multiples : en premier lieu la performance mais aussi l’efficacité, voire l’efficience, ou encore la satisfaction des employés sont au cœur des propos (Birkinshaw et al., 2008). Hamel (2006) considère ainsi l’innovation managériale comme une source indéniable d’avantage concurrentiel, une des raisons centrales pour lesquelles certaines entreprises sortent du lot et se démarquent de leurs concurrents.

Néanmoins, une intention initiale délibérée ne signifie pas pour autant une complète clarté des objectifs, une maîtrise totale du déroulement ou encore une atteinte du résultat escompté, que du contraire (cf. infra). Cette normativité, sous couvert de bienveillance et d’intentions louables (intelligence émotionnelle et collective, autonomie, bien-être et bonheur au travail, collaboration, confiance, etc.), élude bien souvent la complexité, les intentions, les stratégies… En somme, l’humain et toute la part d’incertitude,

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https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_d%C3%A9couvertes_et_inventions_li%C3%A9es_au_hasard#En_invent ion_et_en_innovation

d’imprévisibilité, de rationalité qui est la sienne. Les acteurs, non seulement à l’origine – si tant est qu’elle puisse être identifiée précisément – de l’innovation managériale, mais tout au long du processus, agissent selon des logiques propres qu’il convient de mettre à jour pour comprendre finement ce qui se joue.

Pour caractériser les intentions constitutives de toute innovation managériale, la distinction classique opérée par Mintzberg et Waters (1985) entre les stratégies dites délibérées et émergentes se révèle pertinente. Le long d’un continuum borné d’un côté par une totale normativité et d’un autre par une totale spontanéité, ces auteurs identifient divers types de stratégies. Elles se distinguent l’une de l’autre au regard de plusieurs paramètres tels que la précision ou l’ambiguïté des intentions de la direction ainsi que la mesure dans laquelle elles sont partagées au sein de l’organisation, le contrôle ou la latitude accordée aux membres, la prédictibilité ou l’instabilité du contexte, ou encore sa prégnance sur les choix organisationnels. Comme détaillé dans le tableau ci-dessous, chacune des stratégies – planifiée, entrepreneuriale, idéologique, cadre, processuelle, déconnectée, consensuelle ou imposée – présuppose des règles de jeu et une mise en œuvre particulière, tantôt plus déterminée, tantôt plus émergente, dont l’issue demeure toujours incertaine.

Stratégie Caractéristiques principales

Planifiée Les stratégies proviennent de plans formels : les intentions précises existent, sont formulées et articulées par l’autorité centrale, sauvegardées par un contrôle formel qui assure une implémentation sans surprise dans un environnement favorable, contrôlable ou prévisible. Ces stratégies sont les plus délibérées. Entrepreneuriale Les stratégies proviennent d’une vision centrale : les intentions

existent en tant que vision personnelle et non articulée d’un seul dirigeant et sont donc adaptables à de nouvelles opportunités. L’organisation est sous le contrôle personnel du dirigeant et située dans un environnement de niche protégée. Ces stratégies sont relativement délibérées mais peuvent être émergentes.

Idéologique Les stratégies proviennent de croyances partagées : les intentions existent en tant que vision collective de tous les acteurs, dans une forme inspirée et relativement immuable, contrôlée normativement à travers un endoctrinement et/ou une socialisation. L’organisation

est souvent proactive vis-à-vis de son environnement. Ces stratégies sont plutôt délibérées.

Cadre Les stratégies proviennent de contraintes : la direction, à travers un contrôle partiel des actions organisationnelles, définit des frontières ou des objectifs stratégiques au sein desquels les autres acteurs se positionnent selon leurs propres convictions ou selon un environnement complexe et peut-être imprévisible. Ces stratégies sont partiellement délibérées, partiellement émergentes et délibérément émergentes.

Processuelle Les stratégies proviennent du processus : la direction contrôle les éléments processuels de la stratégie (recrutement, structure, etc.) et laisse les éléments du contenu aux autres acteurs. Ces stratégies sont partiellement délibérées, partiellement émergentes (et, à nouveau, délibérément émergentes).

Déconnectée Les stratégies proviennent d’enclaves : un ou des acteurs peu liés au reste de l’organisation produisent des modes de fonctionnement à partir de leurs propres actions en l’absence d’intentions centralisées et communes ou en contradiction directe avec celles- ci. Ces stratégies sont émergentes d’un point de vue organisationnel tandis qu’elles peuvent être délibérées ou non du point de vue du ou des acteurs.

Consensuelle Les stratégies proviennent d’un consensus : à travers un ajustement mutuel, les acteurs convergent vers des modes de fonctionnement qui se généralisent en l’absence d’intentions centralisées ou communes. Ces stratégies sont plutôt émergentes.

Imposée Les stratégies proviennent de l’environnement : l’environnement dicte les modes de fonctionnement, soit à travers une imposition directe, soit de façon implicite en devançant ou en limitant le choix organisationnel. Ces stratégies sont les plus émergentes, bien qu’elles puissent être intériorisées par l’organisation et devenir délibérées.

Tableau 4 – Description synthétique des types de stratégies Source : Mintzberg et Waters (1985, p. 270, notre traduction)

La normativité, avec le manque de définition stable de l’innovation managériale et le présupposé révolutionnaire, contribue à des débats et affrontements régulièrement stériles où chacun semble posséder la réponse et s’enferme, ainsi qu’autrui, dans des raisonnements binaires où règnent simplisme, diabolisation et angélisme.

Sans prétendre pouvoir relever le débat, notre objectif est d’en sortir afin de rendre intelligibles l’innovation managériale et son processus de changement tels que conçus par les acteurs de terrain eux-mêmes. De la sorte, nous espérons participer à la production d’une connaissance actionnable au sens où Argyris le conçoit , c’est-à-dire source de réflexion pour la pratique (Grenier et Pauget, 2007). Nous ne nions pas la normativité en tant que telle, mais souhaitons lever le voile sur sa multiplicité et sa complexité : les normativités et intentions des parties prenantes contribuent à la construction des phénomènes sociaux, en ce compris l’innovation managériale. De plus, lorsqu’il s’agit de recherche-intervention, la normativité des parties prenantes externes, en l’occurrence chercheurs et consultants, entre également en ligne de compte. Entre une vision d’académique analytique ou de consultant normatif, la frontière n’est pas si tranchée qu’on pourrait le croire. Bon nombre oscillent entre théoricien et praticien. Notre propre positionnement doit dès lors être clarifié, tant d’un point de vue épistémologique que méthodologique (cf. infra).