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En définitive, comme le déplore Damanpour (2014), aucun consensus et aucune vision intégrée n’existent aujourd’hui pour saisir finement et complètement l’innovation managériale. Qu’il s’agisse du processus d’innovation ou du résultat – atteint ou escompté ? – le focus de l’innovation managériale, son objet diffère d’un propos à l’autre, d’une époque à l’autre. L’ampleur même de la révolution engendrée par l’innovation managériale est difficilement saisissable. In fine, les clivages persistent, que ce soit entre théories concurrentes, acceptions plus ou moins larges, processus et résultat.

Tous ces écueils ne doivent toutefois pas décourager. Quittant une vision essentialiste, il est possible d’appréhender l’innovation managériale en tant que phénomène social construit par les rationalités multiples des acteurs en présence pour qui, s’il n’y a pas de révolution à proprement parler, il existe une évolution sensible de leurs contextes et pratiques managériales. Le processus de changement et le sens que lui confèrent les parties prenantes sont donc la clé, comme en témoigne le propos de Callon, auteur central d’une des théories mobilisées pour ce travail, la sociologie de la traduction : « Ce

n’est pas la qualité de l’idée originelle qui fait la bonne innovation, mais ce qui se passe pendant le processus. » (Callon et al., 1999, p. 114).

Hamel, en 2006, déplore un manque d’étude scientifique du processus d’innovation managériale. Presque quinze ans plus tard, la persistance des débats témoigne de cette nécessité renouvelée autour de l’innovation managériale stricto sensu, i.e. centrée sur la composante humaine du management.

Pour appréhender notre objet, nous nous situons en aval de la génération de l’innovation managériale, largement débattue par ailleurs soit par les tenants de la perspective des modes, soit par ceux d’une vision institutionnelle (Mol et Birkinshaw, 2009). Quittant les étapes relativement strictes et déterministes du processus d’innovation tel que le conçoit Rogers (cf. supra), nous nous concentrons sur le processus de transformation. Par là, nous abordons l’objet à travers une perspective centrée sur les acteurs et les singularités contextuelles (Adam-Ledunois et Damart, 2017).

Eu égard aux considérations précédentes, notre question de recherche concerne donc, au sein d’un contexte particulier, le processus de transformation organisationnelle qui résulte d’une innovation managériale et, plus précisément, la façon dont ce dernier est façonné par les acteurs : « Comment se déroule le changement induit par une innovation managériale visant à s’éloigner des fonctionnements et structures hiérarchiques classiques ? ». Ce questionnement général est décliné à travers trois questions de recherche distinctes mais complémentaires : (1) « Quel est le processus de changement à l’œuvre pour parvenir à une innovation managériale ? », (2) « Qu’advient-il d’une innovation managériale lorsque le processus est bouleversé par un changement stratégique ? », (3) « Quel compromis maintient-on autour d’une innovation managériale face à un changement de contexte ? »

É

PISTÉMOLOGIE

:

ENTRE INTERPRÉTATIVISME ET CONSTRUCTIVISME

Les considérations précédentes démontrent l’insaisissabilité du concept d’innovation managériale, fondamentalement polysémique, polymorphe et évolutif selon les périodes, approches et angles d’analyse choisis. Il en résulte à nos yeux un nécessaire rejet du positivisme en faveur de l’interprétativisme et du constructivisme. (Adam- Ledunois et Damart, 2017 ; Charreire et Huault, 2001 ; Grenier et Pauget, 2007 ; Thietart, 2007). En effet, l’essence de l’innovation managériale ne peut être considérée comme une réalité à saisir mais davantage comme un phénomène social construit par les acteurs en présence qui doit être interprété par le chercheur afin de (co-)produire une connaissance idiographique. En d’autres termes, nous rejetons l’hypothèse réaliste – et ce faisant le présupposé ontologique selon lequel la réalité doit être appréhendée indépendamment des observateurs (Charreire et Huault, 2001, p. 4) – en faveur de l’hypothèse relativiste (Thietart, 2007, p. 14-15).

En l’occurrence, le « constructivisme objet, imputé aux acteurs » – c’est-à-dire l’étude de construits sociaux – insuffisant en soi pour prétendre à un positionnement épistémologique constructiviste, est couplé à un « constructivisme méthodologique de l’observateur-chercheur » (Charreire et Huault, 2001, p. 14), en raison de son influence directe sur le terrain constitué en partie de projets de recherche-intervention (cf. infra). Le tableau ci-dessous met en évidence les contrastes entre positionnements épistémologiques et objets de recherches associés.

Approche positiviste Approche interprétativiste Approche constructiviste Vision de la

réalité Ontologie du réel Phénoménologie du réel Statut de la

connaissance

Hypothèse réaliste : il existe une essence propre

à l’objet

Hypothèse relativiste : l’essence de l’objet ne peut être atteinte (constructivisme modéré ou

interprétativisme) ou n’existe pas (constructivisme radical)

Relation sujet

/ objet Indépendance Interaction

Objectif de la recherche Découvrir la structure de la réalité Comprendre les significations que les

gens attachent à la réalité sociale, leurs

motivations et intentions

Construire une représentation instrumentale et/ou un

outil de gestion utile pour l’action

Origine de la connaissance

Observation de la

réalité Empathie Construction

Position de l’objet dans le processus de recherche Extérieure : guide le processus de recherche Intérieure : se construit dans le processus de recherche Intérieure : guide et se construit dans le processus de recherche Critères de validité de la connaissance Vérifiabilité, confirmabilité, réfutabilité Idiographie, empathie (révélatrice de l’expérience vécue

par les acteurs)

Adéquation, enseignabilité

Tableau 5 – Positions épistémologiques, approches de la réalité et objets de recherche Source : adapté de Thietart (2007)

Ces idéaux-types des trois postures épistémologiques classiques en sciences de gestion sont loin d’être étanches (Thietart, 2007) et peuvent davantage être considérés comme différents positionnements le long d’un continuum.

Loin du positivisme, ce travail de recherche est contrasté et oscille entre interprétativisme et constructivisme. Il s’agit effectivement d’étudier des phénomènes sociaux dont le chercheur ne peut – et ne veut – s’extraire totalement. Une part des processus d’innovation managériale étudiés tient à l’interprétativisme et poursuit un objectif de compréhension et de restitution des perceptions et du sens conféré par les

acteurs de terrain. Une seconde partie s’attache davantage à construire les représentations avec les acteurs à travers une recherche-intervention commanditée. Dans cette seconde perspective, connaissance et action sont indissociables (Detchessahar, Gentil, Grevin et Stimec, 2012).

Toutes deux relativistes, les épistémologies interprétativiste et constructiviste confèrent une place centrale au contexte (Girod-Séville et Perret, 2002). Dès lors, à partir des cas étudiés (cf. infra), la visée est double, à la fois compréhensive et praxéologique (utile à l’action) : « faire progresser les connaissances sur les organisations, leur gestion, tout en proposant aux praticiens des outils et des savoirs instrumentaux. » (Girod-Séville et Perret, 2002, p. 4). Les critères de validité de la connaissance produite sont l’idiographie et l’empathie d’une part ainsi que l’adéquation et l’enseignabilité d’autre part. En d’autres termes, les interprétations (adéquation) des cas singuliers (idiographie) traduisent le vécu et les perceptions des individus (empathie) et, dans certaines situations, sont construites conjointement par eux-mêmes et le chercheur qui met à disposition ses connaissances (enseignabilité) afin que les acteurs s’en emparent dans leurs interactions et dans le jeu social. (Charreire et Huault, 2001 ; Girod-Séville et Perret, 2002 ; Grenier et Pauget, 2007 ; Thietart, 2007)

Appliqué à notre objet, à savoir le processus de transformation organisationnelle qui résulte d’une innovation managériale, ce positionnement épistémologique se traduit par une approche résolument qualitative combinant recherche et recherche-intervention à travers diverses méthodes (cf. infra).

Comme l’indique Thietart, l’analyse d’un processus suppose une dimension temporelle centrale dans la mesure où « l’objet […] est opérationnalisé sous la forme d’une variable dont l’évolution, ou encore la transformation, le changement sont étudiés » (2007, p. 119). Dans les cas qui nous concernent (cf. infra), la dynamique à l’œuvre est saisie à travers le prisme de la gestion du changement tout au long du processus et les perceptions qu’ont les acteurs de la transformation.

Ce travail de recherche s’inscrit majoritairement dans une approche abductive. En effet, bien que la démarche paraisse inductive aux premiers abords – élucider le processus d’innovation managériale à partir du terrain –, elle ne peut être qualifiée précisément de

la sorte car, « l’objectif n’est pas réellement de produire des lois universelles, mais plutôt de proposer de nouvelles conceptualisations théoriques valides et robustes, rigoureusement élaborées » (Thietart, 2007, p. 61). Face à la complexité et la volatilité du phénomène et à ses innombrables concrétisations, des allers-retours réguliers entre le terrain et la théorie ont pris place afin d’affiner les récoltes du matériau empirique, voire d’alimenter les acteurs de terrain dans le cas de recherche-intervention (cf. infra). Thietart (2007) appelle l’abduction « exploration hybride » car elle mêle le mouvement déductif depuis la théorie vers le terrain et le mouvement inductif depuis le terrain vers la théorie. En réalité, la multiplicité des terrains, des approches, des méthodes et des théories conduit à mobiliser successivement, selon le déroulé du projet de recherche, les formes de raisonnement conjecturales que sont la déduction – « générer des conséquences » –, l’induction – « établir des règles générales » – et l’abduction – « construire des hypothèses » (David, 1999, p. 4). En effet, comme le démontre David, le raisonnement scientifique, les sciences de gestion ne faisant pas exception, mobilise souvent ces trois formes de raisonnement dans une boucle récursive.

Cette articulation peut se formaliser comme suit :

− une hypothèse explicative est construite par abduction pour rendre compte de données posant problème (j’observe que la rue est mouillée et je cherche une explication : il pleut, la balayeuse est passée, etc.) ;

− les conséquences possibles de cette hypothèse sont explorées par déduction (s’il pleut, non seulement la rue est mouillée mais aussi les trottoirs et les vitres de chez moi ; si la balayeuse est passée, seule la rue est mouillée, mais alors nous sommes l’après- midi, etc.) ; − l’induction permet une mise à jour (confirmation ou infirmation) des

règles ou théories mobilisées (lorsqu’il pleut, la rue est mouillée, la balayeuse ne passe jamais le matin, etc.) ;

− si ces règles sont infirmées, alors il faut reformuler – par abduction – de nouvelles hypothèses explicatives, et le cycle recommence. (1999, p. 5)

La définition suivante permet de saisir l’apport de l’abduction pour la recherche qualitative en sciences de gestion et, partant, l’objectif poursuivi ici : « L’abduction est l’opération qui, n’appartenant pas à la logique, permet d’échapper à la perception chaotique que l’on a du monde réel par un essai de conjecture sur les relations qu’entretiennent effectivement les choses […]. L’abduction consiste à tirer de l’observation des conjectures qu’il convient ensuite de tester et de discuter » (Koenig cité par David, 1999, p. 7 ; Thietart, 2007, p. 62).

Notre positionnement épistémologique interprétativiste et constructiviste est ainsi cohérent avec la forme de raisonnement abductif. Dans ces conditions, une méthode s’impose presque naturellement pour mener à bien ce projet de recherche : l’étude de cas. Plus exactement, nous optons pour l’étude de cas multiples (cf. infra) pour laquelle il importe de préciser d’emblée que le mode de raisonnement abductif est appliqué non seulement à chacune des études de cas, mais aussi à l’ensemble du projet de recherche, construit par itération.

M

ÉTHODOLOGIE

:

LES MULTIPLES FORMES DE L

ÉTUDE DE CAS QUALITATIVE

Notre objet de recherche, un processus – plus précisément le processus de transformation organisationnelle qui résulte d’une innovation managériale – notre positionnement épistémologique, à la fois interprétativiste et constructiviste, et notre raisonnement abductif plaident pour une méthode de recherche qualitative particulière : l’étude de cas. L’approche idiographique et le souhait de compréhension fine favorisent effectivement l’étude qualitative approfondie d’un ou plusieurs cas en lieu et place d’une multitude de données quantitatives sur un large échantillon (Bengtsson, 2012).

Comme l’explique Yin : « les études de cas sont une approche appropriée lorsque la question de recherche interroge sous l’angle du ‘comment’ ou du ‘pourquoi’, lorsque le chercheur a peu d’emprise sur le cours des événements et lorsqu’il s’intéresse à un phénomène contemporain en contexte réel » (2009, p. 2, notre traduction). Notre recherche répond effectivement à ces trois critères. D’autres méthodes (enquête, expérience, analyse d’archives, etc.) s’avèrent plus adéquates pour les questions ‘qui, quoi, quand, combien…’, les conditions maîtrisées par le chercheur ou les études historiques. (Rowley, 2003 ; Yin, 2009)

L’étude de cas n’est pas une simple méthode de recueil de matériau empirique, mais bien un choix et une réponse méthodologique à part entière. Par-delà les critères définis

supra qui démontrent l’adéquation entre notre question de recherche, notre objet et cette

approche méthodologique, l’étude de cas, bien que peu prescriptive quant aux moyens à déployer (C. B. Meyer, 2001), se révèle être une méthode complète pour (1) la conception du projet de recherche, (2) la collecte du matériau empirique et (3) l’analyse des résultats (Yin, 2009).