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L’innovation managériale en tant que processus de traduction

Article 2 – L’innovation managériale résiste-t-elle à un changement de cap stratégique ? Une

2. L’innovation managériale en tant que processus de traduction

L’innovation managériale, d’abord considérée par opposition à l’innovation technologique (Birkinshaw et al., 2008 ; Damanpour, 2014 ; Le Roy et al., 2013), a fait l’objet de multiples tentatives de définition et circonscription. À titre d’exemple, Birkinshaw et al. la définissent comme suit : « la génération et l’implémentation d’une pratique, d’un processus ou d’une technique de gestion nouveau au regard de l’état de l’art et destiné à l’atteinte d’objectifs organisationnels supplémentaires. » (2008, p. 829, notre traduction). Cette acception large présente des similitudes avec d’autres définitions, mais également des divergences, par exemple en ce qui concerne le point de départ et de comparaison, le locus of innovation (Damanpour, 2014). Celui-ci peut être absolu lorsqu’il est question d’une rupture avec ce qui existait jusqu’alors, comme dans la vision de Birkinshaw et al., ou relatif lorsqu’il s’agit d’une nouveauté – « réelle » ou perçue comme telle – pour l’organisation ou les personnes concernées (voir Le Roy et

al., 2013, p. 79-80). Le degré de radicalité de l’évolution varie donc selon les

L’approche notionnelle ne permettant guère de rendre compte de l’hétérogénéité du phénomène, d’autres choisissent de caractériser l’objet. Ainsi, Damanpour identifie quatre caractéristiques fondamentales des innovations managériales qui sont « adaptables, opérationnellement complexes (difficiles à implémenter et à utiliser), omniprésentes (changement de la structure administrative, de l’autorité et du pouvoir) et dont l’impact est incertain (manque de clarté quant au lien entre innovation et résultat) » (2014, p. 1272, notre traduction).

Plus récemment, le concept d’innovation managériale, embrassant traditionnellement l’ensemble des fonctions de l’entreprise (Le Roy et al., 2013), s’est vu attribuer un sens plus restreint autour de la composante humaine de la gestion, dans la lignée des critiques faites au taylorisme. Depuis l’École des relations humaines jusqu’à l’entreprise libérée, en passant par le lean management, les équipes autonomes, la sociocratie, l’holacratie ou encore l’organisation opale, l’innovation managériale n’est plus pensée en opposition à l’innovation technologique, mais bien en opposition aux modes de fonctionnement qualifiés de traditionnels, classiques, hiérarchiques, voire tayloriens (Autissier et al., 2018 ; Verrier et Bourgeois, 2016). Le propos d’Autissier et al. en témoigne : « L’innovation managériale se conçoit par différence à ce qui est considéré comme le management classique, c’est-à-dire le management hiérarchique structuro-fonctionnel (une structure, une fonction, un chef) en mode “contrôle/commande” (injonctions et systèmes de contrôle de réalisation de ces mêmes injonctions). Est considéré comme innovation managériale tout ce qui se détourne du modèle classique en rupture ou en évolution. » (2018, p. 44)

En définitive, comme le déplore Damanpour (2014), aucun consensus et aucune vision intégrée n’existent aujourd’hui pour saisir finement et complètement l’innovation managériale. Quittant une vision essentialiste, il est possible d’appréhender l’innovation managériale en tant que phénomène social construit par les rationalités multiples des acteurs en présence pour qui, s’il n’y a pas de révolution à proprement parler, il existe une évolution sensible de leurs contextes et pratiques managériales. Le processus de changement et le sens que lui confèrent les parties prenantes sont donc la clé, comme en témoigne le propos de Callon, auteur central de la théorie mobilisée dans cette article, la sociologie de la traduction : « Ce n’est pas la qualité de l’idée originelle qui fait la

bonne innovation, mais ce qui se passe pendant le processus. » (Callon et al., 1999, p. 114).

Trop souvent, les développements en gestion et en théorie des organisations s’apparentent à de vaines quêtes du one best way. La productivité (Taylor, 1911), l’excellence (Peters et Waterman, 1982), la qualité (Ishikawa, 1985), la performance (Drucker, 2013), la liberté (Getz et Carney, 2009), l’autorité distribuée (Robertson, 2007)… Autant de crédos prônant la naturalisation du phénomène et ayant façonné les courants managériaux à travers les époques. D’une panacée à l’autre, d’une mode à l’autre, toujours truffées d’injonctions et de prescriptions, une seule voie, la meilleure, est tracée et doit simplement être suivie.

Or, les recherches empiriques démontrent la variété des cas, la difficile mise en œuvre, les risques d’échecs, les objectifs sous-jacents, les non-dits… Tant les propos profanes que la littérature scientifique foisonnent de critiques à l’égard de telles démarches univoques qui, pourtant, suscitent toujours l’enthousiasme et l’adhésion.

Indubitablement, les intentions à l’origine de l’innovation managériale en sont un fondement majeur. Contrairement à certaines innovations technologiques inventées partiellement ou totalement grâce au hasard, l’innovation managériale est délibérée. Majoritairement top down (Damanpour, 2014), elle est bien souvent issue des plus hautes sphères de l’organisation, et ce pour plusieurs raisons (coûts, incertitudes, risques d’échec, etc.). Les motivations à l’origine de l’innovation managériale sont multiples : en premier lieu la performance mais aussi l’efficacité, voire l’efficience, ou encore la satisfaction des employés sont au cœur des propos (Birkinshaw et al., 2008). Hamel (2006) considère ainsi l’innovation managériale comme une source indéniable d’avantage concurrentiel, une des raisons centrales pour lesquelles certaines entreprises sortent du lot et se démarquent de leurs concurrents.

Néanmoins, un changement délibéré ne signifie pas pour autant une maîtrise complète du résultat, que du contraire. Cette normativité, sous couvert de bienveillance et d’intentions louables (intelligence émotionnelle et collective, autonomie, bien-être et bonheur au travail, collaboration, confiance, etc.), élude bien souvent la complexité, les intentions ou encore les stratégies sous-jacentes. En somme, l’humain et toute la part

d’incertitude, d’imprévisibilité, de rationalité qui est la sienne. Les acteurs, non seulement à l’origine – si tant est qu’elle puisse être identifiée précisément – de l’innovation managériale, mais tout au long du processus, agissent selon des logiques propres qu’il convient de mettre à jour pour comprendre finement ce qui se joue.

En lieu et place des qualités intrinsèques de l’innovation, difficilement appréhendables, nous choisissons d’expliquer le cours d'une innovation grâce au modèle de l’intéressement – i. e. la « capacité à susciter l'adhésion de nombreux alliés (utilisateurs, intermédiaires...) – [où] le destin de l'innovation dépend de la participation active de tous ceux qui sont décidés à la faire avancer » (Akrich, Callon et Latour, 1988, p. 23). À l’aide des étapes majeures de la sociologie de la traduction – ou actor network theory – l’objectif est de décrypter le processus d’innovation managériale. Quatre phases, non strictement linéaires, peuvent être distinguées.

La problématisation consiste avant tout à énoncer les problèmes et à caractériser le système d’influence en vigueur (les réseaux), c’est-à-dire à repérer l’ensemble des protagonistes en présence, leurs enjeux et intérêts, leurs atouts et leurs capacités de mobilisation. Il s’agit également d’identifier les points de passage obligés selon les parties prenantes, à savoir « les déplacements et détours à consentir et pour cela les alliances à sceller » (Callon, 1986, p. 183), autrement dit, les lieux ou événements susceptibles d’augmenter la convergence entre les acteurs. La problématisation aboutit à formuler une controverse commune par rapport à laquelle les uns et les autres vont pouvoir se situer.

Les dispositifs d’intéressement – actions et stratégies diverses – mis en œuvre par chaque acteur pour s’allier à un autre tout en s’interposant vis-à-vis d’entités tierces contribuent à construire et à situer les identités des acteurs dans un ensemble dynamique. Lorsqu’un intéressement est un succès, il devient à proprement parler un enrôlement qui implique de multiples transactions, négociations, impositions, consentements, etc. pour

in fine, identifier des porte-paroles et représentants légitimes et leur affecter des

missions précises.

Est alors amorcée la mobilisation des alliés à travers des déplacements et porte-paroles successifs dont la légitimité – toujours négociée – participe à instaurer un consensus sur

la résolution de la controverse de départ, matérialisé dans un réseau d’acteurs qui peut être renforcé au fil du temps par l’incorporation de nouveaux acteurs et par son ancrage dans les temporalités d’autres processus en cours. « La problématisation initiale, qui avançait des hypothèses sur les identités des différents acteurs, leurs relations et leurs objectifs, a laissé place au terme des quatre étapes décrites à un réseau de liens contraignants. Mais le consensus et la mobilisation qui le rend possible peuvent être contestés à tout moment. La traduction devient trahison. » (Callon, 1986, p. 198-199). En d’autres termes, « la notion de traduction permet ainsi d'expliquer la mise en relation d'acteurs, d'actants [c’est-à-dire les acteurs non humains], qui autrement n'auraient aucune raison de se rencontrer et les dispositifs qui permettent de cadrer cette interaction » (Callon et al., 1999, p. 122). Innover est initier les échanges en vue de construire un réseau qui, d’un statut émergent, pourra au cours du temps se consolider selon les actions des uns et des autres et éventuellement devenir irréversible, incontournable.

Interrogé spécifiquement sur la façon dont l’innovation est appréhendée en sociologie de la traduction, Callon pose la base du modèle, « pas d’adoption sans adaptation », et les quatre idées majeures qui le constituent :

- l’innovation digne de ce nom n’apparaît qu’à la fin du processus car « les idées initiales sont le plus souvent mauvaises, mal ficelées » ;

- l’innovation est un compromis plus ou moins solide et contestable qui résulte de la confrontation et la mobilisation de tous les intérêts en présence ;

- tant l’innovation que l’environnement évoluent à travers une co-construction réciproque ;

- en vertu du « principe de symétrie généralisée », il s’agit « d'expliquer les échecs et les succès, en utilisant les mêmes catégories, les mêmes outils d'analyse » et de considérer au même titre les acteurs et actants dans le processus d’innovation. (Callon et al., 1999, p. 114-115)

Appliquée au processus d’innovation managériale, la sociologie de la traduction permet d’élucider les temporalités, avancées, pierres d’achoppement, succès et déceptions des démarches ici décortiquées. Saisir finement les mécanismes à l’œuvre instruit sur les

raisons pour lesquelles certains projets d’innovation managériale, pourtant portés par une dynamique initiale forte, finissent par ne plus être considérés comme prioritaires.