• Aucun résultat trouvé

En ce qui concerne le design de la recherche, notre unité d’analyse se situe au niveau méso, à savoir l’organisation. Plus précisément, le processus de changement organisationnel est au fondement de notre propos, à travers une étude de cas multiples.

Yin (2009) attire d’emblée l’attention sur les critiques et le scepticisme à l’égard de l’étude de cas, jugée notamment peu rigoureuse et peu généralisable. Au-delà de notre absence de motivation positiviste, l’étude de cas multiples et la diversité des méthodes de recherche (cf. infra) répondent à ces potentiels travers.

Rappelons que notre objectif n’est pas de mettre à jour la structure d’un réel extérieur mais de comprendre finement les perceptions d’un phénomène, voire de participer à sa construction. Ainsi, répliquer l’étude d’un phénomène à travers plusieurs cas, semblables et différents, n’a pas pour but d’identifier des lois de fonctionnement sous certaines conditions (Yin, 2009), mais plutôt d’approfondir plus encore la connaissance des situations rencontrées dont la multiplicité est sans fin. Toutefois, les résultats ne sont pas que particuliers dans la mesure où l’expérience des acteurs peut nourrir les réflexions d’autrui et, plus encore, être transmise. L’enseignabilité pour les protagonistes des cas ici considérés, mais également pour un public plus large tant professionnel qu’académique est un dessein central de ce projet de recherche. Sans aucun doute, l’étude de cas multiples peut y contribuer et permet en outre de renforcer la robustesse de notre propos (Yin, 2009, p. 53).

L’étude de cas multiples est, selon Yin (2009), une variante du même cadre méthodologique que l’étude de cas unique, les deux ne devant pas être considérées comme fondamentalement différentes. Supposée plus convaincante, l’étude de cas multiples – inadaptée pour certains objectifs de recherche – nécessite davantage de ressources et soulève plusieurs questions, dont la comparabilité des différents cas. La logique est celle de la « reproduction », c’est-à-dire étudier un phénomène à travers plusieurs cas sélectionnés non en référence à un quelconque échantillonnage (des objectifs statistiques d’inférence sont inappropriés au regard de cette méthodologie) mais parce qu’ils présentent des similitudes ou divergences susceptibles d’approfondir adéquatement la connaissance du phénomène (Eisenhardt, 1989). En d’autres termes, l’étude de cas multiples ne vise pas la généralisation mais bien une comparaison approfondie pour enrichir la recherche (Grenier et Pauget, 2007). Chaque cas est une recherche complète en tant que telle mais fait aussi partie d’un ensemble plus large où sont comparés les résultats obtenus (Yin, 2009).

En l’occurrence, cinq organisations constituent le cœur de notre travail, à travers cinq études de cas dont chacune convoque des méthodes variées. La divergence majeure entre ces cas, liée à notre positionnement épistémologique contrasté, tient à notre appartenance à un centre de recherche universitaire de recherche-intervention. Au sein de ce laboratoire, nos multiples casquettes de doctorant, chercheur-intervenant et enseignant conduisent de facto à un accès différencié à certains terrains. Plutôt que de poursuivre une vaine tentative d’uniformisation, nous avons choisi de tirer parti de cette diversité pour nourrir le design de notre recherche avec plusieurs cas semblables par l’objet, mais dissemblables par leur nature et par notre position en leur sein.

D’une part, une recherche académique « classique », telle que prescrite par de nombreux auteurs (Eisenhardt, 1989 ; C. B. Meyer, 2001 ; Thietart, 2007 ; Yin, 2009), a été menée dans deux établissements : le SPF, une institution publique fédérale belge, ainsi qu’une industrie chocolatière privée française. Toutes deux ont été sélectionnées en raison des échos qu’ont provoqués les innovations managériales menées en interne. Nos sollicitations ont obtenu un retour favorable qui a permis de développer des investigations de qualité à travers la rencontre de nombreux collaborateurs (cf. infra). D’autre part, à travers l’approche de la recherche-intervention (Capgras, Guilhot, Pascal et Claveranne, 2011 ; David, 1999 ; Detchessahar et al., 2012 ; Grenier et Pauget, 2007 ; Pichault, 2006 ; Xhauflair et Pichault, 2011), trois autres cas ont été investigués et dès lors co-construits : une petite entreprise belge pionnière acquise par un géant français du secteur énergétique ; une structure autogestionnaire belge du secteur des soins ; et une firme aéronautique belge membre d’un groupe français. Ces choix peuvent davantage être qualifiés d’opportunistes dans la mesure où la participation en tant qu’intervenant menait de facto à un accès privilégié sur le terrain. Celui-ci a bien sûr fait l’objet de négociations appropriées lorsque la pertinence des cas au regard du sujet était avérée.

Pichault, s’inspirant des travaux d’Argyris et de Friedberg, définit la recherche- intervention comme « un processus opérationnel, déclenché par l’expression d’un problème particulier, dont il s’agit de gérer le bon déroulement, et dont les objectifs sont la production de connaissances, l’aide à la décision et l’implication active des différents

protagonistes » (2006, p. 65). Le chercheur participe à la recherche-intervention et la façonne (Grenier et Pauget, 2007). À travers cette posture, une tension existe entre l’objectif poursuivi par le commanditaire (l’action) et l’objectif poursuivi par le chercheur (la connaissance) (Detchessahar et al., 2012), à relier l’un à l’autre (Capgras

et al., 2011). Selon Detchessahar et al. (2012), le design de la recherche peut résoudre

cette tension à trois niveaux : cognitif (rassemblement de suffisamment d’acteurs et d’informations), politique (adhésion des acteurs ayant le pouvoir) et éthique (respect de chaque acteur, sujet et non objet de la recherche-intervention).

David (1999), dans sa contribution sur l’épistémologie et la méthodologie en sciences de gestion, atteste de ces deux positionnements – recherche et recherche-intervention – qui sur base d’un postulat constructiviste ne s’opposent pas. Ainsi, le chercheur peut-il explorer les phénomènes d’un point de vue extérieur ou d’un point de vue intervenant, les deux contribuant à façonner les constructions mentales ou concrètes de la réalité. Il précise en outre que « Chaque acteur est un intervenant. Mais le chercheur est un intervenant particulier : sa contribution directe à la construction concrète de la réalité relève aussi de l’activité scientifique. » (David, 1999, p. 15).

Les investigations ont été menées de 2016 à 2019 avec des temporalités variées selon les terrains. Les recherches classiques, à l’exception d’une phase exploratoire, ont été réalisées à travers une salve d’entretiens menés selon un protocole identique et nourris d’une revue documentaire préalable ainsi qu’au fil des rencontres. Pour leur part, les recherches-interventions sont davantage caractérisées par des méthodes propres, variables selon les temps du projet et articulées de façon longitudinale pour deux des organisations dans la mesure où des interventions successives ont pris place, sur des sujets divers mais convergents.

Les raisons qui ont présidé aux choix des cas ne sont évidemment pas qu’opportunistes. La complexité de l’objet même d’innovation managériale ne permet pas de constituer un échantillon représentatif car aucune population claire ne peut être délimitée. De plus, l’approche abductive mise en œuvre n’est pas sujette à une délimitation d’hypothèses destinées à choisir des cas a priori. La constitution de l’échantillon repose dès lors sur des critères émergents – type et taille d’organisation, secteur d’activité, focus de

l’innovation managériale, etc., cf. tableau récapitulatif des cas investigués en fin de section –, mais aussi sur des critères théoriques – processus visant à développer une innovation managériale appréhendé à l’aide de la sociologie de la traduction vs processus visant à maintenir une innovation managériale préexistante appréhendé à l’aide de la théorie des conventions. La comparabilité des cas (Eisenhardt, 1989) – tout comme le nombre raisonnable de cas à étudier – a abouti à sélectionner cinq organisations pour lesquelles il importe maintenant de spécifier les méthodes de recherche employées.