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Procédés d’analyse

Chapitre 6 Les discours

1. Regards des vieux sur le passé et sur le présent

1.6 Questions autour de trois proverbes ou expressions

Les deux interlocuteurs de l’extrait numéro 4 toujours, partagent le point de vue d'une altération négative de la solidarité actuelle par rapport au passé. Quand on leur demande ce qu'est devenue la solidarité qu'ils dépeignent, ils la disent malade, atteinte par l'égoïsme qu'ils désignent comme une autre forme de sida, un sida non pas biologique mais social. Cette métaphore pour le moins imposante renvoie également à l'absence de pitié, et à la mort de la solidarité, mort qui semble aussi inexorable que le sida est fatal. Les gens pensent qu'ils se « suffisent à eux-mêmes » et que « les problèmes d’autrui ne sont pas leurs problèmes », disait une vieille. L’un des vieux ajoute quant à lui :

[…] solidarité, on est né avec ça, mais c’est parti, de 1925 à maintenant, 1925 où je partageais ma galette avec mes camarades ou le paquet d’arachides que je distribuais, de 1925 à maintenant il y a 75 ans, n’est-ce pas ? En 75 ans, on se hait, littéralement, on est égoïste, on veut avoir toutes les fortunes du monde, il y en a qui construisent des châteaux, des buildings, et ils croient monter au ciel avec des escaliers dorés, alors que leurs camarades meurent de faim, leurs parents même. [E2]

1.6 Questions autour de trois proverbes ou expressions

1) Quand le tour du bouc arrive, il faut tendre la gorge pour se faire égorger. Qu’est-ce que cela signifie ?

Si ton père meurt te laisser avec ses femmes et ses frères, que tu le veuilles ou non, tu es obligé de prendre cette responsabilité, tu es obligé de remplacer ton père. [E1]

Ca veut dire quand vous avez un problème et que vous n’arrivez pas à le résoudre, vous n’allez pas le donner à quelqu’un d’autre […] le bouc là est dit comme une personnalité, il représente une personne. Cette personne a des difficultés et ces difficultés, aucune autre personne ne peut les résoudre. Donc vous allez vous confronter à vos difficultés. Si tu arrives à vaincre la difficulté, c’est ça, si tu n’arrives pas à vaincre la difficulté, tu restes là. [E13]

Mais alors ça arrive davantage aujourd’hui qu’avant ?

Avant, c’était le cercle de la famille qui résolvait, actuellement vous êtes seul, n’est-ce pas ? Avant c’était le socialisme qui résolvait, on regarde parmi les gens qui sont aisés pour résoudre le problème. Maintenant nous sommes en capitalisme, si vous avez votre bien vous-même, quelque chose vous arrive, tendez le cou, c’est vous qui allez résoudre, pas quelqu’un d’autre. Qui va venir enlever son argent venir vous aider ?

2) Quand le tour du bouc arrive, il faut tendre la gorge pour se faire égorger, qu’est-ce que cela veut dire ?

[…] il faut vivre dans le milieu pour connaître des choses comme ça, moi j’ai vécu tellement dans l’armée, dans la police, alors je n’ai pas vécu avec les paysans pour savoir des proverbes comme ça. [E5]

3) Un paysan malien disait : « La vie est un crédit. Ce que quelqu’un a fait pour toi, tu le lui devras, même après ta mort. » Comment comprenez-vous cela ?

La vie est un crédit, ce qu’il a dit c’est une sagesse. La vie est un crédit, par exemple moi je suis là, je suis en train de payer les crédits de mon père et de ma mère, parce que tout ce qu’ils ont laissé de leur vivant, j’ai vécu sur leurs bras, j’ai vu tout ce qu’ils font, maintenant moi je dois payer mes crédits, où les payer ? Les payer avec mes enfants, vous voyez. Quand mes enfants vont venir, papa, et ça là, et ça là, moi je n’arrive pas à leur expliquer, alors j’ai du crédit sur eux, pourquoi je n’arrive pas à payer ? Parce que je n’ai pas suivi correctement mes grands-parents. Il y a une expression en mossi qui dit, quand vous êtes en train de faire des palabres dans la famille, s’il y a un lésé, il se lève, il dit non, ah non, ne me faites pas comme ça, moi, « j’ai vécu avec mon père ».

Qu’est-ce que ça signifie ? Ca signifie que lui, il a eu les mêmes connaissances que son père, personne peut le contredire. [E13]

4) Si on te jette la corde de la parenté, faut pas la garder à ton niveau, il faut la jeter très loin.

Qu’est-ce que ça signifie ?

Ca là, ça veut dire ce que les parents ont conservé, vous êtes nés trouver ce qu’ils ont laissé, c’est pas cela que vous voulez dire ?

Je vous demande …

Mais maintenant moi, à mon tour, je vais faire prolonger pour que ça aille en avant quoi, mais on ne peut plus faire ça, parce que les enfants n’accepteraient pas ce qui est passé, est-ce que vous voyez ? Ils n’accepteraient pas, donc ce qui fait que l’affaire est un peu compliquée … A un moment donné, les enfants ne sauront pas ce que leurs grands-parents ont fait, ils ne sauront pas, parce qu’ils ne demandent pas, on ne peut pas leur expliquer aussi. Nous, on a vécu avec notre père, nos parents là, eux ils nous ont expliqué ceux qui sont morts là, nos grands-pères là, ils nous ont expliqué leurs choses ; bon, nous, on connaît un peu, donc eux, leurs pères leur donnaient ce qu’ils ont dans leur coutume, eux aussi ils nous ont expliqué ; mais nous maintenant, on ne peut plus dire cela à nos enfants parce que pour eux, ce sont des choses banales, ils n’écoutent pas.

Appelle mon enfant ici, demande-lui ce que c’est notre coutume, il va pas pouvoir vous dire, vous voyez ? Ou bien c’est pas comme ça vous voulez demander ? C’est un peu compliqué, la civilisation est très bien mais on jette ce qui est passé, vous voyez ? [E5]

Comme signalé dans le chapitre quatre, j’ai mené, un an avant l’enquête, des entretiens exploratoires auprès d’agents de santé. Dans leurs interventions, les interlocuteurs avaient utilisé à quelques reprises des proverbes ou expressions métaphoriques pour exprimer des éléments touchant à la solidarité. J’avais alors décidé de les introduire dans la phase d’enquête auprès des vieux, avec dans l’idée que, dans ce contexte et auprès de cette population, ces formules constituaient un moyen idéal pour aborder le thème du lien social. Les proverbes et expressions étaient au nombre de trois : 1. Quand le tour du bouc arrive, il faut tendre la gorge pour se faire égorger ; 2. La vie est un crédit. Ce que quelqu’un a fait pour toi, tu le lui devras, même après ta mort ; 3. Si on te jette la corde de la parenté, il ne faut pas la laisser se rompre à ton niveau, il faut la jeter très loin.

On retrouve dans les définitions données par les uns et les autres à ces proverbes des aspects déjà mis en évidence à l’occasion d’autres questions. Concernant la personnification du bouc, deux éléments principaux se dégagent : la notion d’obligation, de devoir, et ce qu’on pourrait nommer la gestion individuelle des problèmes. Dans l’extrait numéro 1, le premier exemple donné concerne des obligations de prise en charge familiale en cas de décès du père. Le second met en évidence la solitude de l’individu face aux problèmes qu’il a à résoudre. Quand on demande à l’interlocuteur si ce genre de situations est plus fréquent aujourd’hui que par le passé, il répond par l’affirmative, en mettant une nouvelle fois en évidence la réduction du cercle familial et l’absence d’entraide. D’autres interlocuteurs, ayant utilisé spontanément le proverbe dans leurs interventions, mettent en évidence des éléments similaires en déclarant :

Les difficultés [aujourd’hui] sont énormes. Des fois, les vieilles personnes sont là, les jeunes devraient les suivre ; on dit ici : quand le tour du bouc arrive, il faut tendre la gorge pour se faire égorger. Aujourd’hui nous rencontrons des problèmes, mais nous sommes obligés de faire avec, peut–être à l’avenir les jeunes vont prendre notre place. [E4]

La réponse de l’interlocuteur dans l’extrait numéro 2 balaie certains clichés. Il est courant en effet de représenter (ou de se représenter) les vieux en Afrique comme tous détenteurs d’une sagesse ancestrale attribuée à la connaissance des contes, des adages, des proverbes. A l’énoncé du proverbe, le vieux déclare qu’il n’a pas vécu dans le milieu paysan et que par conséquent, il ne connaît pas les proverbes évoqués. Sa réponse me rappelle une anecdote. Une personne de ma famille voyageant dans la région pour la première fois et que j’avais emmenée dans un village après avoir passé quelques jours dans les villes de Ouagadougou et de Ouahigouya, me dit : « Ah, ici on est vraiment en Afrique ! », déclaration réduisant l’Afrique au village avec ses cases et ses vieux palabrant sous les paillotes ou les baobabs…10 Dans l’ensemble néanmoins, solliciter les vieux à travers les proverbes s’est avérée pertinent.

Dans l’extrait numéro 3, l’interlocuteur exprime, à travers l’image du crédit, ce que d’autres exprimaient en parlant de l’éducation, à savoir le devoir de transmettre à sa descendance les connaissances des aïeuls. Pour ce faire, il faut « suivre » les parents, les grands-parents, c’est-à-dire se conformer à ce qu’ils « disent de faire ou de ne pas faire ». Suivre les parents et transmettre leurs principes et valeurs, c’est ainsi que se perpétuent les liens, historiquement et hiérarchiquement. L’interlocuteur désigne l’autorité du père par une seconde expression : « j’ai vécu avec mon père » pour

signifier l’importance des connaissances acquises auprès de ce dernier. Comme autre réponse à l’image du crédit, un vieux explique comment sont éduqués les orphelins :

[…] quand un enfant perd son père, normalement les petits frères ou les grands frères de ce dernier doivent s’occuper des orphelins. […] Que le père ait laissé des biens ou pas, il est du devoir des vivants de s’occuper d’eux. Maintenant eux, s’ils réussissent, ils doivent de la reconnaissance à leurs oncles qui les ont aidés à grandir et à parvenir à avoir ce qu’ils devaient avoir. Et un jour, ils vont être utiles à ceux qui auront la même situation. [E3]

On retrouve dans ces propos le système de la dette évoqué plus haut : le soutien apporté est un crédit qui se rembourse, et les enfants, devenus adultes, ont tous un crédit envers leur parent. Une vieille affirme ainsi :

[…] si tu mets un enfant au monde et que cet enfant là demain réussit et qu’il refuse de s’occuper de ses parents, c’est un crédit. Par contre si tu mets un enfant au monde qui s’occupe très bien, non pas de lui-même mais de ses parents, là on ne peut pas parler de crédit. [E1]

Dans les entretiens exploratoires, les interlocuteurs avaient utilisé l’image de la corde pour exprimer l’ « élasticité » de la parenté et ses avantages. Ne pas garder la corde à soi, c’est élargir le cercle de la famille et « assurer ses arrières » en quelque sorte, en cas de problème. Plus les liens s’étendent et sont nombreux, plus les possibilités de soutien sont concrètes. Dans l’extrait numéro 4, l’interlocuteur, hésitant, rapporte l’image de la corde à la transmission de l’histoire familiale, dressant le même constat que d’autres interlocuteurs s’exprimant sur l’éducation : les enfants ne s’intéressent plus au passé, il devient difficile de leur parler des aïeux et des coutumes familiales. Il sera dès lors intéressant, dans la prochaine section, de considérer le point de vue des jeunes à ce sujet.