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Aspects épistémologiques et méthodologiques

3. Organisation de l'enquête et entretiens réalisés

3.2 Entretiens avec des agents de santé communautaires

3.2 Entretiens avec des agents de santé communautaires

La suite envisagée après cette première série d'entretiens au caractère exploratoire était d'accompagner les agents de santé lors de leurs visites à domicile auprès de malades atteints du sida et de considérer les possibilités de m'entretenir avec ces derniers ainsi qu'avec les membres de leurs familles. Comme je le mentionne au début de ce chapitre, j'avais eu l'occasion de « tester » ce procédé un an et demi plus tôt lors de ma première rencontre avec l’association. L’expérience semblait concluante : j’étais introduite par des personnes qui avaient elles-mêmes déjà instauré un climat de confiance et souvent de convivialité avec les familles et les a priori sur ma présence semblaient positifs, à en juger par les larges remerciements qui m'étaient adressés. Dans un environnement qui ne comprend aucune structure de prise en charge, médicale ou autres, spécifiques aux problèmes liés au sida et dans lequel la maladie génère souvent un sentiment de honte, entrer en contact avec des personnes directement concernées par le problème à travers des structures émergentes semblait la voie la plus indiquée, voire même la seule possible pour le chercheur « solitaire » que j’étais. En effet, la situation eut probablement été différente si j'avais par exemple fait partie d'une équipe de recherche mandatée par une organisation nationale ou internationale ou par un centre de recherche. Ma légitimité aurait été d’une autre nature et m’aurait davantage autorisée à ouvrir les portes de différents cabinets de soins par exemple. Par ailleurs, comme le note Dozon (1994) cité dans le chapitre deux, il est éthiquement nécessaire de contacter des personnes atteintes à travers des institutions qui ont proposé un dépistage aux patients et qui se sont engagées à assurer une prise en charge thérapeutique et psychosociale ultérieure. La collaboration envisagée avec l’association remplissait cette exigence.

A mon arrivée, les membres m'avaient informée qu'ils étaient en attente de reconduction des fonds pour leur projet de soins à domicile arrivé à terme fin 99. Les activités devaient néanmoins reprendre la semaine suivante. Comme j'étais occupée par les entretiens avec les vieux, je pouvais attendre. Un mois et demi plus tard cependant, la situation n'avait pas évolué, autrement dit le financement n'avait toujours pas été reconduit. Les visites à domicile des agents de santé se faisaient de plus en plus rares, étant donné le manque de produits à disposition (médicaments, nourriture). Beaucoup de patients étaient décédés et les nouveaux cas ne pouvaient être traités. Je commençais à nourrir non seulement quelques inquiétudes sur la faisabilité de mon projet mais aussi de la rancœur face à certaines procédures de financements des actions de développement que je connaissais relativement bien.21 Comment était-il possible de laisser en suspens pendant plusieurs mois un financement pour des soins aux malades ? Je décidai alors de m'entretenir avec les infirmiers et les agents de santé travaillant dans le projet. Si cette décision n’avait pas été prévue dans la planification de la recherche, elle s'était néanmoins peu à peu imposée à moi en dehors même des circonstances décrites (attente de renouvellement du financement des soins à domicile), dans le sens où je ne me sentais pas encore en mesure de rencontrer des personnes malades. J'avais besoin d'une préparation, et l'expérience des agents de santé pouvait constituer une ressource. Cette préparation était en rapport avec les informations que je recherchais (qu'observaient-ils à propos du lien social), mais également d'ordre relationnel (comment me comporter face aux malades ou au sein des familles, par exemple).

Autrement dit, comment observer le lien, mais également quelles pratiques du lien adopter moi–même? Je menai ainsi douze entretiens, individuels ou par groupe de deux, organisés autour des thèmes suivants : Devenir agent communautaire. Il s'agissait ici de considérer les trajectoires des soignants, plus particulièrement leur place dans la communauté et leurs relations antérieures avec les habitants des quartiers ou secteurs dans lesquels ils interviennent. Cela devait permettre de mettre en évidence l'ancrage de l'innovation des soins à domicile dans l'organisation sociale antérieure des quartiers. En effet, les agents de santé, choisis par la communauté, s'avèrent être, pour la plupart, des personnes déjà habilitées à produire des matériaux pour résoudre des problèmes altérant le lien social, en étant, par exemple, médiateur des conflits familiaux ou bien en rendant de précieux services comme celui de la toilette des morts. Description du travail au

21 J'ai été pendant deux ans et demi membre de la Fédération Genevoise de Coopération, au sein de la Commission Technique qui analyse les projets de développement soumis par les ONG membres de la Fédération. Pour des détails

quotidien. Les agents de santé étaient invités à raconter en quoi consistait leur travail, comment ils l’avaient envisagé au départ : avaient–ils eu, par exemple, des appréhensions ; avaient-ils été frappés par certains aspects ou éléments ; comment, au cours de la durée du projet (deux ans), les choses avaient-elles évolué, qu'est-ce qui avait changé ; quelles étaient leurs difficultés ? La maladie. Je demandais aux agents de me décrire, relativement à leurs observations, le sida, et de noter les différences qu'il y avait à leurs yeux avec d'autres maladies (surtout sur le plan social). Je demandais également s'il y avait d'autres noms pour parler du sida et quelles étaient les causes qui étaient communément évoquées à propos de cette maladie. Les malades et leur entourage. Comment les malades étaient-ils intégrés au projet ? Quelles étaient, aux yeux des agents, leurs difficultés ? Observaient-ils des différences entre les hommes et les femmes ? Qui était au courant, dans la famille, du diagnostic ? Quelles étaient les personnes avec lesquelles les malades avaient le plus de contacts ? Comment la famille s'organisait-elle ? Qui payait les ordonnances ? Telles étaient les questions abordées sous ce thème. Le soutien. Il s'agissait ici de quitter l’exemple spécifique du sida et d'élargir le champ. Je pouvais par exemple demander : en général ici, quand un problème survient dans une famille, par exemple un chef de famille qui ne peut plus assurer le soutien des membres de la famille ou bien un grenier vide, que se passe-t-il ? L'entretien se terminait par l'évocation d'éventuels éléments importants aux yeux des agents et qui n’avaient pas été évoqués au cours de l’échange.

Cette série d’entretien terminée, c'était toujours, du côté de l’association, le statu quo. Il fallait attendre encore pour que les activités reprennent et que je puisse y participer. Les agents m'avaient tous fait part de la non–reconduction du projet et du fait qu'ils ne suivaient presque plus, ou plus du tout, les malades. Beaucoup parmi ces derniers étaient décédés, et pour les autres, le manque de produits rendaient les visites difficiles: les attentes n'étant pas satisfaites, les patients se montraient parfois réfractaires. Dans ces conditions difficiles et douloureuses, ma présence ne semblait guère opportune, hormis pour les agents qui pensaient que j'avais avec moi les produits qui ne leur étaient plus fournis par l'association et que la famille n'avait pas les moyens de payer en pharmacie. J'eus ainsi à effectuer deux visites dans un vieux quartier musulman de la ville qui ébranlèrent mes convictions et mon projet. Dans une correspondance adressée à mes collègues datée du 3 mai 2000, j'écris:

sur la fédération, voir le site http://www.fgc.ch .

A la fin de l'entretien, I. a tenu à ce que je l'accompagne rendre visite à une femme malade. Il s'agit d'un quartier musulman où les cours sont très peuplées; j'ai salué une dizaine de femmes puis on m'a fait entrer dans une courette où une jeune femme était assise sur une natte. Une autre femme était là, tenant l'enfant (6 mois) de la femme malade sur ses genoux. I. a expliqué que je m'intéressais au travail de l'association et que j'étais venue causer avec lui. La femme a dit qu'elle habitait Ouagadougou, qu'au début de sa maladie son mari l'avait amenée ici, qu'actuellement il n'avait plus de moyens, que sa famille aussi n'avait plus de moyens, donc qu'elle n'avait plus de produits ni de lait pour son bébé. J'avais expliqué à I. que je n'avais moi-même aucun produit pour lui donner. En fait, ce qui est difficile et compliqué en ce moment, c'est que le projet de l'association est momentanément suspendu (attente d'un renouvellement du financement), donc les agents communautaires peuvent difficilement soigner les malades. S'ils passent dans les cours, c'est les mains vides, et certains préfèrent même parfois ne pas passer. Ainsi moi-même, je ne rencontrerai des malades qu'après la reprise du projet. Mais là, je ne pouvais pas dire non à la demande de I. En sortant de la cour, une vieille est venue l’interpeller pour lui dire que son fils n'avait pas mangé depuis le matin, qu'il n'était pas bien du tout ; pouvait–il venir le voir ? I. a tenté de refuser, pour la même raison du manque de produit à donner au malade pour le soulager. La femme a insisté auprès de lui et de moi-même pour que nous l’accompagnions. Me voilà donc arrivée dans une autre cour, assise à côté d'un homme d'une trentaine d'années, extrêmement maigre. I. décide de l'emmener le lendemain voir le médecin qui collabore au projet, peut-être trouvera-t-il quelque produit à lui donner. Comme j'ai la mobylette, je dépose I. chez lui. Je lui dis que j'espère que tout se passera bien et qu'on se verra prochainement. Il est 18h, je traverse la ville, lentement, je voudrais rouler pendant des kilomètres, me concentrer sur la route seulement, arrêter le temps, mettre tout entre parenthèses. Je sais que je peux préparer les visites dans les familles, mais est-ce que je vais réussir à mener les entretiens prévus ? Est-ce que j'aurai la force ? Et surtout, est-ce que j'aurai la conviction de mon entreprise ? Est-ce que c'est bien de faire cela ?

En dehors des agents de santé participant aux activités de soins à domicile de l'association, j'ai eu l'occasion de rencontrer un infirmier retraité tenant un cabinet privé et de m'entretenir à plusieurs reprises avec lui, de manière informelle. Lui ayant parlé de ma recherche, il m'avait rapidement proposé de voir parmi ses patients lesquels seraient ouverts à un entretien. Plus tard, je rencontrai à plusieurs reprises également le médecin chef d'un centre de soins islamique membre du projet de soins à domicile, chargé du dépistage et de l'annonce du diagnostic aux malades. Désireux de pouvoir m'aider dans mes démarches, il me proposa lui aussi de me mettre en contact avec quelques-uns de ses patients, dès qu’ils auraient eu confirmation des résultats du test sérologique effectué à l'hôpital. Les possibilités qui s'offraient à moi étaient donc diverses et je restais confiante, tentant d'affiner au mieux ma démarche. Si au départ je n'avais pas fixé précisément le nombre d'entretiens auprès de personnes atteintes du sida, je pensais néanmoins en réaliser une dizaine, voire davantage. Au vu du contexte cependant et

après quelques échanges avec ma directrice de thèse, je me proposais de sortir des accumulations et de me centrer sur deux ou trois, voire même un seul groupe familial, avec l'objectif de mener un travail d'observation ethnographique de la vie quotidienne de ce groupe. La description envisagée permettrait aussi bien que des entretiens –qui n'étaient par ailleurs pas exclus de ce nouveau « regard »– de montrer la place de la maladie dans la vie quotidienne et ses interactions avec les autres facteurs de déstructuration exprimés par les vieux, et de mettre en évidence l'inventivité des membres du groupe pour faire face aux diverses ruptures occasionnées.