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4. Le point de vue interactioniste social

4.4 Les médiations formatives

A l’analyse des préconstruits succède, comme on l’a vu, l’analyse des médiations formatives (ex. : la famille, l’école …) et leurs effets sur le développement de l’individu. Pour cela, il est nécessaire d’élucider la problématique des rapports entre conduites observables, agir et connaissances. Trois questions traversent cette investigation.

Comment identifier ce qui, dans le flux des conduites humaines observables, relève de l’agir ? Les représentants de la philosophie analytique, Anscombe en particulier, distinguent les événements, qui se produisent dans la nature et qui ne sont

4 Voir à ce sujet les théories de la transaction sociale, notamment Schurmans (2001).

sous–tendus par aucune forme d’intentionalité, et les actions humaines qui impliquent la mobilisation d’intentions et de motifs. S’ajoute à cela une distinction de Leontiev entre deux niveaux de réalisation de l’agir : les activités sont orientées par des finalités et des motifs de groupe (niveau collectif) ; les actions sont orientées en fonction des représentations propres des agents en regard de leurs intentions, de leurs motifs et de leurs capacités (niveau individuel).

Si les actions comportent une dimension intentionnelle et motivationnelle, comment la délimiter ? Autrement dit, comment identifier les intentions et les motifs des agents ? Pour certains auteurs, Gadamer, Ricoeur et dans une certaine mesure Habermas5, les intentions et les motifs des actions ne pourraient pas être saisis dans les conduites effectives des agents, mais seulement dans les interprétations qu’en font soit les agents, soit les observateurs. Autrement dit, il n’y aurait que des processus interprétatifs, c’est–à–dire que l’agir n’aurait pas de correspondant ontologique (il n’y aurait pas d’« agir en soi »). Cependant, si l’on se situe, comme c’est le cas avec l’interactionisme social, dans une perspective matérialiste (cf. supra), cette conception herméneutique est contradictoire. Il y a donc lieu de sortir de cette manière de voir ou plutôt de trouver une façon de se situer en amont.6 C’est à partir d’une relecture de la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas que Bronckart propose deux niveaux d’analyse : celui des conduites observables où peut être saisie l’action première ; celui de l’évaluation et/ou de la reformulation (sous forme verbale ou écrite) de certains aspects de la praxis à travers laquelle peut être saisie l’action seconde. Le premier niveau d’analyse, celui de l’« agir en soi » nécessite que soient construits des procédés méthodologiques spécifiques (voir Bronckart et al., 2001). Le second niveau, celui des évaluations langagières, assigne à l’action un double statut. L’action peut se définir comme la part d’activité collective imputée à un agent (point de vue de l’observateur ou agent externe), mais également comme l’ensemble des représentations construites par l’agent à propos de sa participation à l’activité (point de vue interne de l’agent).

Quels sont les lieux d’inscription des actions secondes (évaluées et/ou reformulées)? L’analyse des préconstruits collectifs montre que toute action s’effectue dans le cadre d’activités et d’actions déjà faites. Les conduites humaines se produisent

5 Pour une analyse approfondie de cette question, voir Friedrich (2001a).

6 Voir à ce propos également les propositions de Friedrich (2001b).

donc à partir de modèles d’agir, autrement dit de modèles pratiques qui proposent des manières de faire, des styles d’agir. Ces modèles varient en fonction des domaines d’action et en fonction de la configuration des formations sociales également. Il y a également, par rapport à ces modèles, des textes préexistants qui les sémiotisent et qui sémiotisent également les évaluations qui ont été faites de ces modèles. Ce sont des textes de préfiguration de l’agir. Ils peuvent préfigurer l’agir en général ou bien l’agir spécifique lié à des situations déterminées (par exemple un cadre professionnel). Dans ce cas, ils ont un caractère prescriptif, c’est–à–dire qu’ils visent la conformité et l’efficacité des actions. Si les actions qui se construisent en synchronie sont déterminées par l’ensemble des préconstruits (activité, textes, formations sociales, mondes représentés), elles ne le sont néanmoins que partiellement. Il y a d’une part les agents eux–mêmes qui se construisent des représentations concernant leurs manières de se conduire. Ces représentations sont accessibles à travers des textes personnels que les agents produisent spontanément ou sur demande (dans un entretien par exemple). Il y a d’autre part aussi des agents externes (observateurs) qui ont assisté à l’accomplissement de l’action et qui en ont également une représentation. Ces représentations sont accessibles à travers des textes externes. Il y a donc une diversité de ré–interprétation de l’action première (« agir en soi ») et aucune n’est plus « vraie » qu’une autre.

4.5 Commentaires

Avant de clore ce chapitre de présentation de l’orientation théorique générale adoptée dans ce travail, il convient de formuler quelques remarques concernant la pertinence du courant interactioniste social. Trois aspects peuvent être mis en relief. Le premier concerne la place de l’Histoire, ce que Bronckart (1996a) nomme plus précisément l’historicité de l’humain. Considérer la manière dont les formes d’organisation sociales se sont développées en même temps que les interactions à caractère sémiotique, permet d’entrevoir les cadres dans lesquels s’inscrivent les façons d’agir des individus dans un processus dynamique. Autrement dit, prendre en compte l’Histoire non pas tant comme un bloc « poussiéreux » si l’on peut dire, et seulement déterminant, mais comme un réservoir auquel les élaborations du présent se réalimentent sans cesse pour être réévaluées, redimensionnées, redéfinies. Cette référence sans cesse à l’œuvre au « déjà là », aux pré–construits historiques permet de

porter l’accent sur le primat du collectif sans pour autant gommer la part d’action des individus.

Ce constat à propos de l’histoire introduit le second élément que je retiens de ce courant : la capacité créative de l’humain. En tant qu’organisme vivant, l’humain est conditionné, comme le montre Bronckart, d’une part par un potentiel génétique, et d’autre part par les conditions de survie de l’espèce. Mais il est loin d’être surdéterminé.

Il a également développé, au cours de l’évolution, des capacités nouvelles, capacités liées au fait qu’il s’est petit à petit détaché des contraintes biologiques et comportementales. Les thèses développées par le courant cognitiviste et les neurosciences d’une part, par le behaviorisme d’autre part sont donc illusoires. Les conduites humaines ne peuvent ni être interprétées par renvoi direct aux propriétés neuro–biologiques, ni considérées comme résultat de l’accumulation d’apprentissages conditionnés par les contraintes d’un milieu préexistant. La notion de « personne » telle que la caractérisent Bronckart et Stroumza (2002) illustre bien la capacité innovante des agents. « Alors que l’agent est une notion située et synchronique (c’est l’agent de cette action–là), la notion de personne désigne la structure psychique qui s’élabore diachroniquement en chaque organisme humain. La personne est le résultat de l’accumulation des expériences d’agentivité, expériences qui varient en quantité et en qualité (les contextes de médiation formative et de transaction étant plus ou moins différents) et qui s’effectuent selon une temporalité toujours particulière. Si elle constitue ainsi une micro–histoire expérientielle, la personne en un état n constitue aussi (ou réciproquement) un cadre d’accueil qui exerce une détermination sur toutes les transactions ultérieures. Ces conditions de constitution et de développement font que les contenus et la structure même de la personne présentent des aspects radicalement singuliers, et c’est cette singularité qui rend compte de la ‘liberté’ ou de la ‘créativité’

des individus, de la possibilité qu’ils ont de contribuer, de manière originale, à la transformation permanente des activités collectives, des formations sociales, des genres de textes et des mondes formels de connaissance » (p. 220).

Le troisième élément concerne la problématique éducative. L’interactionisme social, en caractérisant la socialisation comme une propriété spécifique des conduites humaines rendue possible grâce aux instruments sémiotiques, met en évidence la centralité des médiations formatives dans le développement de la personne humaine.

C’est à travers elles que les individus se développent, autrement dit qu’ils acquièrent la connaissance des mondes socio–culturels signifiants, devenant par là même habilités à produire eux–mêmes des savoirs.

Enfin, le dernier élément a trait à l’évaluation/reformulation des conduites humaines, autrement dit aux actions secondes pour reprendre les termes de Bronckart.

L’analyse proposée par l’interactionisme social met en évidence la pluralité des interprétations sans les hiérarchiser. Evaluation de l’agent ou évaluation de l’observateur ne sont pas plus ou moins vraies et chacune d’elles contribue à une part de compréhension de la réalité. Ce point de vue me paraît essentiel dans le cadre de la recherche envisagée. Les textes sur le lien social qui seront produits par les agents sur le terrain et les textes que je produirai moi–même sur cette base constituent autant de ré–

interprétations. Modélisés dans des genres différents, ils n’en seront pas pour autant plus ou moins justes.

Pour terminer, on peut également mettre en évidence, en retour, la pertinence de la mise en œuvre empirique de la conception du social du courant interactioniste social dans ma problématique de recherche (définie dans le chapitre deux), étant donné que ce courant comprend pour l’instant peu d'études de terrain.

Chapitre 2

Problématique

Le chapitre premier a contribué à mettre en évidence la « sensibilité théorique » adoptée (Dubar et Demazière, op. cit.), à savoir l’interactionnisme social. L’objectif du second chapitre est de développer la problématique, autrement dit de définir le questionnement et les hypothèses. Pour le faire adéquatement, il convient, dans un premier temps, de préciser l’angle d’approche concernant le phénomène de la maladie, ainsi que de passer en revue un certain nombre de recherches relatives au sida, en contexte africain en particulier.

Dans son célèbre essai sur le don, auquel il sera fait référence en cours d’analyse, Mauss (1960) parle de « fait social total » pour exprimer l’étendue du phénomène du don. Douglas explicite en ces termes ce concept : « On peut rendre compte de toute la structure de la société en faisant la recension des échanges, lesquels expriment toutes les sortes d'obligations auxquelles doivent se soumettre les membres du groupe. La société n’est rien d’autre que le système complet du cycle du don » (Douglas, 1999, p. 166). A travers l’étude de la maladie, on peut, de la même façon, aborder l’organisation sociale toute entière dans sa dynamique. Touati (1993) l’exprime ainsi : « Rappels permanents de l’appartenance à un ordre naturel dans lequel ou face auquel s’inscrit chaque société, [les maladies] engendrent des attitudes et des comportements au prisme desquels se révèle chaque culture, se dévoile l’arsenal déployé de leurs structures mentales ou intellectuelles, scientifiques ou techniques, sociales ou religieuses, économiques ou politiques, administratives ou juridiques, ‘idéelles et matérielles’ » (p. 11).

Dans le cadre de cette recherche, c’est le phénomène épidémique1 en particulier qui, avec le sida, est concerné. Cette composante épidémique autorise à parler de crise en ce qu’elle représente une grave perturbation de la vie en cours d’un groupe social ou d’une société donnée. S’il est vrai que la notion de crise, comme l’a montré Morin

1 « Apparition d’un grand nombre de cas d’une maladie infectieuse transmissible ou accroissement considérable du nombre des cas dans une région donnée ou au sein d’une collectivité » (dictionnaire Petit

(1976) et d’autres après lui (notamment Mayer, 1996) a été très galvaudée et que sa généralisation l’a en quelque sorte vidée de l’intérieur, elle demeure ici rattachée aux manifestations socio-économiques du sida.