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Conflits institutionnels et enjeux sociaux. Dans cette perspective, le sida est à considérer comme un décodeur des systèmes institutionnels et un révélateur des enjeux

qui en sous-tendent le fonctionnement. Ces systèmes peuvent être la famille, les institutions politiques, techniques ou bureaucratiques. On peut s’interroger par exemple sur le sida comme facteur de contradiction entre enjeux sociaux, économiques et éthiques au sein d’une entreprise. Ou chercher à mieux cerner le poids de l’épidémie sur le fonctionnement des structures de soins.

1.3 Méthodes

Pendant longtemps, le constat du peu de travaux qualitatifs développés a été général. La question de l’urgence semble être la raison principale de ce manque. « Le phénomène du sida nous interpelle avec une urgence qui rend difficile le ‘regard éloigné’

qui sied à la bonne anthropologie », écrivent Bibeau et Murbach (1991, p. 8). Si le temps écoulé depuis les premières recherches a mis un frein à l’urgence, d’autres difficultés demeurent, comme la vulnérabilité du dispositif de recherche face au phénomène (mobilité spatiale, décès ...) et les questions éthiques. Celles-ci, fréquemment citées par les chercheurs, concernent principalement l’information à recueillir sur le statut sérologique des personnes questionnées ou interviewées. Les enquêtes sont en général menées par le biais des services de santé où les patients sont ou ne sont pas informés de leur séropositivité. S’ils ne le sont pas, comment, en tant que chercheur, concevoir la relation avec eux ? Vidal (1996 ; 1999) dans ses recherches menées dans des centres

6 Mentionnée à tort et à travers, cette formule et l’explication de la maladie qu’elle exprime a fini par être

anti-tuberculeux d’Abidjan pose ainsi le problème. Ayant éliminé de ses questions et demandes toute référence nominale au sida, il écrit : « (...) l’ignorance de la séropositivité demeure la règle. Le hiatus ainsi créé entre le malade qui ne se sait pas infecté par le VIH, et nous-mêmes qui avons décidé de le rencontrer précisément et principalement sur la base de cette donnée médicale, donne lieu à deux interrogations majeures: quel type de relation anthropologique peut se développer sur la base de ce hiatus et, au fil des rencontres, quel discours tenir en réponse à une demande d’explications du malade sur la nature, l’origine et le traitement de l’affection dépistée au moyen du test sanguin ? » (1996, p. 134). Les situations peuvent heureusement être plus transparentes, comme une recherche de Béchu (1993) sur les conséquences économiques et sociales du sida dans les familles africaines, où les enquêtés, informés de leur séropositivité, collaborent « avec franchise », intéressés par les retombées positives de l’enquête, la prise en charge de leurs enfants par exemple.

Dozon définit ainsi les règles éthiques élémentaires à satisfaire lors d’études micro portant sur le devenir des personnes atteintes et de leurs familles: « Il est indispensable que ces études ‘recrutent’ des personnes atteintes dans des institutions qui ont proposé un dépistage aux patients et qui, de ce fait, leur ont communiqué leur statut sérologique et se sont engagées à assurer une prise en charge ultérieure tant au niveau thérapeutique que psychosocial » (1994, p.10).

Dans l’ensemble toutefois, les questions méthodologiques sont peu abordées par les chercheurs. Est–ce parce que les problèmes qu’elles soulèvent ne trouvent pas de résolution ? Ou ne sont–elles pas traitées sous prétexte d’éléments plus importants ? Lors du colloque de Sali, en 1999, dont est l’objet Vivre et expérimenter le sida en Afrique (Becker et al., op. cit.), les questions méthodologiques constituaient l’un des cinq thèmes définis dans l’appel à communication. Les propositions recueillies par les organisateurs pour ce thème ont été néanmoins beaucoup moins nombreuses que pour les autres, ce qui laisse en suspens bien des interrogations.

1.4 Sida et lien social

intégrée dans les représentations des acteurs concernés (cf. chapitre six).

Pour certains, le lien social constitue le cœur du champ théorique anthropologique en tant qu’il traduit le rapport de l’individu aux cadres sociaux : « Le centre de gravité de l’anthropologie, c’est la nature du lien social, c’est-à-dire le rapport du sujet à des totalités socioculturelles » (Hours, 1996, p. 80). Dans cette perspective, toute étude anthropologique concerne le lien social. En se référant à la définition du lien social de Farrugia (1997) mentionnée dans le chapitre premier, autrement dit le lien social

« comme ce qui maintient, entretient une solidarité entre les membres d’une même communauté, comme ce qui permet la vie en commun, comme ce qui lutte en permanence contre les forces de dissolution toujours à l’œuvre dans toute communauté humaine (...) » (p. 30), on peut prendre en considération quelques recherches plus spécifiques. En fait, plus que des recherches, il s’agit la plupart du temps de réflexions ou d’hypothèses concernant l’incidence du sida sur les solidarités. Bibeau écrit par exemple: « Les leçons de l’histoire nous permettent (...) de postuler que le sida pourrait accélérer l’effritement de solidarités sociales et accroître l’importance du contrat entre individus repliés sur eux-mêmes (...) » (Bibeau & Murbach, op. cit., p.7). Dans la même idée, d’autres parlent de fragilisation des réseaux communautaires de solidarité et se demandent si les familles feront face à la maladie en renforçant leurs liens de solidarité sous d’autres formes (Béchu, op. cit.).

Des hypothèses proches de celles–ci ont été mises à l’épreuve dans une recherche effectuée par Hassoun (1997b) auprès de femmes malades du sida à Abidjan, recherche guidée par la question du rôle joué par le réseau de solidarité familiale (entendu comme les relations d’entraide composant le réseau) face à des malades atteints d’une maladie très stigmatisée et lorsque les relations interindividuelles sont rares. Trois points principaux peuvent être dégagés de ses résultats. Le premier, général, montre que ce n’est pas seulement le réseau d’entraide qui est mis à mal, mais l’ensemble des relations familiales sur lequel le réseau se fonde. En effet, celui–ci s’appuie sur « la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre » (p. 111) et si l’individu ne peut plus respecter l’une ou l’autre de ces obligations, il perd son statut social. Or, la plupart des malades –en l’occurrence ici des femmes– diminuent ou interrompent carrément leur travail, soit pour soigner leur conjoint ou parce qu’elles–mêmes sont trop affaiblies. La réduction du revenu les empêche ainsi bien souvent de remplir leur devoir de soutien lié

à leur statut (de femme mariée par exemple) à l’égard de leur entourage et les place dans une « position de demande d’autant plus douloureuse que la maladie les empêche de pouvoir rendre et de conserver ainsi leur statut et leur rang » (op. cit., p. 110).

Le second point qui ressort est le fait que le réseau de solidarité familial « répond moins à des besoins qu’à une organisation sociale : les perturbations engendrées par le sida peuvent alors être étouffées pour préserver la cohérence de la structure sociale dans son ensemble » (op. cit., p. 116). Cette fonction de contrôle social entraîne une présence faible de relations interindividuelles : « Si les relations interindividuelles sont peu présentes, c’est parce que les intérêts du groupe familial et ceux de l’individu en tant que sujet autonome sont souvent perçus comme antinomiques, et (…) cette opposition va, avec le sida, non seulement être mise en avant, mais également s’accentuer » (ibid.). Les conséquences pour les malades, c’est de trouver peu de soutien moral, peu de personnes à qui se confier.

Le troisième point, qui correspond aux conclusions de l’auteur, concerne les répercussions du sida sur le réseau de solidarité. Ces dernières accentuent le processus déjà amorcé par la crise économique : « une saturation des réseaux de soutien, l’inversion du sens des transferts d’enfants7, l’augmentation moyenne de la taille des ménages, etc. » (op. cit., p. 119). Au–delà de ces changements de pratiques de solidarité et de structures familiales, l’auteur se demande si le sida modifie « les représentations de la solidarité familiale », et le « rôle attribué à la famille et à la femme ». Ses résultats lui font penser à un renforcement du groupe familial plutôt qu’à une individualisation des relations familiales, et cela « tant au niveau fonctionnel (le groupe est de plus en plus sollicité) qu’au niveau symbolique (la mise en avant des valeurs du lignage) » (op. cit., p. 120). « La famille », écrit encore Hassoun, « malgré ses failles, reste le point d’ancrage essentiel des malades du sida, car elle est la source de leur identité même si elle n’est reconnue qu’au prix de la non–divulgation de l’infection. Remettre en cause l’institution familiale, c’est ainsi risquer le suicide social. Cette mort sociale, bien que symbolique, est sans doute la plus difficilement supportable » (ibid.). Reste qu’il n’est pas sûr que la famille puisse s’adapter aux nouveaux enjeux que pose le sida, et l’auteur se demande

7 En général, ce sont les enfants des villages qui sont confiés aux membres de la famille résidant en ville ; avec le sida, la tendance s’inverse, et les enfants des villes, suite à la maladie des parents, sont envoyés au village. Concernant la « circulation » des enfants dans les sociétés traditionnelles, d’Afrique et d’ailleurs, voir l’ouvrage de Lallemand (1993). La circulation des enfants en société traditionnelle : prêt, don, échange. Paris : L’Harmattan.

alors ce « qui pourra remplacer le rôle joué par le réseau de solidarité familiale dans la prise en charge économique des malades du sida » (op. cit., p. 121).

Raynaut, lui, (1993, op. cit.) s’interroge depuis longtemps sur la signification de notions de bon sens comme celle de « solidarités familiales ». Il montre que dans les villes à forte croissance par exemple, les structures de parenté se morcellent physiquement et les bases économiques qui cimentaient l’unité de la communauté familiale en milieu rural disparaissent. Dans ce cadre, les liens familiaux élargis peuvent continuer à être revendiqués pour nourrir un sentiment d’appartenance ou sollicités dans des cadres de réciprocité, mais ils ne constituent plus le fondement de stratégies communautaires de reproduction matérielle et sociale. Et si les valeurs de solidarité s’expriment encore, elles entrent désormais en concurrence avec l’accomplissement de destins individuels divergents. Des conflits d’intérêts sont ainsi susceptibles de surgir dans le sillage d’un événement malheureux. Il reproche en d’autres termes l’approche finaliste de la plupart des recherches: regard systématiquement orienté vers les fonctions d’entraide des réseaux de solidarité. Or, ces réseaux sont aussi autre chose, ils peuvent être instables, et le sida réactive parfois des conflits contenus jusque-là par des stratégies d’évitement. Il propose, pour éviter cette perspective finaliste, de passer, dans une problématique de changement social, de la question des solidarités à celle des formes de sociabilité.

Ce tour d’horizon des recherches en sciences sociales concernant le sida en contexte africain a permis de mettre en évidence quelques–unes des lacunes relatives à certains principes de recherche, notamment l’étayage théorique et l’explicitation méthodologique. Il s’agira dès lors de porter une attention particulière à ces éléments tout au long de ce travail. Parallèlement à ces aspects d’ordre épistémologique, les recherches consultées semblent confirmer l’adéquation du questionnement en termes de crise, dans la mesure non seulement où elles mettent en évidence l’urgence des situations (même si celle–ci s’atténue avec le temps, la maladie demeure en forte expansion dans le continent africain), mais également où elles affirment que le sida apparaît à la fois comme révélateur et accélérateur des déstructurations des systèmes sociaux dans leur globalité (et non pas seulement sur le plan sanitaire). Les réflexions

plus spécifiques concernant le lien social mettent par ailleurs en relief la pertinence de questionner le rapport lien social et sida, dans la mesure où la prise en charge des malades repose essentiellement sur le réseau familial. Cette recherche tentera de mettre l’accent sur les innovations produites face aux conséquences de la maladie. En empruntant la terminologie de Rémy ( 1996), on pourra parler d’« innovations de rupture » pour celles qui permettent un engagement dans des voies nouvelles, et d’« innovations de croissance » pour celles qui permettent à une logique déjà en place de se renouveler.