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L’identité fut la base de la construction des États-nations pendant les époques moderne et contemporaine tandis que dans la période post-moderne, elle se révélera comme une réponse à la mondialisation. Définie selon des critères sociohistoriques comme la culture ou le langage commun, elle donne aux individus les moyens de se positionner dans une représentation du monde et aux États de définir leur place dans la société internationale. Néanmoins, quand elle est difficilement identifiable comme c’est le cas en Europe (hors États-nations) et en Asie, elle a un poids et une influence considérable sur des politiques étrangères qui doivent composer avec la mémoire collective, les enjeux du présent et les attentes de l’avenir.

Champ de recherche qui émerge en Europe dans les années 1980, c’est devenu un enjeu de politique étrangère dans les années 1990 à la fois au niveau mondial, mais aussi régional. En Europe, la perspective d’une réunification engendrait la disparition d’un rideau de fer, pratique pour définir l’identité ouest-européenne. Après le sommet européen de Copenhague en 1973, c’est avec Maastricht que la discussion identitaire a été approfondie afin d’envisager l’élargissement et l’approfondissement. Aujourd’hui, la scène internationale n’est plus seulement une juxtaposition d’États nations ou d’institutions, toute une série de courants et rapports transnationaux y impriment leurs marques. Comme par le passé, cette notion d’identité peut influencer des décideurs souhaitant jouer sur elle dans la pratique de leur diplomatie, mais si elle se définit par l’Histoire, elle doit aussi compter avec les effets annexes de la mondialisation, comme la montée des nationalismes.

- 40 - 1 – Question identitaire asiatique

En Asie, c’est la position particulière du Japon de l’ère meiji29 qui sera à l’origine de l’ « asianisme », les réflexions sur l’identité asiatique. Un essai de Fukuzawa paru en 1885 attirera l’attention d’intellectuels venus de Chine, de Corée, du Viêtnam, des Philippines ou de Birmanie. Intitulé « Quitter l’Asie », il symbolise la volonté de créer un État-nation sur le modèle européen, de se désolidariser de ses voisins asiatiques, comme la Corée peu prompte à se réformer, ainsi que de la Chine et de l’idéologie confucéenne. La naissance de l’ « asianisme » est donc liée à une volonté de s’éloigner d’une Asie qui d’une part, subit le colonialisme occidental et, d’autre part, peine à se moderniser. Au contraire, elle doit, sur le terreau du nationalisme, lutter contre l’impérialisme occidental et retrouver son autonomie.

Cette idéologie sera à la base de la volonté japonaise de moderniser la région, si besoin par la force, afin de créer une « grande sphère de coprospérité est-asiatique ». Par cette politique, le Japon légitime son interventionnisme qui s’apparente fortement à du colonialisme.

Deux autres évènements ont également une importance considérable dans la recherche d’une identité asiatique. Premièrement, la parution en 1904 du livre d’Okakura Kakuzo, Les idéaux de l'Orient, qui fut parmi les premiers à militer pour un panasiatisme et à marquer une séparation entre un « Occident matérialiste » et un « Orient spirituel », un ouvrage qui influencera le Bengale de Tagore. Deuxièmement, suite à la victoire de Tokyo dans la guerre russo-japonaise de 1904-1905, la nippophilie gagne alors la région, marquant l’importance de l’influence du Japon sur l’Asie. De plus, Sun Yat-Sen30, appela lors d’un discours à Kobé en 1924 à un « Grand asiatisme », une alliance entre un Japon qui a su abolir un certain nombre de traités « inégaux » et la Chine. Le Japon étant un des rares pays asiatiques à ne pas subir d’occupations étrangères, il semblait légitime qu’il soit le moteur d’une identité asiatique.

Mais sa position ambiguë, hésitant entre solidarité régionale et ancrage occidental, puis la guerre, mettront fin à cet idéal. Dans les années 1970, c’est à nouveau le Japon qui, à travers ses investissements économiques favorisant le développement, devient le symbole du

« retour de l’Asie ».

29 L'ère meiji (1868-1912) symbolise la fin de la politique d'isolement volontaire et le début de la modernisation du Japon.

30 Premier président de la République chinoise.

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Nehru incarnera une autre tendance de l’asiatisme, la lutte contre toute forme d’impérialisme (y compris japonais) et les tentatives de rapprochement avec la RPC après la Seconde Guerre mondiale tendent à prouver qu’il privilégiait la solidarité des peuples d’Asie. Si les rapports entre l’Inde et la Chine ont été fluctuants en raison de facteurs extérieurs (comme la question du Tibet ou le rapprochement sino-pakistanais), ces deux nations se voyaient comme le moteur de la renaissance asiatique après l’anéantissement du Japon et de son idéologie. Lors de la formation des régimes politiques que nous connaissons aujourd’hui, l’Inde et la Chine jouèrent un rôle important pour la réémergence de l’Asie en tentant de formuler une doctrine commune de conduite des relations internationales. Les racines de cette entente peuvent se trouver dans la déclaration conjointe que les représentants indiens et chinois publièrent à l’issue du « congrès anti-impérialiste » qui se tint à Bruxelles en 1927 ou ils affirmaient déjà qu’il était impératif pour les deux peuples de faire revivre leur amitié vieille de trois millénaires.

En 1939 et en 1945, Nehru avancera même l’idée d’une fédération orientale dont l’Inde et la Chine auraient été les deux éléments capitaux, démontrant sa volonté d’une coopération sino-indienne pour « réveiller » l’Asie. Nehru effectua un voyage à Pékin en octobre et à la fin de l’année 1954, les deux pays s’étaient engagés dans un processus de rapprochement, ce fut en grande partie grâce à l’Inde que la Chine fut invitée à la conférence de Bandung. Mais cette conférence, qui illustrait l’apogée de la diplomatie indienne, allait également être le point de départ d’une diplomatie chinoise de plus en plus active qui, au cours des cinq ou six années suivantes, allait progressivement gêner la politique menée par l’Inde. Après Bandung, la RPC et l’Inde étaient en concurrence vis-à-vis des États afro-asiatiques, les relations continuèrent de se détériorer jusqu’au conflit de 1962. L’Inde et la RPC s’évertuèrent dès lors à gêner la politique étrangère de l’autre, ce qui condamna le panasiatisme et handicapa le Mouvement des non-alignés.

2 – Question identitaire européenne

Si la question est épineuse pour l’Asie, car se référant à des pages sombres de leur histoire, la question identitaire en Europe a un poids considérable dans la pratique de la diplomatie européenne au sens large (institutions et États membres). Tout comme en Asie, mais à une

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autre échelle, ce n’est pas seulement l’Histoire qui rentre en ligne de compte, ce sont aussi la géographie, la culture voire l’identité religieuse. La question de l’adhésion à la Turquie reste un des symboles de la difficulté pour l’Europe instituée de définir son identité internationale.

Les limites orientales de l’Europe sont victimes de la confusion entre l’ « Europe espace » qui irait jusqu’à l’Oural, et l’ « Europe instituée » qui a dû englober après 1989 les pays du bloc de l’Est. La première représenterait l’identité européenne qui relèverait alors d’une dimension socioculturelle liée à l’Histoire, la seconde, la conscience européenne, reposerait sur une dimension morale et politique liée aux valeurs. Ces deux visions cohabitent aujourd’hui dans l’imaginaire identitaire européen, mais elles ne sont pas l’apanage que de la seule Union européenne. L’Assemblée du Conseil de l’Europe fait elle aussi face depuis 1991 à la question de son élargissement et elle ne put définir les limites de l’Europe géographique que comme celles « généralement acceptées »31.

Dans le préambule du plan Fouchet, on trouvait pour la première fois la mention d’une identité européenne reposant sur la civilisation, le patrimoine spirituel, la démocratie et les droits de l’homme32. Suite au sommet de Copenhague en décembre 1973, une déclaration sur l’identité européenne avait été adoptée par les Neuf33. Rédigée par les ministres des Affaires étrangères lors d’une précédente réunion à Copenhague en novembre 1973, les Neuf estimaient alors que « le moment était venu de rédiger un document sur l’identité européenne permettant de mieux définir leurs relations avec les autres pays du monde »34. Le discours qu’a tenu Henry Kissinger en avril 1973 (année de l’Europe aux États-Unis) n’est pas étranger à la déclaration de Copenhague à l’heure où Washington fait le bilan des relations euro-américaines35. Dans cette optique, les Neuf définissent plusieurs objectifs à atteindre

31 Rapport de la Commission des questions politiques de l’Assemblée du Conseil de l’Europe sur l’élargissement, 7 juin 1994. [En ligne : https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/X2H-Xref-ViewHTML.asp?FileID=8102&lang=fr].

Consulté le 15 mars 2015.

32 Projet de traité – Plan Fouchet I, Luxembourg, 1982. [En ligne : http://www.cvce.eu/collections/unit-content/-

/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/a70e642a-8531-494e-94b2-e459383192c9/Resources#485fa02e-f21e-4e4d-9665-92f0820a0c22_fr&overlay]. Consulté le 17 mars 2015.

33 Bulletin des Communautés européennes, décembre 1973, Point 2501. [En ligne : http://ec.europa.eu/dorie/fileDownload.do;jsessionid=4YmnQ6shnbmD4fQhQWjNKgYWlLmGhncpnctfYp75w2 B8n6SfMcLB!243197488?docId=203011&cardId=203011]. Consulté le 18 mars 2015.

34 Ibid.

35 Henry Kissinger est alors Conseiller pour les affaires de sécurité nationale auprès de Nixon. [En ligne :

http://www.cvce.eu/content/publication/2002/9/30/dec472e3-9dff-4c06-ad8d-d3fab7e13f9f/publishable_fr.pdf]. Consulté le 14 avril 2015.

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afin de clarifier la position de Bruxelles sur la scène mondiale ; recenser l’héritage commun, s’interroger sur le degré de cohésion et prendre en considération le caractère « dynamique de la construction européenne ».

Le contexte international (Guerre du Kippour et crise énergétique) reléguera cette déclaration au second plan bien qu’elle porte en elle les germes d’une définition identitaire. En effet, il y est indiqué que l’ « attachement à des valeurs et des principes communs […] donne à l’identité européenne son caractère original et son dynamisme propre », elle rappelle aussi les liens que les pays d’Europe ont développés avec d’autres parties du monde, mais surtout que l’ « Europe des Neuf est consciente des devoirs internationaux que lui impose son unification […] et entendent jouer un rôle actif dans les affaires mondiales. Cette volonté doit conduire progressivement les Neuf à définir des positions communes dans le domaine de la politique étrangère »36. Cette idée d’une existence identitaire à travers une politique étrangère commune sera réaffirmée dans le traité de Maastricht37. On a donc dès 1973 des caractéristiques claires pour définir la Communauté européenne sur la scène internationale ou l’objectif d’atteindre des positions communes marque la volonté d’agir. Les institutions européennes doivent alors améliorer la visibilité du projet européen dans ses rapports avec les « entités politiques »38 (pays industrialisés de l’OCDE, mais aussi la Chine et les entités régionales) tout en ayant à composer avec les intérêts nationaux, jaloux d’une identité définie.

Des années 1960, où les débuts de la révolution consumériste anglo-saxonne perturbent le modèle européen, à la décennie 1990, ou Maastricht institue la citoyenneté européenne, émergent au grand jour plusieurs déclinaisons identitaires sous-jacentes qui font que l’identité européenne n’est plus seulement politique. Si en 1973, elle était définie par la démocratie parlementaire, l’état de droit, la justice sociale, le respect des droits de l’homme et la relation transatlantique, l’identité communautaire européenne est aussi diplomatique (PESC),

36 Alinéa 9 du point 2501 du Bulletin des Communautés européennes de décembre 1973, op. cit.

37 Traité sur l'Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992, Journal officiel des Communautés européennes, Juillet 1992, Titre I, Dispositions communes, article B. [En ligne : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:C:1992:191:FULL&from=FR]. Consulté le 12 février 2012.

38 Alinéa 22 du point 2501 du Bulletin des Communautés européennes de décembre 1973, op. cit.

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économique (Marché commun et Union monétaire, monnaie unique), géographique (Europe espace) et militaire (CED et PESD).

3 – Western universalism et Asian values

L’élément identitaire sera au cœur des relations entre l’Union européenne et l’Asie quand les exigences européennes en matière de respect des droits de l’homme seront de plus en plus contraignantes. En effet, la Communauté économique européenne s’est bâtie sur un certain nombre de valeurs et bien qu’elle ne fût pas seule à les partager et qu’elles étaient empreintes d’un occidentalisme très marqué, elle les voulait universelles. La définition de cet occident reste floue, car c’est une notion essentiellement géopolitique qui prêche des valeurs tout en cherchant à asseoir une position hégémonique. Dès le début de la Guerre froide et des processus de décolonisation va s’opposer l’occident universaliste (Western universalism) qui connaîtra plusieurs stades, à d’autres conceptions du monde.

L’essence du Western universalism est qu’il prétendait non seulement fournir un modèle de développement, mais aussi être le moteur de l’histoire mondiale et le but à atteindre. D’où sa propagation à travers deux types de missions, d’abord religieuse puis séculaire par l’entremise de la colonisation. Mais depuis 1945, c’est l’universalisme démocratique qui en est le moteur.

La décolonisation n’ayant entraîné la création de véritables institutions démocratiques que dans peu de pays, la chute des dictatures en Amérique latine (Brésil, Argentine), en Asie (Indonésie, philippine) et en Europe (Espagne, Grèce, Portugal) à partir des années 1970 ainsi que la chute des démocraties populaires et le soutien ouest européen à une véritable démocratisation donnait aux régimes démocratiques une position dominante sur le globe.

L’absence de démocratie, indissociable du respect des droits de l’homme, était désormais considérée comme un problème.

En partie basée sur une question identitaire, c’est dans une Asie massivement colonisée, ou vaincue, que la réaction à ces valeurs sera particulière parce que basée sur des exemples qui se veulent concrets. La propagation de la démocratie étant pour l’occident la base de la croissance et du développement, l’émergence d’économies asiatiques chapeautées par un régime autoritaire, comme Singapour, va profondément bouleverser cet idéal. Après les

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conséquences de la défaite des « blancs » européens pendant la Seconde Guerre mondiale, il va rester peu de justifications aux Occidentaux pour promouvoir leur mode de gouvernance et leur volonté hégémonique. Dans la relation Europe-Asie, cette opposition entre valeurs occidentales et asiatiques sera parfois très forte et marquera la diplomatie transrégionale, particulièrement après la chute du mur et de leur « ennemi » commun.

Respect de l’ordre, de la tradition familiale et primauté de la collectivité sur l’individu sont les trois principes majeurs présents dans l’idée de « valeurs asiatiques » (Asian values ou Asian way) défendues par certains dirigeants asiatiques. Inspirées de la morale confucéenne et justifiée par les succès économiques, c’est également une réaction identitaire face aux souvenirs de la colonisation et de l’ouverture à la globalisation qui mettrait en péril les équilibres politiques, sociaux et culturels de l’Asie. Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour de 1959 à 1990, Mahathir Mohamad, Premier ministre malais de 1981 à 2003, et Li Peng, lui aussi ancien Premier ministre chinois de 1987 à 1998, seront les principaux promoteurs de ces valeurs. Singapour, devenue en quelques décennies le symbole d’une voie asiatique vers la prospérité, fait de Lee Kuan Yew une icône de l’asiatisme ayant transformé une ancienne colonie britannique pauvre en « dragon ». Plutôt que de démocratie et de droits de l’homme, l’Asie aurait besoin de dirigisme et de discipline pour son développement, vision partagée par Mahathir Mohamad qui n’hésitait pas à dénoncer l’ingérence occidentale dans les affaires asiatiques jusqu’à le comparer à un néo-colonialisme, ou « seuls les masques ont changé »39.

Si le succès économique fut au rendez-vous, ce n’est pas nécessairement grâce aux « valeurs asiatiques », la solidarité étant surtout à l’avantage des élites dictatoriales et le modèle de développement économique emprunta pour beaucoup au modèle japonais, imiter l’occident tout en limitant son accès au marché intérieur et fonder le développement sur une exportation aussi peu réciproque que possible. Aussi, si les asiatismes singapourien, malaisien ou chinois sont mis en avant pour légitimer des régimes politiques autoritaires, ils sont surtout concomitants de la recherche d’une identité, problématique commune à l’Europe et à l’Asie.

39 Mahathir Mohamad, Discours prononcé lors de l’Assemblée générale de l’ONU, septembre 1995. [En ligne : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N95/861/43/PDF/N9586143.pdf?OpenElement]. Consulté le 12 octobre 2013.

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