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I. L’ACCOMPAGNEMENT DU CHANGEMENT TECHNIQUE : UNE ETAPE ESSENTIELLE DANS

1.1. L ES THEORIES DE L ’ INNOVATION : POUR UNE PREMIERE APPROCHE DU CHANGEMENT TECHNIQUE

1.1.3. La question du déterminisme technique :

La première façon d’articuler technique et société apparait sous la forme d’une recherche des rapports de causalité ou d’influence entre ces deux termes. C’est ce qui nous amène à la question du déterminisme. Elle a entrainé de nombreux débats au sein des différentes réflexions sur l’innovation technique.

1.1.3.1. Chez les économistes :

Les économistes, par exemple, se demandent qui de l’offre technique ou de la demande sociale crée l’innovation, comme l’illustre la théorie anglo-saxonne du market pull / technological push, développée par V. Angrish en 1972. Le premier volet considère que l’innovation se développe en réponse aux besoins et à la demande du marché. Mais la démonstration de cette théorie est délicate : il ne suffit pas de réaliser a posteriori qu’une innovation a répondu à un besoin pour qu’en découle un principe. Il faudrait, pour valider

11 KATZ, E. « The Social Itinerary of Technical Change : Two studies of the Diffusion of Innovations », in The Process of Effects of Mass Communication, sous la dir. de W. Schramm et D. Roberts, University of Illinois Press, 1971.

12 BOULLIER, D. « Du bon usage d'une critique du modèle diffusionniste: discussion-prétexte des concepts de Everett M. Rogers », in Réseaux, 36. 1989.

cette théorie, qu’il soit possible de détecter a priori l’orientation que prendra le marché. Or, comme le précise Patrice Flichy, « le processus d’innovation se développe à son propre rythme, trop long pour attendre les signaux du marché pour démarrer. »13 Cette théorie s’avère intéressante dans le cas de l’innovation de procédé, plus prévisible, car motivée par une volonté de baisser les coûts de production, aboutissant à un nouvel équilibre offre/demande.

Selon l’économiste Jacob Schmookler, il existe une pression de l’offre technique, qui influence par exemple la science. Il s’intéresse à la manière dont le marché influence l’allocation des ressources pour l’activité inventive et élabore le schéma linéaire suivant : science-technique-marché. Mais il semblerait que dans certains cas, le progrès technique ait précédé le progrès scientifique. De plus, le fait que cette théorie soit unidirectionnelle peut également poser problème. Il existe en effet des situations où les marchés sont à l’origine d’une technique. Cette théorie échoue en fait à montrer quand et pourquoi le marché se crée.

Le second volet de cette théorie appelé « technological push » revient à dire que l’évolution du savoir scientifique n’a a priori aucun lien avec la demande. Selon ce courant, le progrès scientifique serait le déterminant de l’évolution des techniques, et donc de l’innovation. Mais certaines innovations montrent que parfois, la technologie précède le savoir scientifique. La naissance du transistor illustre par exemple ce schéma : le flux de connaissances est allé de l’industrie (les chercheurs de la compagnie Bell Téléphone) vers l’Université. Cette théorie ne prend pas non plus en compte le fait que parfois, une innovation technique peut ne pas voir le jour suite à des études de marché, si sa production est trop coûteuse, ou si son efficacité n’est pas suffisamment garantie.

Finalement, il semblerait qu’il n’y ait pas une combinaison unique entre technique et marché, mais bien un renouvellement constant de combinaisons, au fur et à mesure des évolutions de ces deux entités.

1.1.3.2. Chez les historiens :

Parmi les historiens, peu nombreux sont ceux qui se sont intéressés à la question technique.

Marc Bloch, historien de la première moitié du XXème siècle, a étudié les travaux de certains

13 FLICHY, P. Op. cit. p. 40.

d’entre eux. Richard Lefebvre des Noëttes14 a par exemple étudié le remplacement du collier de gorge par le collier d’épaule dans le domaine équestre. Grâce à cet outil, le cheval peut tirer des charges beaucoup plus importantes. Il en conclut que cette innovation a participé à la disparition de l’esclavage. S’il a reconnu la qualité de son travail d’historien, Marc Bloch15 conteste la conclusion de Richard Lefebvre des Noëttes. Selon lui, l’invention n’est pas tout, il faut que la collectivité l’accepte et la propage. Selon lui, le fait qu’un outil existe ne signifie pas forcément qu’il sera utilisé.

Fernand Braudel16, « l’historien de la longue durée », considère dans la lignée de M. Bloch et L.

Febvre que l’innovation a une causalité complexe, qui résulte d’une pluralité de conditions.

Quant à l’historien américain Robert Heilbroner17, il estime que les innovations se succèdent car elles respectent ainsi les étapes obligatoires : avant toute innovation, il faut qu’un système déjà existant demande des améliorations. C’est ainsi qu’avant d’en arriver au nucléaire, il était nécessaire d’être passé par l’électricité. Il met ainsi en avant le caractère inévitable des inventions.

Il semblerait qu’il faille, comme le suggéra Thomas Hughes, considérer la notion de « système technique » qui est « à la fois cause et effet, [qui] peut modeler la société, et être modelé par elle »18. Pour lui, le déterminisme social permet de comprendre la naissance des techniques, le déterminisme technique leur maturité.

1.1.3.3. Chez les fonctionnalistes :

Cette question du déterminisme a également eu une certaine place au sein du champ de la communication. Paul Lazarsfeld, sociologue américain du XXème siècle, étudia longtemps l'influence qu'exercent les médias sur les individus. Avec Elihu Katz19, ils s’intéressèrent, dans le cadre d’une campagne électorale, à ce qui motive la décision des électeurs. Ainsi, ils

14 LEFEBVRE DES NOËTTES, R. L’Attelage et le Cheval de selle à travers les âges, Paris : Picard.

1931.

15 BLOCH, M. « Les inventions médiévales », in Les Annales d’histoire économique et sociale, n°36.

1935.

16 BRAUDEL, F. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Tome I, Les Structures du quotidien.

Paris : Armand Colin. 1979

17 HEILBRONER, R. “Do Machines Make History ? », in Technology and Culture, July 1967, n° 8.

18 HUGHES, T. « Technological Momentum », in Merritt Roe SMITH et Leo MARX., Does Technology Drive History ? The Dilemma of Technological Determinism. Cambridge : MIT Press. 1994.

19 LAZARSFELD, P. et KATZ, E. Personal influence. The part played by people in the flow of mass communications. A report of the Bureau of Applied Social Research, Columbia University. Glencoe.: The Free Press. 1955.

développent la « Two-step-flow theory ». Lazarsfeld s'intéressa aussi à l'impact de la radio sur son auditoire.

Melvin De Fleur20 faisait remarquer, à juste titre, que l’influence des médias sur la société avait été bien souvent étudiée, notamment par les fonctionnalistes, au détriment de l’influence de la société sur les médias. Selon lui, le comportement individuel ne peut pas être prévu sur la base de la psychologie seule, car un individu peut avoir entretenu, par le passé, des sentiments ou des rapports particuliers envers un objet donné. Il explique l’influence des médias sur la société par le fait que la relation inverse les conditionne. En effet, un individu intégré à un groupe se laissera influencer par les médias dans l’appréhension de se voir exclu du groupe s’il conteste le message. Les individus qui le refusent sont alors ceux que De Fleur appelle les « non-conformistes », qui ont le pouvoir d’assumer la « désapprobation sociale ». Cet acte de refus est le plus souvent accompli dans des cas où le message dévie peu ou pas du

« principe de réalité » d’un groupe donné. Melvin De Fleur reprend en fait le modèle socioculturel développé par Katz et Lazarsfeld, et le déplace quelque peu, pour prendre en compte les interactions entre psychologies individuelles et normes sociales.

Le regret que l’on peut émettre concernant ces différentes approches réside dans le fait qu’elles ne s’intéressent que peu aux transformations qu’a pu connaître la politique à la suite de l’apparition de la télévision par exemple. Une fois de plus, ces approches semblent ne se concentrer que sur quelques aspects de la technique, à savoir ses impacts, ses influences.

1.1.3.4. Chez les sociologues :

Dans la sociologie du travail, la question du déterminisme est également présente. Karl Marx parle par exemple de déterminisme technique sur l’organisation du travail. Cette idée sera longtemps reprise par les sociologues du travail. Selon eux, c’est l’adaptation de l’homme aux changements techniques qu’il faut mettre en place, et non l’inverse. L’innovation va de soi, et se doit d’être présente pour une amélioration de la productivité, c’est pourquoi les syndicats et le patronat doivent se mettre d’accord sur le fait que le changement technique est indispensable, et que les ouvriers doivent s’y adapter. Mais des chercheurs anglais ont montré que, quelles que soient les innovations, les formes de travail anciennes sont reconstituées par les ouvriers, sans que cela n’ait d’impact négatif sur la production. C’est même parfois l’inverse. Il apparait alors qu’il y aurait plusieurs possibilités d’organisation du travail dans un

20 DE FLEUR, M. « Mass Communication and Social Change », in Social Forces, n°44. 1966.

contexte donné. Dans cette perspective du déterminisme social, il semblerait que la technique n’ait pas une influence considérable sur l’organisation du travail. Les réorganisations du travail prendraient appui sur les changements techniques.

Selon l’historien David Noble21, afin de comprendre vraiment la technique, il faudrait étudier sa genèse et son utilisation, or sa genèse est bien souvent oubliée. Il décide donc de s’intéresser à la conception des machines. Il établit l’idée selon laquelle il est nécessaire d’étudier la genèse d’une innovation : sa conception et sa mise en place doivent être appréhendées simultanément. Bien souvent, les intentions des concepteurs d’une technique ne correspondent pas entièrement à l’usage réel qui en est fait par la suite. Selon le sociologue Dominique Monjardet22, la clé pour comprendre la technique est de la considérer en même temps que l’organisation, comme étant l’un des moyens disponibles en vue de la réalisation d’une intention économique sur un marché.

Le philosophe Gilbert Simondon partageait le point de vue de David Noble concernant l’importance de la genèse d’une innovation. Selon lui, « c’est à partir des critères de la genèse que l’on peut définir l’individualité et la spécificité de l’objet technique : l’objet technique individuel n’est pas telle ou telle chose, donnée hic et nunc, mais ce dont il y a genèse. »23 L’évolution des objets techniques suit ce que Simondon appelle le processus de concrétisation. Sa forme est au départ abstraite, et devient concrète au fur et à mesure des modifications de l’inventeur.

L’objet technique « évolue par convergence et par adaptation à soi ; il s’unifie intérieurement selon un principe de résonance interne ».

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