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Une question et ses contours à l’origine d’un champ de recherche sur la mémoire

PARTIE I : PROLÉGOMÈNES À L’ÉTUDE DE LA MÉMOIRE DIDACTIQUE EN MATHÉMATIQUES

III. Retour  au  didactique

2. Une question et ses contours à l’origine d’un champ de recherche sur la mémoire

A la suite de ma thèse, il ne m’a pas été permis d’aller plus avant dans la voie qui vient d’être évoquée ; tant pour ce qui concerne la mémoire personnelle des professeurs dans un enseignement ordinaire, que pour celle des professeurs et des élèves engagés dans l’étude et la direction d’étude au sein d’une dynamique enclenchée par l’enquête sur une question. Mon travail s’est développé sur le thème de la mémoire didactique – c’est-à-dire celle qui est relative aux systèmes didactiques –, non sur celui de la mémoire personnelle des professeurs ; bien que l’impulsion de départ vienne de là et que la mémoire de l’individu singulier qui occupe la position de professeur joue un rôle dans la mémoire didactique de la classe qu’il dirige. Mon travail constitue une tentative, inachevée à ce jour, de constructions de bribes de réponses à la vaste question : « Comment le souvenir et l’oubli interviennent-ils dans l’étude d’un savoir, en prenant pour exemple le savoir mathématique ? » Cette interrogation inaugure le premier chapitre de mon livre sur la mémoire didactique Mémoire et étude des mathématiques, une approche didactique à caractère anthropologique (2010). La formulation de la question doit être regardée comme résultant d’un choix volontairement large compte tenu de son objet, plutôt que motivée par l’importation d’un flou qu’on aurait pu lui reprocher. Il s’agit, on l’aura noté, non de la mémoire vue comme objet éclairé par la biologie sous l’aspect des neuro-sciences en particulier, ou la psychologie, mais de son « intervention » à travers ses manifestations fondamentales constituées des phénomènes de souvenir et d’oubli, une fois posée le fait que chacun possède des capacités non pathologiques pour provoquer ou empêcher la remémoration.

Les raisons d’une telle formulation associant souvenirs et oublis dans l’étude d’un savoir sont multiples. La première tient à la définition même de la mémoire qui induit immédiatement une question : quelle définition prendre comme point de référence d’un travail de recherche parmi la multitude des définitions fournies par la multiplicité des champs scientifiques qui s’y intéressent ? Choisir serait déjà présupposer qu’une seule puisse s’appliquer à un substantif après lequel, le plus souvent, est placé un épithète qui le caractérise : « déclarative », « explicite », « épisodique », « immédiate », « sémantique », « collective », etc. Une recension non exhaustive des définitions a été faite dans ma thèse et dans mon ouvrage sur la mémoire didactique afin de montrer, dans un premier temps, l’inanité d’une telle quête de « bonne définition » ; la vanité de l’engagement dans une telle recherche était déjà soulevée dans l’article publié dans Recherches en Didactique des Mathématiques 21/3 en 2002.

Au moment où était déjà rédigée ma thèse, à l’automne 2000, Paul Ricœur publiait l’un de ses derniers ouvrages, consacré à la mémoire, et intitulé La mémoire, l’histoire, l’oubli. J’y trouvais, ainsi que dans la revue Annales, Histoire, Sciences Sociales de juillet-août 2000,

n° 4, 55e année, qui précédait de peu la sortie de son livre, une réponse à la question que je me

posais, concernant la difficulté à établir une définition de la mémoire ; réponse exposée dans Araya A. & Matheron Y (2007) [Document 6]. Paul Ricœur inaugure son livre par deux pages au sein desquelles il indique le positionnement philosophique qu’il suivra : celui d’une phénoménologie de la mémoire structurée « autour de deux questions : de quoi y a-t-il souvenir ? de qui est la mémoire ? »32 Ce choix est repris d’une manière qui me parut plus éclairante dans l’article qu’il donna pour la revue Annales, Histoire, Sciences Sociales précitée. Il y écrit en effet : « Au terme d’une pesée soigneuse des arguments et des contre-arguments, je me suis rallié à la thèse de l’attribution multiple du souvenir à une diversité de personnes grammaticales. » Cette phrase définit à elle seule l’entrée de nature double qu’il m’a paru important de suivre.

Tout d’abord, et sans vouloir faire œuvre philosophique, une entrée de nature phénoménologique, dans la mesure où il s’agit d’étudier non pas ce que le terme polysémique de « mémoire » laisse entendre mais, plus précisément et dans un cadre donné, les phénomènes relatifs au souvenir et à ce qui apparaît comme son antagoniste, l’oubli ; étude qui débouche inévitablement sur une tentative de compréhension de ce qui les produit tous deux. Ensuite une entrée de nature plurielle, comme l’indique l’attribution à toutes les formes grammaticales que revendique Ricœur, dans la mesure où la personne occupe diverses positions au sein des institutions qu’elle fréquente. Comme il y a permanence de la personne, le « je » qu’elle utilise hic et nunc lorsqu’elle se remémore, parle en fait d’un individu du passé qu’on peut voir comme un « il » – la personne que j’étais – parmi des « nous » formant un collectif qui n’est plus – les groupes d’élèves, de professeurs, auxquels j’appartenais,

appliqués à telle ou telle activité mathématique par exemple33. A plusieurs reprises, Ricœur

32 « Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est la mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle. » Edmund Husserl, Méditations

cartésiennes, p. 64.

33 P. Ricœur note, p. 734 des Annales précitées : « Husserl fera le pas décisif en fusionnant mémoire et conscience intime du temps : la mémoire n’est plus alors, comme l’avait anticipé John Locke, que la réflexion de soi sur soi étalée dans le temps […] ». Et, afin d’en finir avec cette attribution dominante de la mémoire au sujet singulier : « Finalement, l’assignation exclusive de la mémoire au soi apparaît comme le fruit d’une subjectivation croissante opérée aux dépens du primat de la question du quoi du souvenir sur celle de son qui. »

explique que cette entrée phénoménologique est devenue nécessaire car « le primat longtemps donné à la question “ qui ? ” a eu pour effet négatif de conduire l’analyse des phénomènes mnémoniques dans une impasse, dès lors qu’il a fallu prendre en compte la notion de

mémoire collective. »34 Or, étudier la mémoire dans le cadre de situations didactiques

nécessite la prise en compte de la dimension collective ; même si tous les phénomènes mémoriels ne s’y réduisent pas, ou si le collectif se limite à l’interaction entre deux ou quelques personnes. La sociologie de la mémoire inaugurée par Maurice Halbwachs constitue ainsi un incontournable.

La revue Le débat, n°122, publie en 2002 des articles nourrissant une discussion autour du livre La mémoire, l’histoire, l’oubli. Les auteurs sollicités pour une lecture critique de l’ouvrage sont des historiens – Roger Chartier, Pierre Nora, Alexandre Escudier, Krzysztof Pomian – auxquels répond Paul Ricœur. Un débat apparaît en filigrane, mais il n’est qu’effleuré : il porte sur l’attribution de mémoire… à « plusieurs personnes grammaticales », pour reprendre les termes utilisés par Ricœur. Roger Chartier évoque ainsi, page 5, « Le concept d’“ attribution ”, que Ricœur tient pour un concept opératoire susceptible d’établir une certaine commensurabilité entre sociologie et phénoménologie, entre Halbwachs et Husserl […] ». La question tourne sur le fait que ce concept « cesse d’être opérant s’agissant de la distance entre ruptures historiques et constantes anthropologiques », qu’il ne répond pas au traitement « des écarts entre l’histoire et la mémoire » (p. 43) ; point sur lequel s’accordent rapidement Chartier et Ricœur. Cet accord est sans doute nécessaire aux historiens, mais il occulte une double question préalable qui ne va pas de soi et dont l’instruction est primordiale en didactique : « qui est autorisé à attribuer une mémoire, et qui reconnaît cette attribution ? » Autrement dit, la question porte sur le (les) destinateurs et le (les) destinataire(s). On perçoit son importance en didactique puisqu’elle rencontre celle de l’évaluation des rapports au savoir : ses deux termes extrêmes sont constitués par la question de l’évaluation des connaissances disponibles afin d’enseigner et des connaissances attendues après enseignement. Une telle évaluation est souvent vue comme relevant du professeur, mais elle l’est tout autant de l’élève à travers des questions portant sur ce dont il faut se souvenir ou oublier pour entrer dans un apprentissage, ou encore en sortir au moment où l’enseignement se clôt par l’évaluation du rapport attendu.

34 Cette citation est extraite de son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 3, mais on trouve une remarque similaire, p. 733 des Annales : « La question [celle du sujet de la mémoire] est devenue urgente depuis l’émergence du concept de mémoire collective en sociologie, comme on le sait depuis le livre fameux de Maurice Halbwachs, La mémoire collective […] »

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