• Aucun résultat trouvé

PARTIE I : PROLÉGOMÈNES À L’ÉTUDE DE LA MÉMOIRE DIDACTIQUE EN MATHÉMATIQUES

III. Retour  au  didactique

3. Vers l’étude de la mémoire didactique

L’approche didactique prend au sérieux la question qui porte sur le (les) destinateurs et le (les) destinataire(s) de l’attribution de mémoire car, derrière elle, pointe une troisième instance : l’institution qui, tout à la fois, réunit destinateur et destinataire, organise leur rencontre en situation, définit un temps de ces rencontres (Chevallard 1985, Chevallard et Mercier 1987, Mercier 1992, Mercier 2008), et suscite l’établissement d’un rapport à ces situations pour chacun : destinataire et destinateur (Chevallard 1988b). La mise en œuvre de l’intentionnalité portée par l’institution, lorsqu’elle est didactique, concernant l’établissement d’un rapport aux objets qu’elle souhaite faire rencontrer, et la poursuite de son développement à travers l’évolution de ce rapport en fonction du temps qu’elle crée – celui du défilement des situations et des objets qu’elles contiennent –, nécessitent en effet des moments d’arrêt. Ce ne sont pas des épochès, au sens originel du terme, dans la mesure où, précisément, le jugement n’est pas suspendu ; seule l’est l’avancée dans des situations et des objets nouveaux. Ce temps d’arrêt, qui peut être très bref, est consacré à l’évocation du rapport antérieurement établi. Il remplit une fonction essentielle : « se tourner en arrière » pour juger si, et se donner les conditions pour, pouvoir aller de l’avant. Autrement dit transformer ses connaissances anciennes en savoir actuel ; c’est-à-dire faire intervenir la faculté mémorielle afin de tenter de réactualiser d’anciens rapports au savoir dans le but d’agir dans la situation présente. L’évaluation et la remémoration permettent de remplir cette fonction au sein de tels temps d’arrêt.

Un exemple (Matheron, 2002), repris dans l’ouvrage Mémoire et étude des mathématiques, permet d’éclairer ce point en ce qui concerne la remémoration. En Terminale Scientifique, le professeur souhaite enseigner que la courbe représentative de l’exponentielle a pour direction asymptotique l’axe des ordonnées. Le passage ci-dessous, extrait d’une séance en classe dont l’intégralité n’est évidemment pas reproduite ici, montre la technique qu’il utilise pour cela.

« 127. P : Vous vous rappelez que, quand on avait étudié la fonction logarithme, on n’a pas seulement étudié la limite en +∞ et la limite en 0, ensuite on a étudié la limite en +∞ de

ln x

x . Alors ici, c’est pareil, on va étudier la limite en +∞ de ex

x . Vous pourriez peut-être trouver le résultat si vous vous rappeliez tout

demandé comment on fait… vous vous rappelez ?… pour trouver une asymptote oblique quand on la donnait pas.

128. Un élève : Y a une technique

129. P : Voilà : petit a et petit b. Je vous ai expliqué qu’on cherchait la limite de

f (x)

x ; ça donnait petit a quand il y avait une asymptote oblique. Et qu’à ce moment-là, on fait f(x) - ax : ça donnait la constante, ça donnait l’ordonnée à l’origine. Vous vous rappelez ? Quand il n’y a pas d’asymptote oblique, (j’ai effacé

la courbe, vous l’avez sur vos cahiers), la fonction exponentielle, quand x tend vers +∞, elle monte, elle

monte très vite. La fonction logarithme, elle, elle part horizontalement ; la fonction exponentielle, elle, elle part en montant. Alors le

ex

x dans ce cas-là, va tendre vers quoi ? 130. Un élève : x

131. P : Ça donnerait… S’il y a une direction, elle monte avec la direction de quoi ? 132. Un élève : D’une asymptote verticale »

Afin de pouvoir continuer d’enseigner (la courbe de l’exponentielle dans ce cas), le professeur arrête l’avancée du temps didactique et se fait destinateur d’attribution de mémoire à la classe ; elle porte sur la détermination d’asymptotes obliques. Le contrat didactique, qui fixe les positions et les attentes de l’un et des autres – professeur et élèves – relativement au savoir, autorise l’attribution de mémoire par le professeur et son acceptation par les élèves qui en sont destinataires. Cet extrait montre encore le jeu ou, plus précisément, l’enjeu de l’échange entre professeur et élèves. Même si les élèves semblent intervenir peu (128, 130, 132), l’établissement de cette mémoire partagée, ou plutôt le processus d’apparition des phénomènes de souvenirs que dirige le professeur à partir de ses sollicitations ou de ce qu’il décide de ne pas entendre (130), en tant que processus d’attribution de mémoire à la classe, ne peut être mené à bien qu’à travers la participation des élèves à cette sorte de maïeutique. A travers leurs interventions, et du fait qu’existe un contrat didactique, les élèves qui ne

s’expriment pas sont cependant « interpellés en sujets »35, ou encore « sont institués sujets »

dotés de la mémoire de certains des souvenirs évoqués au cours de l’interaction entre le professeur et ceux des élèves qui s’expriment publiquement ; c’est-à-dire qui s’expriment afin d’être entendus de tous, et non pas exclusivement du professeur.

De ma thèse est issue une proposition de modèle pour la mémoire didactique en mathématiques. Elle est bâtie autour de trois catégories : mémoire pratique, mémoire ostensive et mémoire propre au savoir (voir Matheron 2002 [Document 4]). La mémoire pratique est celle dont se sert une personne engagée dans une activité mathématique. La mémoire ostensive est celle qui est « donnée à voir » dans une institution particulière. Enfin, le savoir, par son écriture, par les liens qu’il entretient avec d’autres objets mathématiques, par ce qu’il permet ou non d’accomplir, porte en lui la mémoire des choix, multiséculaires pour certains d’entre eux, faits par les communautés de mathématiciens qui l’ont produit ou transposé. L’article de 2002 précité montrait l’articulation de ces trois formes de mémoire avec la notion de rapport aux objets, notamment aux objets de savoir :

« La mémoire du savoir est celle du rapport institutionnel, qui définit ce que l’on peut faire avec le savoir dans l’institution qui l’a vu naître : c’est d’abord l’institution de production en laquelle le savoir continue de porter les traces de sa naissance, sinon celles de sa gestation ; ce sont ensuite les institutions didactiques en lesquelles il est transposé et où une genèse artificielle prédit un rapport institutionnel qui se réalise parfois dans des formes absolument imprévues. La mémoire ostensive du savoir fait partie de celle du rapport officiel : c’est la dimension qui se montre durant le temps de l’étude. Enfin la mémoire pratique est celle du rapport personnel, celle que la personne mobilise dans son activité mathématique. »

Mais alors que la didactique n’avait étudié que la statique des rapports aux objets de savoir, je faisais remarquer que « le concept de mémoire apporte une dimension supplémentaire au concept de rapport au savoir, parce qu’il l’inscrit dans une temporalité, donc dans l’histoire de sa constitution et dans la biographie de sa construction. » C’était, de la sorte, signifier l’entrée dans un programme de recherches se donnant pour ambition l’articulation de deux notions jusqu’alors travaillées séparément, les notions de temps didactique et de rapport au savoir ; ce dernier terme, polysémique en sciences humaines, étant pris dans le sens plus spécifique que lui attribue Chevallard (1989, 2007). Les lignes qui suivent exposent quelques points d’étape d’un parcours à poursuivre, au cours duquel j’ai tenté l’analyse des fragments de la construction ou de la déconstruction temporelle des rapports aux objets de savoir ; que ces fragments soient de nature mathématique ou qu’ils soient relatifs à la pratique enseignante depuis la position de professeur, chevronné ou novice, de mathématiques le plus souvent, mais parfois d’autres disciplines.

V.   Synthèse   et   pistes   de   développement   à   partir   des   questions  

Outline

Documents relatifs