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Comprendre l’apprentissage à travers l’action de l’enseignant relative aux phénomènes mémoriels : quelques exemples

MÉMOIRE DIDACTIQUE

I. Confronter  l’apprentissage  en  situation  d’enseignement  ordinaire  et   les   éléments   théoriques   issus   de   la   modélisation   d’un   enseignement

2. Comprendre l’apprentissage à travers l’action de l’enseignant relative aux phénomènes mémoriels : quelques exemples

L’effort d’élucidation mené par Mercier (1992) à partir de la Théorie des Situations Didactiques, afin de comprendre l’apprentissage permis par l’étude personnelle au sein de l’enseignement ordinaire, nécessitait logiquement de tourner son regard vers l’élève. Il m’est pourtant apparu nécessaire de faire davantage porter l’accent sur l’enseignant. Il est en effet l’organisateur, au sein de la classe, d’occasions de se souvenir pour les élèves, ou encore d’occasions de reprise ou de reconstruction de leur mémoire des apprentissages antérieurs, afin de répondre aux besoins didactiques du présent ; c’est-à-dire aux besoins émergeant du nouveau que la chronogénèse assigne à l’enseignant de diriger (Chevallard, 1985 & 1991). Même si une grande partie de l’apprentissage se poursuit hors temps didactique, il est en effet nécessaire, pour que la relation didactique puisse s’établir et se maintenir, et sauf à supposer des élèves totalement passifs, qu’un certain nombre de références, de notions, soient partagées entre professeur et élèves. La nécessité d’un tel espace commun de significations partagées a

38 On pourrait citer ici les travaux de P. Bourdieu ou de M. Douglas, ou encore le n° 5 de la revue Raisons

pu recevoir le qualificatif de communauté discursive, ou encore d’intersubjectivité, en suivant une définition que certains ont repris à leur compte, située au croisement de la

phénoménologie et de la sociologie39. C’est donc en un lieu de l’enseignement situé dans la

classe, en tant qu’observateur du professeur, de ses interactions avec les élèves au sein du jeu avec les contraintes institutionnelles et celles de la situation d’enseignement, de la résultante qui en découle et qui agit sur l’organisation d’éléments qui peuvent parfois avoir une dimension adidactique, que j’ai tenté de placer mes recherches sur la mémoire didactique. On s’intéresse donc aux techniques didactiques intervenant dans le jeu du professeur avec les élèves, afin que ceux-ci soient pris dans un ensemble d’interactions permettant la création d’un nombre de significations partagées jugé suffisant par le professeur. Ceci dans le but minimal que la relation didactique s’installe, et au mieux que les élèves apprennent dès le moment de l’enseignement en classe, et non pas seulement lors des temps de l’étude privée. On sait depuis l’ouvrage La transposition didactique, que selon la formule d’Yves Chevallard, le maître est avant tout « chronomaître » du temps didactique. Dans La transposition didactique, l’accomplissement de cette fonction était assuré par « l’introduction d’objets nouveaux » dans le système didactique ; la définition était encore imprécise, mais on pouvait imaginer qu’il s’agissait de notions nouvelles, de chapitres nouveaux, etc40. Cette première approche, qui référait à des empans temporels assez larges pour ces « objets nouveaux », méritait sans doute d’être affinée. Le professeur, en tant que « maître du temps » didactique, peut en effet décider de le faire avancer, l’arrêter, voire même, privilège assez rare !, de faire croire à la possibilité de le reculer… notamment à travers reprises, révisions,

39 L’expression « communauté discursive » vient de la linguistique où le concept a été élaboré par Dominique Maingueneau pour désigner des groupes sociaux qui produisent et gèrent un certain type de discours (Maingueneau, 1984, dans Genèses du discours). Dans un texte de 2002 intitulé « Discours de savoir, communautés de savants » in: Konrad Ehlich (Hg.) Europäische Wissenschaft – Europäische Perspektiven, D. Maingueneau discute les diverses acceptions de l’expression, selon les auteurs, pour préciser la sienne : « A la différence de Swales, la communauté discursive est, de mon point de vue, avant tout un groupe de producteurs de textes, et pas seulement un ensemble d’individus qui maintiennent un lien social à travers des textes ». Les interactions au sein d’une classe de mathématiques ne passent pourtant pas nécessairement toutes par le discours, ou le texte, au sens où on l’entend couramment : pensons aux graphiques, tableaux, gestes, figures, symboles. Aussi ne retiendrai-je pas ce terme et préfère conserver celui, plus ancien mais qui a montré son effectivité, de « contrat », en lui rajoutant les épithètes de « didactique » lorsqu’il porte sur ce qui est attendu de faire avec le savoir, de « pédagogique » lorsque il porte sur des conditions plus générales de comportement ou d’organisation propres à l’Ecole. Pour ces deux types de contrat, jouent bien entendu des éléments qui s’expriment dans des situations sociales d’amplitude plus vaste que les seules situations scolaires, parce qu’elles relèvent d’un « contrat social » extérieur à l’Ecole au sens strict.

40 La notion de praxéologie, c’est-à-dire d’organisation mathématique pour ce qui nous intéresse, et de leurs agrégations, est venue combler ce manque pour ce qui concerne les mathématiques proprement dites. Celle de moment de l’étude a, de même, permis de définir les divers épisodes du travail d’étude par lequel le professeur peut faire passer les élèves. Ces deux notions permettent de définir plus précisément les objets de la chronogénèse.

ré-explications. L’article Sensevy, Mercier, Schubauer-Leoni, paru dans Recherches en Didactique des Mathématiques en 2000, a proposé, dans le cadre d’une didactique comparée, un modèle de l’action enseignante articulé autour de ce que l’on peut désigner comme étant quatre « genres de tâches didactiques » fondamentales : définir, réguler, dévoluer, instituer. Ce modèle est repris par Sensevy (2007).

La question centrale, et qui demeure en grande partie ouverte dans le vaste champ de l’étude du professeur, reste celle de comprendre comment, dans l’enseignement ordinaire, le professeur accomplit ces tâches, s’il les accomplit. Pour cela, une condition apparaît nécessaire : la vérification d’une clause du contrat didactique engageant professeur et élèves, relative à la volonté d’enseigner et d’apprendre. En revenant à l’étymologie du mot « enseignant »41, on pouvait faire l’hypothèse que c’est avant tout grâce à des techniques didactiques qui consistent « à montrer », pour indiquer, que le professeur réalise ces tâches en direction d’élèves. Ces derniers, quant à eux, et en suivant dans ce cas encore l’étymologie du mot, sont « à élever » jusqu’à la connaissance et la maîtrise du savoir42. La technique didactique qui consiste à montrer a logiquement été qualifiée d’ostensive, ou encore, désignée sous le nom d’ostension43. R. Berthelot et M-H. Salin ont étudié dans leur thèse (1992) les techniques ostensives utilisées dans l’enseignement de la géométrie. Ils distinguent l’ostension assumée, jusqu’aux programmes d’avant la réforme des « mathématiques modernes », et l’ostension déguisée qui a pour support, le plus souvent, les activités que l’on trouve dans les manuels scolaires, depuis le milieu des années 1980 jusqu’à nos jours. Dans ce dernier cas, le professeur entretient la fiction que l’élève, par son action, produit le savoir, alors qu’en réalité il lui est simplement montré, mais d’une manière plus ou moins bien déguisée. G. Brousseau (1996) donne une définition du contrat d’ostension et indique ses limites didactiques : « Le professeur “ montre ” un objet, ou une propriété, l’élève accepte de le “ voir ” comme le représentant d’une classe dont il devra reconnaître les éléments dans d’autres circonstances. La communication de connaissance, ou plutôt de reconnaissance, ne passe pas par son explicitation sous forme d’un savoir. Il est sous entendu que cet objet est

41 Le verbe « enseigner » provient du latin populaire insignare, renforcement du latin signare qui signifie « indiquer » et vient de signum qui signifie « signe » ; d’après le dictionnaire d’étymologie Larousse.

42 Nous savons bien que ces présupposés sur l’élévation des élèves relèvent d’un modèle idéal dont la réalité, parfois ou souvent, s’éloigne… Néanmoins, la fonction de transmission de savoirs, « d’élévation » des élèves ou encore de leur éducation, est celle que, jusqu’à présent, la Société assigne à l’Ecole.

43 Une ostension est le geste liturgique par lequel le célébrant présente aux fidèles un objet du culte : croix, cierge, évangéliaire, icône, reliques dans un reliquaire, etc. L’ostensoir est l’objet dans lequel est déposé une hostie consacrée montrée aux fidèles. Ils y reconnaissent par ce geste le fait que le Christ est présent dans l’hostie montrée.

l’élément générique d’une classe que l’élève doit imaginer par le jeu de certaines variables souvent implicites. […] L’induction radicale exigée par le contrat d’ostension échoue souvent. […] Le contrat d’ostension, bien que fondé sur une épistémologie “ fausse ” est pourtant très utilisé par les enseignants car il fonctionne très bien dans de nombreux cas où une définition mathématique serait trop lourde ou inutile. » Les limites de cette technique didactique sont en effet assez connues. Par exemple, à l’école élémentaire, le professeur montre des carrés dessinés avec des côtés horizontaux et verticaux ; les élèves identifient cet objet à la classe de tous les carrés qu’on leur présentera ultérieurement. Mais lorsqu’un carré leur est ensuite montré « pointe en bas », c’est-à-dire lorsque le carré précédent a subi une rotation de 45° autour de son centre, les élèves ne reconnaissent plus un carré dans cet objet, mais disent qu’il s’agit d’un losange44.

On peut fournir quelques explications pour cette utilisation fréquente, par les professeurs, du contrat d’ostension dans l’enseignement. Elle relève à la fois des contraintes de la relation didactique et de « l’idéologie » professorale, construite à partir des formes d’enseignement que les professeurs ont connues, et auxquelles ils se réfèrent. Ces formes se déclinent à travers l’ostension directe, en référence au cours magistral qu’ils ont connu durant leurs études, ou à travers l’ostension déguisée dont on trouve le schéma dans les manuels scolaires qui interprètent à leur manière le triptyque désormais en vigueur dans l’enseignement des mathématiques – activité, synthèse, exercices d’application – ou sous des déclinaisons différentes aboutissant aussi à l’ostension déguisée pour enseigner d’autres savoirs

[Document 8]45. A cette double explication se surajoute le fait que les procédés ostensifs sont « naturellement spontanés » et font obstacle à d’autres formes d’interaction de connaissances entre le professeur et ses élèves : par exemple, dès le plus jeune âge, « on montre » aux enfants qui montrent en retour afin de faire comprendre à d’autres. Enfin, les techniques ostensives locales, propres à des micro-objets de savoir, sont des moyens commodes et simples de gestion de la complexité de la situation du professeur dans les phases d’interaction collective avec ses élèves ; elles permettent de faire l’économie de la construction de situations à partir desquelles se construisent les connaissances. Elles constituent, le plus

44 Un carré est un losange, mais tous les losanges ne sont pas des carrés…

45 On retrouve un autre triptyque qui engage en acte vers l’ostension déguisée, comme j’ai pu le montrer avec ma collègue Nathalie Panissal (2009), pour l’enseignement d’éléments de psychologie dans la série STG du cycle terminal du lycée, option information et communication. Il s’agit de la démarche OAC, préconisée par les commentaires du programme officiel en direction des professeurs ; l’acronyme OAC signifiant Observation, Analyse, Conceptualisation. Comme nous avons pu le montrer, cette démarche est mise en œuvre dans les classes sous la forme de l’ostension déguisée, en recourant à la fiction que les élèves observent, analysent et finissent ainsi par conceptualiser. Ce travail est présenté dans la partie suivante de cette note synthèse.

souvent, une réponse adaptée aux contraintes ordinaires de la relation didactique et pédagogique ; compte tenu de la difficulté devant laquelle se trouve le professeur pour enseigner certains savoirs dans certains cas, il recourt à la forme la plus élémentaire d’enseignement qui consiste à montrer. Il use en ce point de la résolution élémentaire et simple du problème des moyens à mettre en œuvre lorsqu’on souhaite faire rencontrer et identifier par autrui quelque chose qu’il ne connaît pas.

J’ai pu montrer que certaines des fonctions de l’ostension se rapportent aux techniques mémorielles dans les pratiques enseignantes. Celles-ci permettent de décrire comment peuvent être accomplies certaines des tâches relevant de la définition, de la régulation, de la dévolution et de l’institutionnalisation, d’après le modèle de l’action enseignante proposé par Sensevy, Mercier et Schubauer-Leoni (2000). Les fonctions mémorielles de l’ostension ont été exposées dans l’article cosigné en 2002 avec Marie-Hélène Salin, dans la Revue Française de Pédagogie.

La définition y est avant tout vue comme celle d’un nouveau contexte à partir duquel le professeur pourra enseigner un objet de savoir nouveau, restant sensible pendant un temps donné. Pour définir, le professeur peut référer, par l’évocation d’une activité du passé. Pour cela, il peut convertir, en interagissant avec les élèves, leur mémoire pratique en une mémoire ostensive qui constituera sous contrat, c’est-à-dire sous la condition d’y adhérer, une référence commune à l’ensemble de la classe. Dans ce cas, il reconstruit une histoire, éventuellement en suscitant la participation des élèves à la construction du récit ; il retient pour cela certains des souvenirs qui s’expriment publiquement et sollicite l’adhésion de tous à la validité de l’histoire. Il peut aussi décider d’indiquer, et on retrouve alors le rôle central de l’ostension, notamment en créant pour cela des ostensifs à la vie éphémère : flèches, dessins, schémas au tableau, etc. Dans ces deux cas, il rend contractuellement présent – c’est-à-dire en enjoignant de manière plus ou moins explicite les élèves à les identifier, les reconnaître –, un ensemble constitué de « notions » et de ce qui se fait avec46 ; notions qui, quant à elles, ne relèvent pas

du sensible et sont désignées, sans plus de façon, comme des non-ostensifs47. Elles ne peuvent

46 On retrouve en ce point la notion de « cadre social de la mémoire », utilisée par Maurice Halbwachs.

47 Pour les désigner les notions, idées, concepts, la Théorie Anthropologique du Didactique les nomment « non-ostensifs » car elles n’ont pas de réalité matérielle sensible : elles émergent des pratiques mathématiques sans que l’on puisse pour autant « mettre la main sur elles », et ne sont perceptibles qu’à travers la manipulation des réalités sensibles, souvent scripturales mais pas seulement, qui sont des outils du travail mathématique. Ainsi en est-il par exemple des concepts ou notions de proportionnalité, de fonction dérivée, de variable, qui ne peuvent seulement qu’être évoqués par une écriture du type f(ax + by) = af(x) + bf(y) ou un tableau pour la

donc qu’être évoquées, soit par replacement au sein d’une activité antérieure que le professeur a oralement rappelée à l’aide de quelques traits, soit par divers ostensifs gestuels, graphiques, scripturaux, etc., qui y sont associés. Ainsi, par exemple, le dessin de deux droites orientées et perpendiculaires peut-il évoquer les non-ostensifs « géométrie analytique plane » ou « représentation graphique de fonctions », les gestes de la main du professeur peuvent-ils évoquer le non-ostensif « variations des fonctions » ou bien, au plan didactique, signifier que la parole est donnée aux élèves ou au contraire ôtée, autrement dit indiquer que c’est ou non le moment de la « participation » des élèves, etc. L’article de 2002 cité mettait en avant des exemples à l’appui de techniques d’indication et de référence. Dans le premier, un professeur sollicitait les élèves afin qu’ils décrivent les déplacements effectués par une figure lorsqu’on déplace sa symétrique ; activité rencontrée quelques jours auparavant en salle informatique. Pour fixer la permanence du souvenir, en convertissant en mémoire ostensive ces éléments d’une mémoire pratique relatifs à des déplacements, le professeur dessinait diverses flèches de formes et de couleurs différentes qui lui permettaient d’enseigner la symétrie orthogonale, à travers ce qui était montré comme référence à laquelle se rapporter. Un second professeur, quant à lui, dessinait un carré et un cercle pour évoquer des patterns en jeu dans certaines techniques sur le logarithme, donnant publiquement à voir la mémoire de pratiques similaires antérieurement rencontrées sur d’autres objets afin de définir celles, nouvelles, qu’il voulait enseigner.

On peut relever, à travers ces deux exemples, l’importance du rôle du tableau noir ou de ce qui le remplace, pour la création de mémoire commune à laquelle se référer. Au-delà de l’enseignement des mathématiques, il est en effet fréquent qu’un professeur utilise des flèches, entoure des mots écrits au tableau à l’aide de divers ostensifs pour signifier une causalité, une équivalence, des liens, etc., c’est-à-dire des notions, des « non ostensifs », et « rendre présente » dans la classe une dimension non visible de l’activité cognitive qu’il lui est pourtant nécessaire de solliciter afin de faire advenir des objets d’enseignement

[Document 9]48. Il y a ainsi appel du professeur aux élèves, par l’intermédiaire de l’activation de clauses du contrat didactique, afin de susciter leur adhésion à une référence commune de laquelle émergeront des éléments non problématiques sur lesquels et avec lesquels interagir ;

proportionnalité, f’ pour la fonction dérivée, x pour la variable par exemple. Ces dernières notations représentent la classe, ou plutôt seulement une partie de la classe, des pratiques au sein desquelles ces notions sont convoquées.

48 C’est un point sur lequel insistait mon intervention au symposium sur le milieu, organisé par le GRIDIFE-ERTe 46, lors du Ier colloque sur l’épistémologie de la didactique à Bordeaux, en septembre 2005.

ceci afin de pouvoir poser de nouveaux problèmes, et faire émerger des connaissances nouvelles.

La création d’une mémoire ostensive, sous contrôle par l’enseignant, permet aussi la régulation des rapports naissants des élèves à un objet de savoir. Il s’agit, du point de vue de l’institution didactique, d’homogénéiser les diverses pratiques personnelles antérieures des élèves ; il est alors attendu que chacun s’appuie sur cette reconstruction en cours. De même, le recours à l’analogie avec des pratiques anciennes qu’il faut rappeler, permet d’abaisser la difficulté de l’abord dans des savoirs nouveaux : il en résulte une difficulté moins grande pour faire accepter par les élèves la dévolution de la responsabilité des problèmes inédits initiés par, ou qui trouvent leur solution dans le savoir nouveau qu’ils auront à apprendre. Tout moment d’institutionnalisation est un moment au cours duquel s’effectue un tri au sein des

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