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3.2. Quelques approches de la polysémie verbale

De la classification verbale à la modélisation des régularités polysémiques

I- 3.2. Quelques approches de la polysémie verbale

Nous venons de montrer l’intérêt du dictionnaire de J. Dubois et F. Dubois-Charlier dans le cadre d’une étude consacrée à la polysémie d’une classe de verbes. Nous avons notamment suggéré qu’il était possible de « calculer » le degré de proximité (ou d’éloignement) entre les différentes entrées d’un verbe, à partir de la classification de LVF (nous reviendrons sur les modalités de ce calcul dans le deuxième chapitre, II-3.2.1.). La démarche consiste à reconstruire le cheminement de la polysémie du verbe en restituant les liens (syntaxiques et / ou sémantiques / conceptuels) qui permettent de passer d’un emploi à un autre. Cela ne règle pas pour autant la question de l’orientation des relations entre les emplois. A partir d’un bref examen des approches de la polysémie verbale, nous tenterons de proposer une solution à cette problématique.

Parmi les études consacrées à la polysémie, peu portent spécifiquement sur la polysémie verbale. M. Villard (Villard : 1991, p. 131)en formule l’explication suivante :

Il est vrai que les travaux sur les verbes sont peu nombreux. Mais les raisons principales de l'utilisation des noms d'objets comme exemples, résident surtout dans

le fait qu'ils trouvent à s'appliquer favorablement dans le cadre des théories sur la catégorisation car ce sont des substantifs dénotant des entités.

En dehors des difficultés d’ordre référentiel, ajoutons que la signification d’un verbe, et plus généralement d’un mot prédicatif, dépend de son environnement, ce qui complique considérablement la tâche. Dans son article de 2005 sur la polysémie du verbe avancer, J.-P. Desclés (Desclés : 2005) classe les différentes approches de la polysémie verbale selon quatre conceptions fondamentales :

1- Il y a autant de verbes distincts que de constructions syntaxiques différenciées. 2- Le sens d’un verbe n’existe pas en lui-même ; il ne se définit qu’en contexte.

3- Un verbe possède une signification première dont les autres significations sont dérivées. 4- Chaque verbe possède une signification fondamentale qui « transcenderait tous les emplois des différents usages d’un verbe dans ses différents contextes ».

Nous écartons la deuxième conception strictement contextualiste et dérivée d’une partie des travaux de Wittgenstein (Wittgenstein : 1953). Elle est essentiellement représentée par les pragmaticiens qui revendiquent un constructivisme radical (Anscombre & Ducrot : 1983, Fant : 1990, Moeschler : 1993, Anscombre, 1996) et s’oppose à une description du sens « en termes de traits sémantiques référentiels descriptifs » (Mazaleyrat : 2010, p.22). Nous examinerons les trois autres approches qui, selon nous, offrent chacune un point de vue intéressant pour une modélisation de la polysémie verbale.

I-3.2.1. Conception homonymique de la polysémie verbale

La première approche s’oriente vers un traitement homonymique de la polysémie et s’applique principalement en lexicographie (spécialement en lexicographie électronique75). Cette tendance peut, en outre, être plus ou moins marquée dans les dictionnaires. Un verbe comme investir fait l’objet de cinq entrées dans LVF, quatre dans le LEXIS (Dubois & al. : 1975 / 2002), trois dans le Französisches Verblexikon (Busse et Dubost : 1977) et dans

Dicovalence (Van den Eynde & Mertens : 2006, http://bach.arts.kuleuven.be/dicovalence/), et seulement une dans le Petit Robert Electronique (abrégé PRE, Rey-Debove & Rey : 2001).

Dans cette perspective, la distinction des sens repose avant tout sur une distinction des contextes syntaxiques d’apparition d’un verbe donné (Gross G. & Clas : 1997, p.147) :

Si l’on admet avec J. Apresjan (1963) que toute différence sémantique ne se manifeste pas dans une différence syntaxique, mais qu’à chaque différence syntaxique correspond une différence sémantique essentielle, on aboutit à une analyse distributionnelle de la signification lexicale. En d’autres mots, chaque sens d’une unité lexicale est déterminé par ses propriétés grammaticales ou, d’une façon plus large, il existe un certain isomorphisme entre la sémantique et la grammaire.

Le dégroupement des entrées est une conséquence de ce principe (Le Pesant : 1997, p.255) :

Il nous paraît de bonne méthode, du moins dans l’état actuel des connaissances dans le domaine, de dégrouper les entrées lexicales qui, dans certains dictionnaires, rassemblent des expressions radicalement différentes du point de vue morphosyntaxique, et de considérer celles-ci non comme des expressions polysémiques, mais comme des homonymes.

Sur le plan méthodologique, cette représentation de la polysémie verbale implique un inventaire et une description détaillée des contextes dans lesquels les verbes apparaissent (structures syntaxiques, catégorie sémantique des arguments, etc.).

Bien que nous ne partagions pas la vision « éclatée » du lexique, nous reconnaissons l’intérêt d’une telle taxinomie : avant de pouvoir identifier un éventuel noyau de sens (ou un concept) commun aux différentes significations d’un verbe, il est indispensable de pouvoir délimiter ces significations. Pour reprendre les termes de N. Reimer (Reimer : 2011, p.1), « la syntaxe sert de diagnostic de la polysémie lexicale, une forme possédant autant de sens polysémiques qu’elle présente de possibilités constructionnelles dans la syntaxe ». Nous considérerons donc les différentes entrées d’un même verbe dans LVF comme les supports de ses différents emplois. Deux entrées acquièrent le statut d’emplois dès l’instant où l’on a pu établir un lien (sémantique, conceptuel, métaphorique, etc.) entre elles.

I-3.2.2. Théorie du prototype et des extensions métaphoriques

La troisième approche postule l’existence d’une signification première à partir de laquelle les autres sont dérivées par métaphore, métonymie, généralisation, etc. J. François (François : 2007, p.6) note que « cette conception classique a été renouvelée par la théorie des prototypes et des extensions métaphoriques autour de G. Lakoff (1987) ». Dans Women, Fire, and Dangerous Things, Lakoff76 considère que les différentes significations d’un mot s’organisent en un réseau structuré de relations, déterminé par des processus cognitifs. Ce sont des modèles cognitifs idéalisés qui permettent de structurer nos connaissances. Il propose un certain nombre de principes récurrents intervenant dans le processus de catégorisation. Selon ces principes, il n'est pas nécessaire que tous les membres d'une catégorie partagent une même propriété définitoire. Par un processus de chaînage, les membres centraux sont liés à d'autres membres, qui sont à leur tour liés à d'autres membres, etc. Lakoff propose de ce fait une théorie étendue du prototype par rapport à la version standard développée par E. Rosch (Rosch : 1973, 1975). Dans la version standard, tout exemplaire d’une catégorie doit avoir un trait commun avec un membre central considéré comme le prototype. La conception de Lakoff exploite davantage le concept de ressemblance de famille de Wittgenstein (1953).

Dans leur article « Describing Polysemy : The Case of ‘Crawl’ », C. Fillmore et B. T. S. Atkins (Fillmore & Atkins : 2000) proposent une comparaison entre la polysémie du verbe

crawl et celle de son équivalent français ramper. Leur étude s’inscrit dans le cadre de la sémantique du prototype de Lakoff dont ils retiennent essentiellement trois aspects (p.100) :

The prototype for a situation of polysemy can be thought of as having the following features :

(1) the multiple senses of the word can each be clearly traced back to the same word (this is the polysemy / homonymy distinction) ;

(2) the set of senses permits a network-like description in wich pairs of adjacent senses in the network are related by motivated linguistic processes (such as one or another type of metaphoric mapping) that recur across the lexicon ; and (3) in all of such links there is a cognitive asymmetry in that the understanding of

each derivative sense is aided by knowledge of the sense fromwhich it is derived.

Dans l’article « Frame Semantics » de The Cambridge Encyclopedia of the Language Sciences, F. Hamm (Hamm : 2009, p.320) formule explicitement le lien entre la notion de prototype et celle de cadre sémantique :

The concept Prototype is one of the most important concepts of frame semantics. Frames should be understood as prototypical descriptions of scenes. A prototype has the advantage that it does not have to cover all possible aspects of the meaning of a phrase; in other words a prototype does not have to provide necessary and sufficient conditions for the correct use of a phrase.

L’analyse de Fillmore & Atkins s’inscrit dans le cadre théorique plus général du projet FrameNet77 (dirigé par Fillmore). Cette entreprise consiste notamment, à partir d’un corpus, à associer un cadre sémantique (ou cadre prédicatif pour un item verbal) à chaque occurrence d’un item polysémique. L’objectif est ensuite de repérer des liens entre les différents cadres sémantiques pour mettre en lumière le réseau de relations polysémiques.

Pour le verbe crawl, Fillmore et Atkins identifient le sens prototypique « se déplacer par une activité musculaire tandis que le corps est tout proche du sol ou d’une autre surface » (François : 2007, p.8). Les auteurs repèrent plusieurs extensions qui extraient l’un des aspects du sens prototypique. Certains emplois focalisent l’idée de « lenteur de l’action », d’autres privilégient la relation entre « position rampante » et « soumission », etc. Les différents types d’extensions identifiés par Fillmore et Atkins peuvent être mis en perspective avec les types polysémiques de R. Martin (Martin : 1983), notamment pour distinguer les cas de polysémie interne (polysémie concernant le sémème du verbe et reposant sur une soustraction, une adjonction ou une substitution de sèmes) et ceux qui relèvent de la polysémie externe (polysémie touchant la relation entre le verbe et ses actants).

Nous exploiterons largement les principes méthodologiques de l’étude de Fillmore & Atkins dans le calcul de la proximité entre les entrées d’un verbe dans LVF. Nous considérerons notamment les schèmes syntactico-sémantiques qui permettent de distinguer les entrées comme des cadres sémantiques et essaierons d’identifier des propriétés

(syntaxiques et / ou conceptuelles) permettant de reconstruire des liens entre ces entrées. I-3.2.3. Signifié de puissance et formes schématiques

La dernière conception relevée par Desclés suppose l’existence d’une signification fondamentale rendant compte de tous les emplois d’un verbe. On est donc ici plus proche de la théorie du prototype dans sa version standard que dans sa version étendue. Parmi les approches se rapportant à cette conception, deux courants majeurs se détachent. Le premier est représenté par J. Picoche et le deuxième par les partisans de la théorie des opérations énonciatives de Culioli (notamment J.-J. Franckel, D. Paillard, D. Lebaud et S. De Vogüé).

I-3.2.3.1. Le signifié de puissance chez J. Picoche

La théorie de J. Picoche s’inspire de la psychomécanique de G. Guillaume (Guillaume : 1919, 1929). On peut résumer grossièrement la théorie de Guillaume en disant qu’il distingue deux plans du langage : la langue (langage puissanciel) et le discours (langage effectif). Les unités linguistiques possèdent donc un état puissanciel (virtuel) et un état effectif (réalisation discursive) directement observable, le passage d’un état à l’autre reposant sur des opérations de pensée. G. Guillaume ne s’intéresse pas directement à la polysémie mais J. Picoche voit dans les principes fondamentaux de la psychomécanique, le moyen de résoudre bon nombre des problèmes qu’elle pose et, notamment, de rendre compte des phénomènes de métaphore. Ainsi, dans la préface78 du Dictionnaire du français usuel (Picoche & Rolland : 2002), qui constitue en quelque sorte un dictionnaire des polysèmes fondamentaux du français, les auteurs notent que :

La métaphore engendre des polysémies à cohérence forte, avec des emplois très conjoints, qu’il est facile de regrouper dans un seul article. Nous avons trouvé chez le linguiste Gustave Guillaume, qui n’était pas lexicologue, et nous l’avons adapté au lexique, la notion de « mouvement de pensée » et la raison d’être théorique de cet ordre qui va du plus riche au plus pauvre, et dans le cas de mots à référent concret, du plus concret au plus abstrait.

La polysémie verbale telle qu’elle est analysée par Picoche s’appuie sur trois notions guillaumiennes : le cinétisme, la saisie et la subduction. Elle définit le cinétisme comme une « sorte de trajectoire sémantique dont tout point peut, en principe être le siège d’une immobilisation par le discours » (Picoche : 1986, p. 7). Cette trajectoire va de l’universel vers le particulier et peut être saisie (actualisation en discours) en un point quelconque du mouvement. Il peu s’agir d’une saisie précoce (effet de sens le plus abstrait, début de la trajectoire), une saisie intermédiaire ou une saisie plénière (effet de sens le plus précis et le plus riche sémantiquement). L’opération de subduction « correspond à un parcours du continuum du sens en langue (la source du cinétisme) aux effets de sens en discours (son

aboutissement) » (François : 2008c, p.3). Elle consiste en une « dématérialisation de la matière notionnelle qui entraîne une recatégorisation du mot (voire la perte de ce statut), il se construit une succession de valeurs de plus en plus abstraites, figurant le signifié de puissance initial de manière de plus en plus stylisée » (Bottineau : 2005, p. 75).

L’identification du signifié de puissance passe encore une fois par un inventaire de toutes les significations et tous les contextes d’apparition d’un item donné (Collet : 2003, p. 268) :

Le linguiste, pour décrire le signifié de puissance d’un lexème, doit détenir un corpus en recouvrant toutes les acceptions possibles, et réaliser une synthèse permettant de rendre compte de la saisie la plus subduite comme de la saisie plénière.

I-3.2.1.2. L’analyse en formes schématiques

L’analyse en formes schématiques est inspirée des travaux d’A. Culioli et notamment mise en pratique par J.-J. Franckel, D. Paillard, D. Lebaud et S. De Vogüé79. Elle se distingue de l’approche psychomécanique de Picoche par le niveau de définition de la signification fondamentale. Alors que, pour Picoche, le signifié de puissance se définit en langue, la forme schématique relève du domaine cognitif. D. Paillard résume les principes fondamentaux de cette approche dans son article « A propos des verbes ‘polysémiques’ : identité sémantique et principes de variation » (Paillard : 2000, p.101) :

Nous pensons qu’il est nécessaire de déplacer la question de la polysémie (posée au cas par cas pour chaque unité) vers l’étude de la mise en œuvre de principes fondamentaux de variation, qui fondent des modes de contribution du lexique à la construction du sens d’un énoncé. Cette variation est indissociable de la mise en place d’un pôle d’invariance définissant l’identité sémantique du mot […] Nous définissons le pôle d’invariance comme une forme schématique qui en tant que telle ne correspond à aucune des valeurs de l’unité. La notion même de forme schématique signifie que l’identité du mot est indissociable de sa relation au cotexte : en tant que schéma elle informe le cotexte, en tant que forme elle reçoit sa substance des éléments du cotexte qu’elle convoque. De ce point de vue, une forme schématique est assimilable à un scénario abstrait.

La notion de forme schématique rejoint donc celle de scène verbale développée par B. Victorri et évoquée précédemment (cf. I-1.4.). Nous adhérons plus volontiers à cette conception qu’à celle de J. Picoche. D’une part, le niveau d’abstraction choisi nous paraît plus adapté à la problématique verbale ; la description du sens d’un verbe nécessite la manipulation de concepts abstraits du fait qu’il ne désigne pas une entité concrète. D’autre part, les différents contextes d’apparition du verbe sont intégrés dans la forme schématique sensée rendre compte de toutes ses significations. Pour autant, la formulation de cette forme schématique est parfois assez difficile à appréhender, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un verbe hautement polysémique. Dans leur article « Modes de régulation et la variation sémantique d’une unité lexicale. Le cas du verbe passer », Franckel, Paillard et Saunier

(Franckel, Paillard et Saunier : 1997) se mesurent à l’un des verbes les plus polysémiques du français80. Il en résulte une forme schématique très, voire trop, abstraite (p.51) : « étant donné une discontinuité sur une continuité première, passer reformule cette discontinuité comme continuité ». Les auteurs précisent (ib.) que la continuité première peut « se présenter comme une trajectoire, un mouvement, un écoulement et correspond, plus largement, à un état de référence » et que la discontinuité « peut prendre des formes très diverses (obstacle, point d’observation, hiatus, hétérogénéité) ».

De notre point de vue, la conception de J. Picoche comme celle des partisans de l’analyse en formes schématiques est difficilement applicable. Il nous paraît trop ambitieux de prétendre décrire l’ensemble des significations d’un verbe polysémique à l’aide d’un seul patron. Nous retirerons essentiellement de la dernière approche, l’adoption d’un certain niveau d’abstraction pour formuler les relations entre les emplois d’un verbe. Nous n’exclurons cependant pas la possibilité de pouvoir formuler ces relations à l’aide de plusieurs concepts.

I-3.3. Les relations sémantiques entre emplois verbaux et le problème de