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Qu’ont en commun les systèmes d’échange de proximité? 182

CHAPITRE V ANALYSE ET DISCUSSION 177

5.1 Qu’ont en commun les systèmes d’échange de proximité? 182

Dans le cadre de notre démarche visant à identifier des configurations-types de systèmes d’échange de proximité, nous nous sommes questionnés sur leurs points communs. Nous avons tout d’abord défini, au chapitre premier, l’échange de proximité par « ce qu’il n’est pas », c'est-à-dire en identifiant ce qui le distingue des autres formes d’échange telles que l’achat dans un commerce, l’achat électronique avec une monnaie nationale ou une monnaie privée, le recours aux annonces classées, le commerce équitable, le don, le troc bipartite, etc. L’échange de proximité est donc caractérisé par l’utilisation d’une monnaie autre que la monnaie nationale ayant cours sur le territoire, mais aussi par l’insertion des échanges dans un cadre social, dans un contexte de réciprocité où les relations développées entre producteurs et consommateurs s’inscrivent dans le long terme. Nous avons aussi proposé une définition générique du système d’échange de proximité – en nous inspirant des propos de Blanc (2006) sur les monnaies sociales et de Boulianne (2005 ; 2006) – le définissant comme :

Nos observations subséquentes et l’analyse des données recueillies nous amènent à identifier plus précisément quels éléments sont communs aux systèmes d’échange de proximité. Nous croyons tout d’abord qu’à défaut de partager une même mission générique, ils partagent une vision commune. Nous croyons aussi qu’en tant qu’organisations ne visant pas la génération de profit, les systèmes d’échange de proximité, qu’ils soient des groupes formels ou non, légalement incorporés ou non, font face à des défis communs, similaires à ceux identifiés dans les écrits portant sur la gestion des organisations d’économie sociale. Les systèmes d’échange de proximité évoluant sur un territoire sont aussi confrontés aux mêmes menaces et opportunités provenant du contexte macrosocial. Il s’agit là des trois axes sur lesquels porte notre discussion au sujet des similitudes des systèmes d’échange de proximité.

5.1.1 Une vision commune

Comme nous le verrons plus loin, la recension des écrits et l’analyse des données nous a fait prendre conscience du vaste éventail de missions revendiquées par les systèmes d’échange de proximité. Nous avons toutefois identifié trois éléments qui nous apparaissent centraux dans l’identité

Toutes les organisations, formelles ou non, ayant pour objectifs de faciliter l’échange de biens, de services et/ou de savoirs et de favoriser le développement de relations de proximité et de solidarité entre les individus d’une communauté (appartenance géographique, culturelle, fonctionnelle ou d’intérêt) par l’utilisation d’un système d’unités de compte ou de paiement autre que la monnaie nationale.

des systèmes d’échange de proximité, au-delà de leurs différences : l’échange de biens et/ou services et/ou savoirs, bien sûr, mais aussi les notions de rassemblement et de distance par rapport au marché. Nous exprimons ainsi la vision commune des systèmes d’échange de proximité, au Québec, mais aussi pour l’ensemble du mouvement :

Si la notion d’échange va de soi, celle de rassemblement est propre à ces organisations particulières qui placent la réciprocité et la proximité au cœur des échanges économiques. Ces caractéristiques ne suffisent toutefois pas à définir les systèmes d’échange de proximité, d’autres mécanismes d’échanges les partageant également – les marchés au puces québécois notamment. Le fait d’échanger en marge du marché est aussi caractéristique des systèmes d’échange de proximité qui n’utilisent pas (ou alors seulement en complément) la monnaie nationale. L’expression de cette distance par rapport au marché peut être liée à une critique du système économique ou être vue comme nécessaire, si les individus ne peuvent plus assurer leur approvisionnement en biens, services et savoirs via le marché, pour cause de pauvreté ou de conjoncture économique défavorable. Ces deux axes correspondent aux deux raisons donnant un sens aux projets d’entreprises d’économie sociale proposées par Lévesque (2001, 2002) : l’économie sociale d’aspiration visant l’expérimentation d’une alternative de consommation et l’économie sociale de nécessité visant l’amélioration des conditions socio-économiques des membres- usagers.

C’est la combinaison de ces trois éléments – l’échange, le rassemblement et la distance par rapport au marché – qui caractérise, selon nous, les systèmes d’échange de proximité. Ces mêmes critères guideront notre réflexion sur les distinctions entre les différentes missions des systèmes d’échange de proximité.

5.1.2 Des défis communs

Nous avons proposé en conclusion du cadre théorique un ensemble de facteurs internes et externes influençant la stratégie dans les systèmes d’échange de proximité. Les facteurs relatifs aux choix organisationnels (types de membres, type et valeur de la monnaie, modes de comptabilisation, etc.) ne sont ni bons ni mauvais en soi, mais nous croyons que certains agencements sont plus cohérents et susceptibles de mener à l’atteinte des objectifs et à la réalisation de la mission.

Se rassembler, Pour échanger, En marge du marché.

Toutefois, il appert que plusieurs facteurs internes affectent tous les types de systèmes d’échange de proximité. Ces facteurs, qui constituent selon nous des conditions de succès, concernent principalement le sociétariat, la gouvernance et le leadership, l’accès aux ressources et la situation de l’organisation. À la lumière de nos observations, ces facteurs nous sont apparus comme interreliés, certains étant possiblement des préalables ou des conséquences d’autres facteurs.

Ainsi, la réflexion et la concertation sur la mission et les règles de l’organisation permettent leur identification claire et assurent un niveau de cohérence plus grand. Une mission et des règles claires seront plus faciles à communiquer aux membres, qui pourront mieux les comprendre et y adhérer. L’adhésion à des valeurs et une vision communes nous apparaît comme un préalable à la cohésion du groupe et limite les risques de comportements opportunistes, le contrôle étant exercé principalement par les pairs (Firsirotu, 2003). La cohésion du groupe facilite la création de liens sociaux entre les individus, stimule le développement d’un sentiment d’appartenance et encourage la mobilisation et l’engagement des membres, éléments renforçant la vigueur de la vie associative. Le renforcement de la dimension associative de l’organisation peut faciliter le recrutement de nouveaux membres et stimuler la mise sur pied de projets communs connexes, renforçant le lien d’usage entre l’organisation et les membres. Cette effervescence stimule également l’appropriation locale du concept, réduisant le risque d’enfermement local (Blanc, 2006c). La vigueur de la vie associative facilite aussi la mobilisation de ressources bénévoles, diminuant la dépendance potentielle au financement externe, facteur nuisible identifié par plusieurs systèmes d’échange de proximité québécois. La mobilisation et l’engagement des membres facilitent le processus d’apprentissage collectif, diminuant le risque de dépendance au fondateur (Blanc (2006c) parle de vide de talent autour de l’entrepreneur). Cette participation au processus de décision renforce l’adéquation entre les choix stratégiques et les besoins des membres, réduisant le risque d’isomorphisme marchand. Un recrutement dynamique facilite le maintien d’un nombre de membres minimal assurant l’équilibre entre l’offre et la demande et la diversité des produits et/ou services et/ou savoirs disponibles pour l’échange, augmentant aussi le lien d’usage pour les membres. La vigueur associative et l’engagement des membres dépendront aussi de la présence forte d’un projet de société commun, d’une utopie agissant à titre de ligne directrice dans la vie du système d’échange de proximité.

Enfin, le caractère démocratique et solidaire de la gestion et des modes de gouvernance nous semble cohérent avec les valeurs promues dans les systèmes d’échange de proximité. Les configurations organisationnelles innovatrice – ou adhocratie – (Mintzberg, 1982 et 1990) et missionnaire nous apparaissent comme les plus adaptées aux systèmes d’échange de proximité, couplées à des mécanismes de coordination basés sur l’ajustement mutuel et la standardisation des

normes de comportement. La configuration entrepreneuriale et la coordination par supervision directe nous semblent problématiques en raison de la concentration de connaissances entre les mains d’un entrepreneur unique ou d’un petit noyau de membres. La configuration politique, caractérisée par l’absence de mécanisme de coordination dominant, nous semble également peu susceptible de permettre aux systèmes d’échange de proximité d’atteindre la pérennité et le développement, voire même la réponse aux besoins des membres. Desroches (1976) rappelle l’importance d’un équilibre entre les parties prenantes internes de l’organisation – les administrateurs, les gestionnaires, les membres et les employés – que ce soit dans l’implication ou dans la répartition des tâches.

Outre les conditions de succès énumérées ci-haut, il semble que les systèmes d’échange de proximité fassent tous, dans une plus ou moins grande mesure, à un moment ou l’autre de leur existence, face à des défis qui pourraient être qualifiés de faiblesses ou de risques. Les facteurs les plus souvent rencontrés lors de notre collecte de données sont : la diminution de la motivation et de l’implication des membres, la difficulté à assurer un recrutement suffisant et continu, le découragement des responsables, la dépendance au fondateur, la dépendance au financement externe et l’épuisement des bénévoles.

5.1.3 Les opportunités et menaces de l’environnement

Nous avons vu au chapitre deux de nombreux facteurs environnementaux qui peuvent favoriser ou nuire aux systèmes d’échange de proximité québécois. Si tous les systèmes d’échange de proximité au Québec évoluent dans le même environnement global, tous ne perçoivent pas également l’importance relative des différents facteurs. Dépendamment des choix qu’ils font, ces organisations peuvent se prémunir plus ou moins efficacement contre les menaces. Notre analyse nous amène à penser que de façon générale, le contexte macrosocial est favorable à l’échange de proximité en raison de la structuration du mouvement de l’économie sociale, de l’intérêt croissant de la population pour les alternatives à la consommation de masse, mais également de la détérioration des conditions socio- économiques d’une portion croissante de la population en raison de facteurs tels que la mondialisation, la financiarisation, la précarisation des emplois et l’atomisation du noyau familial.

Nous tenons à revenir sur un facteur en particulier : l’influence des médias. L’intérêt des médias de masse à l’endroit de l’échange de proximité ou d’un système d’échange de proximité en particulier nous est plutôt apparu comme un catalyseur, un facteur susceptible d’accélérer la diffusion de l’information. Les retombées peuvent toutefois être positives ou négatives : alors que la diffusion de reportage peut accélérer le recrutement et la mise sur pied de nouveaux systèmes d’échange de proximité, la diffusion à grande échelle d’un procès à l’endroit d’une organisation (travail au noir) ou

d’une situation délicate ayant eu lieu (harcèlement, fraude) peut nuire à l’ensemble du mouvement et avoir un impact à long terme sur l’opinion publique. La diffusion au Québec, en 2007, d’un reportage sur le SEL le Passe-temps et les Échang’heures (utilisant tous deux une monnaie complémentaire manuelle sous forme de jetons ayant des valeurs libellées en minutes) et le lancement d’un concours télévisuel ont mené à la mise sur pied de quinze nouveaux systèmes d’échange de proximité dans la province. On constate donc que la diffusion d’une capsule d’environ cinq minutes, accompagnée d’un appel à projet et d’une commandite en matériel (de Coopsco), a mené à une augmentation d’environ trente pour cent du nombre de systèmes d’échange de proximité au Québec en quelques mois. L’intérêt des médias pour le projet Troc-tes-trucs a également facilité le démarrage du projet et contribué à accueillir des dizaines de familles dès la première foire d’échanges de biens.