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CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE 6

1.3 Les enjeux du projet et la question de recherche 35

La définition de la problématique nous a permis de présenter l’échange de proximité et faire un rapprochement entre ce mouvement et celui de l’économie sociale. Outre les enjeux associés à la gestion d’organisations d’économie sociale, tels que le risque de perte de spécificité, d’essoufflement et les tensions entre les univers économique et social, il existe des enjeux spécifiques à l’échange de proximité.

L’enjeu actuel des systèmes d’échange de proximité est de parvenir, d’une part, à survivre dans un environnement dont les règles sont encore inadaptées à leur spécificité et envers lesquels les acteurs sont parfois hostiles, mais surtout de s’adapter à l’évolution de cet environnement et des besoins des collectivités qui le composent. L’enjeu n’est donc pas la survie à tout prix – notons d’ailleurs que l’économiste belge Bernard Lietaer affirme que quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent des dispositifs de monnaies sociales ne survivront pas, mais que les cinq pour cent restants changeront de façon permanente la société (Century, 2001, dans Muckle, 2003). Dans la plupart des cas, jusqu’à présent, les expériences d’échange de proximité son demeurées marginales et n’ont pas réussi à aller chercher une large participation des entreprises et des groupes d’exclus (Seyfang et Pearson, 2000). Les pistes de développement identifiées aujourd’hui par les précurseurs du mouvement peuvent évoluer de bien des façons, voire même s’éloigner des caractéristiques actuelles de l’échange de proximité.

Ce projet de recherche, portant sur la stratégie dans les systèmes d’échange de proximité, trouve son intérêt dans plusieurs éléments. D’une part, il s’agit d’un mouvement en émergence et en pleine effervescence, sous-théorisé et généralement méconnu. Ce mouvement, encore en pleine structuration et dont la diffusion a été accompagnée d’une grande diversification, a atteint des stades de développement différents selon les pays et a fait face à de grandes difficultés dans certaines régions du globe : essoufflement dramatique suite à une croissance rapide, déséquilibre majeur entre offre et demande, maille à partir avec les autorités gouvernementales, etc. Des leçons peuvent être tirées des succès et des écueils de ces expériences et la réflexion sur le sujet contribuera à faire avancer les connaissances dans le domaine. Au Québec, notamment, l’échange de proximité a été peu étudié et peu d’expériences ont été consignées par écrit. D’autre part, il s’agit d’un mouvement social qui prend la

forme d’organisations, voire d’entreprises, pour véhiculer et promouvoir de nouvelles pratiques économiques. L’échange en termes de calcul et d’opportunisme est revisité en termes de lien social et de reconnaissance de l’autre. Les défis posés à ces organisations ne sont pas sans interpeller le champ disciplinaire de la stratégie des affaires, au départ conçue à partir d’une vision plus guerrière que fraternelle, mais qui fait face aujourd’hui à des enjeux de légitimité sociale, d’obligation de responsabilité sociale, etc.

Ce type d’expérience, qui vise entre autres la réhabilitation du lien social dans l’échange économique de biens, services et savoirs, est porteur de pistes de solution aux questionnements ayant cours dans la société en ce début de 21e siècle, notamment ceux relatifs au rapport à l’argent, au travail et à la consommation (et à la place centrale qu’ils occupent dans la société) et celui de la séparation entre les principes de marché, de redistribution et de réciprocité. Dans l’organisation de la société moderne, alors que l’économie marchande a acquis une fonction primordiale dans la régulation sociale, le travail salarié articule la relation entre le social et l’économique et devient central dans l’existence humaine, le lien économique faisant progressivement office de lien social, tous les liens sociaux autres que ceux tissés dans le cadre du travail salarié se dissipant (Laville, 2000). Ce même travail devient toutefois de plus en plus précaire ; le modèle du travail salarié, à temps plein dans une même entreprise tout au long de la carrière est largement remis en cause, complexifiant le rapport au travail (Gerritsen, 2001). Les systèmes d’échange de proximité et les autres formes d’économie non monétaire sont souvent taxés de travail au noir, car elles s’ajustent mal au tandem État-marché. Laville (2000) parle alors de décalage entre les structures d’économie solidaire et les institutions de la société salariale.

La représentation de l’argent évolue également rapidement avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information : la monnaie papier ne représente plus que quatre à cinq pour cent de la masse monétaire en circulation (Muckle, 2003) et plus de quatre-vingt-dix-sept pour cent de la circulation du capital est liée à la spéculation. Seyfang et Pearson (2000) considèrent qu’étant donné les problèmes monétaires actuels relatifs à la dette et au crédit international et les potentiels effets bénéfiques des alternatives monétaires, il est surprenant que le sujet soit aussi peu discuté dans la société. Alors que cet essor s’inscrit dans une réflexion généralisée sur le modèle social, économique et politique en place, voisinant les expériences de commerce équitable, de finance solidaire et de consommation responsable, le contexte social semble propice à la diffusion de l’expérimentation. La réflexion théorique sur le sujet, alimentée de divers champs d’études et de courants de pensée, aidera le mouvement à affirmer sa spécificité et sa position dans la mouvance altermondialiste comme l’aborde Boulianne (2006, p. 275) :

« They may not seem of importance to the alter-globalization movement since they do not, like fair trade does, intervene directly in global commodity chains. Nevertheless, they short-circuit these commodity chains because they bid on people’s capacity to produce part of what they consume [and] they contribute to the alter-globalization trend by defending, in the symbolic and contested field of economy and society, the idea that economy is not an autonomous system that should be left in the hands of economists. »

Le mouvement étant encore très jeune, plusieurs de ses aspects ne font pas l’unanimité parmi les chercheurs et les militants : nous avons déjà abordé la question de la complémentarité au système dominant, celle de la relation à l’argent et celle de la nature des activités réalisées dans les organisations. On retient donc que, comme pour l’économie sociale, l’exercice de définition de l’échange de proximité n’est pas complété, aucune ne faisant l’unanimité. À la lumière des concepts théoriques en stratégie, notamment l’importance accordée à la mission, nous ajouterons au paysage théorique quelques éléments de définition de l’échange de proximité.

Le thème de la recherche est la stratégie dans les organisations d’économie sociale. On désire ici mettre l’accent sur la stratégie dans un contexte de réciprocité entre vendeurs et acheteurs, entre producteurs et consommateurs, entre propriétaires et usagers. Nous avons décidé de nous concentrer sur les systèmes d’échange de proximité, plus particulièrement sur l’expérience québécoise, dans l’espoir d’en tirer des conclusions inspirantes pour l’ensemble du mouvement.

Dans le présent projet, nous chercherons à répondre à la question suivante :

« Les stratégies mises de l’avant dans les systèmes d’échange de proximité québécois sont-elles susceptibles d’assurer leur pérennité et leur développement, vers l’atteinte de leurs objectifs sociaux et économiques ? »

Nous proposons une analyse de ces organisations sous un nouvel angle, celui la stratégie, car nous croyons que ce domaine d’étude nous permet de prendre en considération à la fois les facteurs internes et externes influençant le choix des mesures à prendre pour assurer leur pérennité et leur développement. La stratégie permet de prendre en considération le double statut d’association et d’entreprise et les caractéristiques de la double mission sociale et économique, éléments qui complexifient la gestion des organisations d’économie sociale. Cette analyse stratégique contribuera possiblement à identifier de nouvelles pistes de développement prometteuses et en harmonie avec la spécificité de ces organisations issues de la société civile. Aborder le sujet sous l’angle de la stratégie permettra également de revisiter la question de la classification des expériences d’échange de proximité, lesquelles sont très diversifiées, vue l’importance accordée à l’autonomie de chaque groupe. Ce projet est également susceptible d’enrichir l’étude de la stratégie, en raison de l’importance accordée à de nouveaux éléments de la demande devant être pris en considération, notamment

l’évolution des attentes sociopolitiques des consommateurs (ici à la fois consommateurs, producteurs et membres-usagers) et celle des critères d’évaluation des stratégies des entreprises visant de plus en plus la rentabilité sociale et non seulement la rentabilité économique.