• Aucun résultat trouvé

C) Le mythe de l’hyperconsommation responsable

2. La quête impossible

Au milieu de ce mythe de la consommation responsable, nous identifions l’émergence d’un individu idéalisé. Comme nous l’avons discuté dans le premier chapitre, le Millennial aspire au bien-être et si possible à le revendiquer face à ses pairs. De même, la citoyenneté est appréciée comme une qualité très positive et désirable. Ainsi, une personne en possession d’un ou de ces deux marqueurs, serait évaluée très positivement par la société. Cependant, ces vertus semblent être devenues une sorte d’obligation à laquelle il est de plus en plus difficile d’échapper.

Carl Cedeström et André Spicer, auteurs du livre Le Syndrome du bien-être, consacrent une grande partie de leur ouvrage à argumenter qu’actuellement, le bien-être est moins une option qu’un « impératif moral ». Les auteurs mettent en évidence comment les entreprises, les médias, les gouvernements, les universités et les professionnels du bien-être se sont chargés de promouvoir un idéal de bien-être. Mais ils sont allés à l’extrême en détournant les propositions en exigences qui doivent se manifester par des résultats dans la vie professionnelle et personnelle des individus et qui par conséquent vont se traduire par des résultats économiques positifs. Ainsi, Cedeström et Spicer expliquent comment, à l’heure du quantified

self, l’individu est devenu obsédé et n’arrête pas de contrôler et d’optimiser sa performance en termes de

de son sommeil, ses activités sportives116. De plus, il va chercher à se motiver pour avoir une meilleure hygiène de vie à travers des applications omniprésentes dans toutes les dimensions de sa vie.

D’après les auteurs, cet impératif moral s’opère dans la logique de l’individualisme. Une idée précédemment développée par Alenka Zupancic sous le nom de « biomorale » et repris par d’autres auteurs dans leurs ouvrages. La biomorale désigne « l’obligation d’être heureux et en bonne santé ». Ce phénomène est basé sur le principe suivant : « une personne qui se sent bien (et qui est heureuse) est une bonne personne ; à l’inverse, une personne qui se sent mal est une mauvaise personne ».117 Ceci, selon les auteurs est dû à l’idée amplement répandue selon laquelle les individus sont « autonomes, forts et résolus » qui doivent « se perfectionner sans relâche ». De ce fait, selon Cedeström et Spicer, les individus qui n’ont pas réussi à parvenir à un niveau de bien-être socialement acceptable seront culpabilisés de n’avoir pas agi différemment. Ainsi, les fumeurs, les gourmands, les buveurs, les chômeurs, les malades, sont mis à l’index socialement et jugés comme paresseux, faibles, ou sans volonté. Or, il est clair que de multiples variables en-dehors de la volonté individuelle entrent en jeu dans la situation de chaque individu qui est passé à coté du bien-être.

Nous notons la ressemblance de la thèse proposé par Cedeström et Spicer avec la pensée de Lipovetsky. Pour lui aujourd’hui le corps est considéré « comme une matière à corriger ou à transformer souverainement, comme un objet livré à la libre disposition du sujet118. Il observe que le nouveau paradigme est basé sur l’idée que « ce qui nous arrive est le miroir de notre attitude intérieure » et en ce sens le bonheur serait « intégralement entre nos mains ». Néanmoins, en reprenant les travaux de Rousseau, Lipovetsky montre comment l’être humain est dépendant des autres pour connaître le bonheur, donc celui-ci ne nous apparient pas, « il est par excellence ce que nous ne possédons pas »119. Avec cette idée, Lipovetsky semble dévoiler la pensée mythique construite autour de l’idéal de bien-être que nous connaissons aujourd’hui. Il est impensable de parvenir au bien-être, selon sa définition actuelle, par les moyens que la société d’hyperconsommation cherche à le faire, c’est-à-dire, en prétendant que l’individu est maître de son propre bien-être.

Nous pensons que cette logique de la « biomorale » peut très bien être extrapolée à la notion de citoyenneté à travers la consommation. En principe, dans le cadre de la consommation responsable, il s’agit pour chaque personne de faire des efforts volontaires, d’opter pour les choix « corrects » de consommation. Il n’existent pas des lois qui obligent les individus à consommer de façon responsable, dès lors, personne peut obliger quiconque à consommer de façon responsable. Cependant, aussi comme la « citoyenneté » est admirée, le comportement contraire est également rejeté. C’est alors moralement que l’individu est sanctionné lorsqu’il ne consomme pas de façon responsable. La société attend de l’individu un comportement de consommation qui vise à la protection de l’environnement et à l’égalité sociale. Ainsi, le consommateur commence à être responsabilisé de la qualité de vie non seulement personnelle mais aussi collective, au présent et dans le futur. Dorénavant, la responsabilité sur la qualité de vie des individus, n’est

Carl Cederström, André Spicer, Le syndrome du bien-être, Paris : L'Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2016. p.

116

114

Ibid, p.11

117

Gilles, Lipovetsky op. cit. p. 61

118

Ibid. p. 400

pas l’apanage des gouvernements, des institutions, des entreprises ou des producteurs. En l’absence d’une législation et dans la difficulté d’en établir une qui force les acteurs de la société à participer dans la consommation responsable, c’est l’individu qui a entre ses mains le choix mais surtout le devoir de consommer de façon responsable. Il est le responsable de surveiller, de chercher à savoir, et presque de devenir un expert en matière de consommation responsable. Cependant, de même que pour le cas du bien- être personnel, le consommateur n’est pas vraiment le seul responsable des résultats en matière environnementale et sociale. Beaucoup d’autres facteurs au-delà de l’individu consommateur entrent en jeu. Même si l’individu fait l’effort, même si tous les consommateurs réunis consomment de façon responsable, il y a encore des changements de tout type à faire et des autres acteurs de la société doivent être également responsabilisés, en vue de la conservation de la planète et de l’équité sociale.

Selon Cedeström et Spicer, l’injonction morale du bien-être génère chez l’individu une intense culpabilisation et un sentiment d’angoisse qu’ils ont baptisé « le syndrome du bien-être ». Nous voyons comment les Millennials que nous avons interviewés, orientés par le stéréotype d’un individu idéal commencent à se culpabiliser quand ils avouent que leurs actions ne sont pas tout à fait en cohérence avec ce canon, tant au niveau du bien-être qu’au niveau de la citoyenneté. D’ailleurs, nous notons que c’est même plus marqué quand il s’agit de la consommation responsable dans le sens environnemental et social.

(Annexes 34 et 35)

Qu'est-ce que ça veut dire le bien-être pour vous ?

« […] Oui et être pas trop fatigué et consommer du café tout le temps, comme c’est le cas depuis des semaines » TB

Quels comportements avez-vous pour atteindre le bien-être ?

« […] Je ne sais pas…bien dormir, c’est vrai que c’est difficile parce que je n’ai jamais le temps, ou parfois c’est juste que je regarde trop les réseaux sociaux ou je lis des articles mais… c’est pas bien du tout, ça fait

mal, … il faudrait que je fasse plus de sport aussi parce que là franchement…mais oui j’essaye quand même, il faudrait en faire plus »

« Je médite, je devrais manger mieux mais je ne le fais pas, je fais du sport, j’essaye… je devrais plus dormir mais je le fais pas parce que je n’ai pas le temps » TB

Vous trouvez qu’à Paris l’on achète une quantité d’aliments plutôt mineure, normale ou plus que nécessaire?

«

Bah plus que nécessaire, c’est la folie quoi, […]…même moi ça me fait de la peine, mais tellement de peine le nombre de trucs que je jette à la poubelle parce que ça a pourri mais on est forcés à surconsommer

» KS

Est-ce que vous pensez que vous pouvez faire des économies face à la quantité d’aliments que vous achetez aujourd’hui ?

« C’est vrai que parfois je ne réfléchis pas trop à ce que je vais manger donc honnêtement le weekend ça m’arrive de jeter des choses et je me sens très mal à chaque fois » KL

« Franchement, je pense qu’en toute honnêteté, et c’est pas bien du tout hein, je pense que je dois jeter à peu près 20% de mes courses à chaque fois, parce que je ne fais pas des courses réfléchies, je vais acheter

en fonction de mes envies du moment, et le lendemain si j’ai envie d’autre chose, je vais refaire les courses, donc, forcément en fait, je ne fais pas attention, je dois hein, prendre ce qu’il y a dans mon frigo mais je ne le

En même temps qu’ils culpabilisent, à l’heure de se comparer à leurs pairs, ils ne sont pas aussi stricts. Dans le cas de la consommation responsable en général, ils se considèrent majoritairement plus responsables que leurs pairs. Au niveau du bien-être, ils sont plus réservés et ils déclarent avoir un niveau souvent égal, ou parfois plus élevé. Dans aucun des deux cas ils se sont qualifiés en-dessous de leurs pairs

(Annexes 32 et 33)

Est-ce que vous pensez que votre niveau de bien-être est supérieur, égal ou inférieur par rapport à la plupart de vos amis ?

« Bon au niveau psychologique c’est autre chose hehehe. Mais disons bien-être de santé, enfin, dans mon corps etc., je pense que c’est supérieur, parce que je fais super attention, et parce que j’ai aussi les moyens

de faire attention. Pour moi c’est important » MD

« Égal, je pense égal, voire un petit peu p..non égal, ou un tout petit peu plus…mais oui je pense qu’un peu égal, j’ai beaucoup d’amis qui sont bien dans leur baskets quoi » FI

Vous vous sentez plus, pareil ou moins consommateur responsable que les gens de votre âge ? « Alors dans mes copines, je pense que je suis une des plus, oui, parce que même il y a pas très longtemps

j’ai testé un panier qui s’appelle Patisson et c’était des produits vraiment de petits producteurs autour de Paris, et de saison etc, donc de plus en plus je m’informe beaucoup plus sur tout ce genre de production et

je pense que je fais un peu plus que mon entourage » FI

Avez-vous un ami spécialement concerné par la consommation responsable ? Parlez moi de lui. « Oui, j’ai quand même des gens autour de moi qui ont cette conscience, mais pas aussi développée » MD

Nous observons que certains d’entre eux commencent à marquer la distance avec ceux qui n’ont pas les mêmes attitudes au niveau du bien-être ou de l’éthique dans la consommation (Annexe 36) et n’oublions pas non plus leurs critiques que nous avons vues au début de ce chapitre par rapport à l’hypocrisie des Millennials, voici quelques exemples :

Vous vous sentez plus, pareil ou moins consommateur responsable que les gens de votre âge ?

« […] La moyenne peut être qu’ils font ça. Les autres font beaucoup ça, ils achètent déjà prêt, donc congelé,

plat surgelé, et machin. Et ils se font livrer des restaurants, ça non, je ne le fais pas non plus, je suis peut- être plus informée que les autres sur les risques, les conséquences et machin » CT

« Parfois les gens […] sont pas conscients tu vois, c’est vrai que les gens sont de plus en plus engagés mais je crois qu’il manque beaucoup plus d’effort. Les gens disent oui oui c’est très important et après tu vas voir

et ils ne font pas le tri, ils utilisent la voiture pour des distances ridicules juste parce qu’ils ont la flemme, ils achètent des choses chinoises sachant que peut-être c’était un enfant qui l’a fait pour 1€ toute la journée. Ils

disent “oui le bio c’est super important” mais s’ils ont l’envie de sortir en boîte le week-end c’est tant pis le bio. » BD

Nous observons alors comment le mythe de la consommation responsable continue à opérer cette fois sous la logique amplement répandue de la biomorale. Les consommateurs, avides de projeter une image positive, responsabilisés quant à leur propre destin, et redoutant d’être jugés négativement, ne trouvent pas un autre moyen que continuer à consommer du bien-être et de la citoyenneté. Ceci à travers un éventail d’options chaque fois plus large où nous trouvons les produits labellisés biologiques et équitables. De cette façon, la consommation responsable continue à réconcilier l’hyperconsommation avec les valeurs de l’époque moderne.