• Aucun résultat trouvé

Psychanalyse de la magie

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 83-87)

1 re partie : Étude générale sur la magie et la pensée magique

I. Conceptions anthropologiques de la magie

4- Psychanalyse de la magie

Les explications de Malinowski concernant la magie faisaient intervenir des phénomènes psychologiques remontant aux premiers moments de la vie. Il est alors intéressant de les confronter aux analyses que proposèrent les psychanalystes à peu près à la même époque.

a) L’approche freudienne

S. Freud se penche sur le phénomène de la magie essentiellement dans Totem et tabou, où il distingue la sorcellerie de la magie, qu’il considère comme des techniques propres à l’animisme pour soumettre le monde, plutôt que comme des systèmes explicatifs de la nature.

La sorcellerie chercherait à influencer les êtres spirituels en employant les mêmes méthodes qu’avec les hommes, c’est-à-dire en tentant de les apaiser, de les amadouer, de leur imposer sa volonté, etc. La magie, en revanche, ferait abstraction des esprits et userait de procédés différant des procédés psychologiques courants (par exemple : la fabrication de l’effigie d’un ennemi auquel on veut nuire) : elle constituerait, pour cette raison, la partie la plus primitive et la plus importante de l’animisme, étant apparue avant que l’homme n’ait envisagé la nature comme une entité spirituelle 174.

Si Freud accepte le principe d’association d’idées défendu par Tylor 175 et les lois de sympathie de Frazer 176, il reconnaît toutefois que ces théories décrivent seulement le fonctionnement de la magie et ne nous apprennent rien ni sur son essence, ni sur ce qui conduit à substituer des lois psychologiques aux lois naturelles 177. Le psychanalyste se propose, par conséquent, d’approfondir la théorie de l’association.

Selon lui, l’exercice de la magie est motivé par les désirs humains, dans la puissance desquels l’homme primitif place une « confiance démesurée » 178. De même que le jeune enfant, privé de motricité, satisfait ses désirs de façon hallucinatoire par l’excitation de ses organes sensoriels, le primitif fait appel à sa volonté pour satisfaire les siens, non plus de façon sensorielle, mais au moyen d’une « sorte d’hallucination motrice », c’est-à-dire une

174. S. FREUD, Totem et tabou (1913), trad. française, rééd., Paris, 2001 [1=1923], pp. 113 sq.

175. Ibid., p. 114.

176. Ibid., pp. 117-120.

177. Ibid., p. 120.

178. Ibid., p. 121.

83

représentation imitative d’un objet désiré par la réalisation d’une action 179. Or, dans un contexte animiste, le primitif n’a pas les moyens cognitifs pour se rendre compte que la réalité n’est pas telle qu’il se l’imagine : dans cette phase animiste, il n’est même pas encore en position de douter, attitude qui apparaîtra plus tard et qui permettra l’émergence de la foi comme condition d’efficacité de la magie, dans une phase religieuse 180. Pratiquant la magie, l’homme primitif surestime tous les processus psychiques et préfère aux choses réelles leurs représentations : il en vient alors à penser que toute action sur les secondes influe sur les premières, notamment à cause du fait que la pensée rend présentes à la conscience en même temps des choses séparées dans l’espace et le temps ; les lois de la magie de Frazer sont d’ailleurs fondées sur une notion commune et supérieure qui est la notion de contact, qu’il soit réel (loi de contagion) ou figuré (loi de similitude). Au final, la magie est régie, selon Freud, par le célèbre principe de la « toute-puissance des idées » 181, qui est aussi un trait caractéristique de la névrose, en particulier la névrose obsessionnelle 182.

Au fur et à mesure que l’homme découvre et admet sa nature mortelle et sa petitesse, il se détache de ce principe de toute-puissance en l’attribuant ensuite, lors d’une phase religieuse, à des divinités (tout en gardant une possibilité d’influer sur celles-ci, par la prière par exemple), avant de passer à une phase scientifique où cette idée de toute-puissance ne demeure plus que dans la confiance que l’homme met parfois dans son esprit 183. La perspective du fondateur de la psychanalyse s’inscrit dans le contexte intellectuel général de son époque et reste donc évolutionniste.

Enfin, Freud rattache la prédominance accordée aux actions psychiques par le primitif (mais aussi par le névrosé) au narcissisme, en tant que phase primitive du développement du moi au cours de laquelle celui-ci ne distingue pas les objets comme étant extérieurs à lui et nourrit à leur égard, et donc à l’égard de lui-même, des désirs libidinaux 184. Dans sa logique évolutionniste, Freud se risquera à extrapoler ce rapprochement entre le stade du narcissisme et celui de l’animisme aux autres phases du développement de l’humanité, mises en parallèle à leur tour avec les phases ultérieures du développement du moi 185. Il n’y a pas lieu de s’étendre sur le caractère abusif de cette démarche : non seulement l’évolutionnisme était une

179. Ibid., pp. 121 sq.

180. Ibid., p. 122.

181. Ibid., p. 123. Voir aussi S. FREUD, « L’Inquiétante étrangeté (das Unheimliche) » (1919) in S. FREUD, Essais de psychanalyse appliquée, trad. française, rééd., Paris, 1975 [1=1933], p. 193 et S. FREUD, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), trad. française, rééd., Paris 1989 [1=1984], pp. 220 sq.

182. S. FREUD, Totem et tabou, pp. 125 sq. Nous reviendrons sur certains phénomènes obsessionnels infra, pp. 170-214.

183. Ibid., p. 127.

184. Ibid., pp. 128 sq. Il convient de préciser avec J. PIAGET, B. INHELDER, La Psychologie de l’enfant, rééd., Paris, 2008 [1=1966], p. 27, que, dans cette phase de développement du psychisme humain, il s’agit de

« narcissisme sans Narcisse » car le moi, indifférencié, n’est pas encore conscient de lui-même.

185. S. FREUD, Totem et tabou, p. 130.

84

conception répandue à l’époque de Freud qui l’incitait à prolonger sa réflexion dans cette direction, mais surtout, le psychanalyste généralise un trait individuel de psychologie à toute l’humanité, ce qui est pour le moins hasardeux car, même en admettant le schéma évolutionniste, le développement du moi d’un individu normal appartenant au premier stade de l’évolution humaine ne s’arrête pas à sa première phase mais est complet, si bien qu’on ne comprend pas pourquoi au niveau de la culture, on en resterait à ce stade primaire. Il n’en demeure pas moins qu’au niveau de l’individu, faire intervenir chez lui une régression narcissique au moment où il a recours à la magie, c’est-à-dire un état psychique ponctuel dans lequel les préoccupations personnelles et les affections du sujet prennent le pas sur la réalité, donnant une sensation de pouvoir contrôler celle-ci, est une explication qui ne manque pas d’intérêt, et cela au-delà des époques et des cultures, mais sans généraliser cet état à tout moment et sans en en faire un état caractéristique du psychisme de cette personne et encore moins de la population à laquelle elle appartient.

Malinowski s’élèvera contre la position de Freud sur la toute-puissance de la magie : d’après l’anthropologue, la magie est au contraire la reconnaissance du caractère limité de la pensée humaine et de son impuissance car la magie n’est utilisée que là où l’intelligence humaine n’est pas parvenue à développer des sciences ou des techniques permettant de maîtriser parfaitement un processus ou une action. De plus, la magie n’est pas associée à une sorte de vaine divagation ou de rêve éveillé, mais est liée à des activités humaines produisant des effets réels. En outre, alors que, pour Malinowski, la magie constitue une force bénéfique à l’organisation sociale, l’approche freudienne, faisant de la magie une forme de

« mégalomanie vicieuse », relègue cette pratique au rang de « pathologie culturelle » 186. On pourra objecter à Malinowski que si l’on se limite à l’activité demandant l’intervention de la magie, faute de maîtriser correctement la situation, le principe de toute-puissance des idées défendu par Freud est une disposition d’esprit possible, pour se donner de l’entrain au moment d’entreprendre une tâche dont le résultat est aléatoire. En revanche, l’anthropologue est parfaitement fondé à dénoncer la généralité de la position de Freud, très influencé par Frazer et manquant d’un matériel ethnographique de première main.

186. B. MALINOWSKI, Coral Gardens and Their Magic, II, pp. 239 sq.

85 b) Le principe de magie : G. Róheim

Contrairement au père de la psychanalyse, G. Róheim fut un anthropologue de terrain, en plus d’être psychanalyste : il fut donc au plus près des réalités ethnographiques et analysa en détail, et selon la méthode psychanalytique, les mœurs, les coutumes et les rites de plusieurs sociétés traditionnelles.

Fort de ses observations, Róheim réinterprète la position freudienne à propos de la magie et considère que la pratique magique se situe entre le principe de plaisir et le principe de réalité 187, si bien qu’il en vient à poser un « principe de magie » qui conduirait l’homme à penser qu’il peut gouverner son environnement selon ses désirs. Il est à noter que dans l’esprit de Róheim, ce principe, quoique archaïque, est universel, et non limité aux sociétés primitives, et surtout constitue un déterminant majeur du comportement humain car avant d’obtenir une chose, il faut la vouloir et donc considérer qu’il est possible de réaliser ce désir 188. En distinguant le principe de réalité du principe magique, Róheim s’oppose à Malinowski, pour qui la magie est une application du principe de réalité, étant donné qu’elle est une reconnaissance par l’homme de son impuissance : d’après Róheim, l’exercice de la pratique magique précède en fait le comportement réaliste, car il faut d’abord croire que l’on a la capacité d’accomplir une action si l’on veut la réussir ; et quand il n’est pas possible d’adopter un comportement réaliste, comme dans le cas de la magie appelant la pluie ou le soleil, manifester son désir par le rituel magique est cependant une manière appropriée d’appréhender son environnement 189. Cette façon d’aborder le monde trouverait son origine dans la relation mère-enfant, la mère étant le seul environnement de l’enfant dans les premiers temps de sa vie, si bien que, pour ce dernier, manifester un désir semble être la façon adéquate d’être en relation avec cet environnement 190.

Róheim en déduit que la magie consisterait parfois en une attitude contre-phobique, permettant de combattre des peurs inconscientes, notamment de séparation 191. Elle constituerait aussi une parade contre la frustration des désirs par une régression infantile, ce qui place l’homme primitif dans une situation opposée à celle de l’enfant, pour qui l’imagination magique signifie au contraire grandir, puisqu’il s’agit d’un stade de développement essentiel pour tout humain 192. Enfin, en donnant à l’homme un moyen de s’affirmer face au divin, la magie est également une forme d’affirmation de la liberté

187. G. RÓHEIM, Magic and Schizophrenia, 2e éd., Bloomington, 1962 [1=1955], pp. 10.

188. Ibid., pp. 82 sq.

189. Ibid., p. 11.

190. Ibid.

191. Ibid., p. 19.

192. Ibid., pp. 44-46.

86

humaine, à l’instar de l’enfant qui s’affranchit de sa dépendance vis-à-vis de sa mère en s’individualisant peu à peu 193.

Le travail de Róheim complète donc celui de Freud en reconnaissant le rôle fondamental de la pensée magique à la fois dans le développement psychique de tout être humain et dans son rapport au monde au cours de sa vie. Avec Róheim, la magie n’est plus une occupation futile et indigne des grands esprits mais relève de la psychologie normale de tout homme.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 83-87)