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La difficulté d’assigner un sens aux rituels

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 98-102)

1 re partie : Étude générale sur la magie et la pensée magique

I. Conceptions anthropologiques de la magie

6- La difficulté d’assigner un sens aux rituels

Les approches précédentes accordaient une place importante au langage et à la signification explicite des rituels. Elles sont tempérées par des recherches plus récentes. Selon C. Humphrey et J. Laidlaw, un rituel est avant tout une action 242 : même les paroles

240. S. J. TAMBIAH, « A Performative Approach to Ritual », p. 132.

241. Voir en particulier infra, pp. 141-165, 217-218.

242. F. STAAL, « The Meaninglessness of Ritual », Numen, 26, 1979, pp. 4, 9 sq., explique que le rituel est une pure activité gouvernée par des règles explicites, une « orthopraxie », accomplie pour elle-même. Voir également R. N. MCCAULEY, E. T. LAWSON, Bringing Ritual to Mind: Psychological Foundations of Cultural Forms, Cambridge - New York - Melbourne - Madrid - Cape Town, 2002, p. 10.

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prononcées au cours du rituel doivent être considérées comme des actes linguistiques 243. En outre, un rituel se caractérise essentiellement par la distance existant entre cette action, fondée sur des prescriptions, et les intentions particulières de celui qui est engagé dans son exécution 244. Le degré de ritualisation d’une action dépendra de son éloignement par rapport aux actions du quotidien, ainsi que du ressenti de l’agent évaluant dans quelle mesure les composantes de cette action ont été prévues d’avance 245. Le rituel ne se définit donc ni par son champ d’activité, ni par la nature de la personne qui l’accomplit, ni par des aspects temporels. Le but principal du rituel n’est pas non plus de communiquer certaines idées liées à la société, à la religion, à la cosmologie, etc. En effet, on ne peut pas le réduire aux actes de langage ayant une fonction communicative, car il comprend généralement de nombreux gestes et séquences non linguistiques qui ne visent à aucune communication : il est d’ailleurs possible d’accomplir un rituel en vertu d’une croyance sans pour autant chercher par là à la transmettre 246.

Cette vision est partiellement partagée par M. Houseman et C. Severi qui précisent aussi que la signification d’un rituel n’est jamais complètement explicite pour ceux qui le pratiquent. Le rituel n’est donc, selon ces auteurs, ni un discours sur le monde naturel, ni une façon de trouver une solution à des problèmes issus de la vie sociale 247. C’est pourquoi il est impossible de rendre compte de la complexité du rituel juste en étudiant le discours qu’il sous-tend, sa symbolique ou sa fonction pratique 248. Il convient plutôt de s’intéresser à son organisation formelle car, avant de partager une interprétation ou un discours commun sur le rituel qu’ils accomplissent, les participants partagent une séquence d’actions communes 249. Ainsi, si le rituel ne cherche à transmettre aucun message directement, il permet, en revanche, de créer un contexte relationnel dans lequel il est possible de formuler des messages symboliques sortant de l’expérience quotidienne, en particulier pour organiser les rapports, notamment de parenté, entre les individus 250.

D’après C. Humphrey et J. Laidlaw, le rôle central de l’action dans le rituel, et donc le caractère secondaire du discours propre à celui, est corroboré par le fait que son apprentissage résulte essentiellement de processus imitatifs. En effet, la connaissance précise et préalable des étapes du rite ou de la signification de celui-ci ne sont pas nécessaires pour être capable de

243. C. HUMPHREY, J. LAIDLAW, The Archetypal Actions of Ritual: A Theory of Ritual Illustrated by the Jain Rite of Worship, Oxford - New York, 1994, p. 2. Voir aussi E. R. LEACH, « Ritualisation in Man » in S. HUGH -JONES, L. LAIDLAW (ed.), op. cit., p. 163, « Ritual » in S. HUGH-JONES, L. LAIDLAW (ed.), op. cit., pp. 168 sq.

244. C. HUMPHREY, J. LAIDLAW, op. cit., pp. 97-107.

245. Ibid., pp. 12, 71, 89, 97, 145.

246. Ibid., pp. 73 sq.

247. M. HOUSEMAN, C. SEVERI, Naven or the Other Self: A Relational Approach to Ritual Action, Leiden - Boston - Köln, 1998, p. 38.

248. Ibid., pp. 166 sq.

249. Ibid., p. 226.

250. Ibid., p. 202.

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l’effectuer. On apprend le rite en le faisant 251 : ce sont donc des actions désignées souvent par des noms spécifiques qui sont mémorisées, et non des règles à appliquer 252. Comme la connaissance d’aucune théorie n’est requise pour accomplir le rite, il devient possible, pour ceux qui l’effectuent, d’élaborer de multiples interprétations à son sujet ou simplement aucune, afin notamment de l’approprier : l’identité d’un rituel est donc fondée plus sur l’adhésion à la séquence d’actions le composant que sur le sens que les fidèles lui donnent. De même, les motifs poussant les individus à accomplir le rituel sont nombreux mais peuvent aussi être inexistants (ils accomplissent alors le rite pour lui-même). Au fond, chacun plaque sur le rite les significations et les raisons de l’accomplir qu’il veut 253. En particulier, les individus sont souvent amenés à imaginer des explications symboliques mais ce type d’explication rend rarement compte du sens réel du rituel car le symbolisme est souvent produit par un mécanisme cognitif d’improvisation créative à partir d’un bagage de connaissances propre à l’individu ou à son milieu 254. Cette explication s’accorde avec la thèse développée par D. Sperber dans son étude sur le symbolisme : « La symbolicité n’est […] une propriété ni des objets, ni des actes, ni des énoncés, mais bien des représentations conceptuelles qui les décrivent et les interprètent. » 255 Le symbolisme n’a donc pas besoin de s’exprimer pour être conçu par le sujet 256. Il s’agit au final du résultat de l’incapacité des individus à élucider la signification d’un phénomène à l’aide d’un code conceptuel : « Une représentation est symbolique précisément dans la mesure où elle n’est pas intégralement explicable, c’est-à-dire signifiable. » 257.

D’ailleurs, J. Sørensen observe avec raison que les interprétations symboliques émanant du processus de ritualisation sont extrêmement instables. L’information perçue au cours du rituel est effectivement difficile à interpréter et peu fiable pour les participants, étant déconnectée du domaine auquel elle a trait en dehors du rituel et les actions qui composent

251. C. HUMPHREY, J. LAIDLAW, op. cit., pp. 122 sq., 140 sq.

252. Ibid., p. 120.

253. Ibid., pp. 168 sq. Même constatation chez F. STAAL, art. cit., p. 3.

254. C. HUMPHREY, J. LAIDLAW, op. cit., pp. 192 sq. Sur la difficulté, voire l’impossibilité, d’assigner un sens aux rituels, voir F. STAAL, art. cit., passim, qui en déduit que le rituel n’a ni sens, ni but : seules comptent les règles à respecter lors de son exécution, pas le résultat.

255. D. SPERBER, Le Symbolisme en général, 2e tirage, Hermann, Collection Savoir, Paris, 1985 [1=1974], p. 124.

256. R. A. RAPPAPORT, « Ritual, Sanctity, and Cybernetics », p. 69, apporte dans le cadre plus restreint du sacré, qui est un cas particulier de symbolisme, une définition qui en fait un être de discours (nous avons retiré les italiques) : « La sainteté […] est la qualité de la véridicité indubitable attribuée par le croyant à des propositions invérifiables. » (« Sanctity […] is the quality of unquestionable truthfulness imputed by the faithful to unverifiable propositions. ») Dans son étude, D. Sperber montre que cette opposition entre la propriété physique de l’objet et la propriété du discours n’est pas suffisante pour qualifier le symbolisme.

257. D. SPERBER, op. cit., p. 125. La production de symbolisme n’est pas en soi une preuve d’irrationalité car d’après D. SPERBER, « La Pensée symbolique est-elle pré-rationnelle ? » in M. IZARD, P. SMITH (éd.), La Fondation symbolique. Essais d’anthropologie, Paris, 1979, pp. 17-42, la pensée symbolique est enclenchée par un traitement rationnel de l’information. Voir aussi D. SPERBER, « Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont-ils bons à penser symboliquement ? », L’Homme, XV, n° 2, 1975, pp. 5 sq.

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celui-ci étant accomplies hors de leur contexte normal et selon une finalité différente de celle qu’elles ont d’ordinaire 258. Ainsi, le rituel produit naturellement un symbolisme vague faiblement lié aux données issues de la perception, ce qui facilite son intégration dans un contexte sémantique plus vaste, celui de la culture, mais, évidemment, les interprétations générées sont ambivalentes, prêtent à caution et peuvent être remises en question à tout moment. Le rituel crée en définitive de nouvelles significations au moyen de la déconstruction d’interprétations antérieures 259. Selon cet auteur, le rituel, à l’instar des arts, permettrait donc de régénérer les structures culturelles grâce à ce symbolisme nouveau 260.

Les explications de J. Sørensen sont probablement valables au niveau des individus mais sont insuffisantes pour rendre compte du passage de la sphère individuelle à la sphère culturelle : il n’explique pas comment une masse hétérogène d’interprétations se transforme en un système relativement cohérent et unifié. Il nous semble même que cet auteur inverse l’ordre des choses en disant que le rituel contribue à renouveler les structures culturelles par le démantèlement qu’il opérerait du symbolisme existant. C’est plutôt la modification des schémas culturels qui permet l’élaboration d’un symbolisme nouveau à propos d’un rituel donné car, d’une part, elle donne aux participants la matière à partir de laquelle le nouveau symbolisme est créé et, d’autre part, la ritualisation a plutôt un effet conservateur et fixateur du fait de son caractère répétitif et de la nécessité d’accomplir d’une manière précise et prédéfinie les actions composant le rituel, en mettant de côté l’individualité : les anthropologues ont souvent remarqué la nature archaïsante des rituels, notamment en ce qui concerne la langue utilisée et la tendance des individus à les accomplir d’une façon donnée car « on a toujours fait comme ça ». Si, comme le remarque J. Sørensen, les interprétations du rituel s’insèrent bien dans le système symbolique culturel, c’est précisément parce qu’elles sont pertinentes au regard de ce système 261. Les arts, contrairement aux rituels, sont en renouvellement permanent et chaque œuvre nouvelle stimule à nouveau la production de symbolisme chez ceux qui la découvrent. Ils sont donc plus à même de faire émerger des interprétations originales et d’influer sur la culture.

Un des apports essentiels de ces analyses est évidemment de mettre en évidence l’ambiguïté du symbolisme et le manque d’unité des interprétations qu’il génère chez les participants aux rituels. Autrement dit, le symbolisme n’est qu’un produit dérivé du rituel mais pas sa raison d’être, ni la raison pour laquelle on y adhère. En outre, ces études ont eu le mérite d’insister sur la déconnexion entre les intentions personnelles des participants et celles

258. J. SØRENSEN, « Ritual as Action and Symbolic Expression »,Transfiguration, 5, 2005, p. 51.

259. Ibid., p. 53.

260. Ibid., p. 54.

261. Il suffit d’ailleurs de changer de système culturel pour obtenir des interprétations nouvelles : combien de récits de voyages ont-ils plaqué le symbolisme du voyageur sur les faits culturels observés, produisant une interprétation radicalement différente de celle des autochtones ?

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propres aux rituels auxquelles ils se plient en l’exécutant, et d’une manière générale sur la capacité du rituel à offrir un contexte nouveau aux actes accomplis 262. Malheureusement, les implications logiques et cognitives de ces faits sur l’efficacité du rituel n’ont pas été tirées et d’ailleurs l’efficacité des rituels n’est pas envisagée. Enfin, à trop mettre l’accent sur le fait que chacun a une raison personnelle et peut-être différente de celle des autres de prendre part à un rituel, dont il aura aussi une compréhension personnelle, on ne peut plus saisir d’où vient la dimension culturelle et sociale de cette pratique.

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