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La protection de la qualité des eaux douces, une branche du droit de l’environnement

SECTION I – DÉLIMITATION DU SUJET DE RECHERCHE

A- La protection de la qualité des eaux douces, une branche du droit de l’environnement

7. L’histoire témoigne du souci d’appréhension de la Nature par l’Homme. Elle se fige dans les règles de droit. Elles sont un révélateur de l’essence de cette relation. De nombreuses variations l’ont caractérisée, elles apparaissent sur deux plans : d’un point de vue historique, puis culturel. Les règles régissant cette relation nous enseignent quelle en est la substance.

Historiquement, F. Ost souligne que la Nature fait l’objet d’un droit de propriété qui a évolué de l’Ancien régime à la Révolution. Dans un premier temps, le rapport de l’Homme à la Nature est qualifié de ius fruendi au Moyen Âge : « l’usage en vue de la survie », dans « une économie de subsistance et une idéologie communautariste »18. La ressource fait

l’objet d’une appropriation coutumière fonctionnant sur un système de propriétés spontanées, et finalement sur le partage.

Dès le XVIème siècle, un autre rapport s’instaure : « l’individu devient le centre du

Monde »19. Un ius abutendi, c’est-à-dire un « libre droit de disposer de la chose » remplace

l’ancienne qualification. Il s’agit de correspondre à une « économie marchande […] dans un contexte devenu individualiste »20.

Cette seconde forme est notamment fondée sur la doctrine hégélienne attribuant « à l’Homme un droit de propriété sur toutes choses »21. La propriété consacrée à la Révolution

met fin à un système coutumier dont le fondement était « l’interdépendance des formes d’utilisation des ressources naturelles »22, en conciliant « agriculture, élevage, chasse,

pêche et prélèvement du bois » 23 . « L’harmonie écologique et la solidarité

interpersonnelle »24 étaient ainsi assurées par des usages historiques. Selon F. Ost, la

18 F. OST, La nature hors la loi – l’écologie à l’épreuve du droit, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p 51. 19 Ibid. 20 Ibid., pp 48-49. 21 Ibid., pp 175-176. 22 Ibid., p 50. 23 Ibid. 24 Ibid., p 51.

« révolution copernicienne » va provenir d’une « subjectivisation toujours plus poussée »25.

L’individu libre, souverain et propriétaire consacré dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est soutenu par J. Locke : le travail de la terre crée un droit de propriété pour l’individu travailleur. F. Ost résume en ces termes le raisonnement de J. Locke : « Par son travail, qui est la liberté en acte, l’homme soustrait certaines ressources à l’état de nature, il leur confère une spécification et une valeur ajoutée et peut donc légitimement se les réserver »26.

Si elle n’est pas encore exclusive, cette appropriation marque le postulat de départ occidental dont on ne déroge pas : le rapport à la Nature est fondé sur l’usage et la propriété des ressources naturelles.27

Cela marque la seconde variation qui habite le rapport qu’entretien l’Homme avec son environnement : le point de vue culturel. L’appréhension occidentale se distingue de la relation orientale et asiatique de l’Homme au Monde. « Comme l’enseignent depuis fort longtemps la sagesse du Tao et les religions panthéistes »28, la Nature et l’Homme peuvent

être considérés comme un tout global, où il existe une « solidarité de toutes choses »29.

En Chine, les difficultés causées par l’environnement, notamment les inondations, ont conditionné le rapport des Hommes à la Nature. Selon M. Gao Er Kum, directeur général de l’eau au ministère chinois des ressources hydrauliques : « l’eau est tellement cruelle qu’elle force les Hommes à se rassembler »30. Si l’objectif est le même qu’en occident, les

moyens pour y parvenir diffèrent.

La culture entre ainsi en jeu : le droit de l’environnement est irrigué par la conception qu’a l’Homme de la Nature.

25 F. OST, La nature hors la loi – l’écologie à l’épreuve du droit, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p 51. 26 Ibid., p 52.

27 Pour davantage de précisions à ce sujet, voy. infra §187 & s. 28 F. OST, op. cit., p 176.

29 Ibid.

8. L’eau constitue un défi pour le Droit, car « toute réponse aux besoins d’eau » est à la fois « locale »31 et l’un des prochains grands enjeux mondiaux.

De façon générale, le thème de l’eau apparaît très actuel : selon l’ONU-Eau, créée spécialement en 2003 par le Comité de haut niveau des Nations Unies pour la coordination des actions menées dans le domaine de l’eau, ces questions « soulèvent certains défis les plus pressants de notre temps dans le domaine du développement […] »32.

Les enjeux économiques et financiers apparaissent déjà considérables quant aux activités de gestion et de traitement des eaux : les groupes chargés de ces activités sont désormais de grandes multinationales avec lesquelles les gouvernements doivent négocier.33 Les sphères

économique et politique apparaissent dans ce cadre de plus en plus imbriquées, créant des réseaux de pouvoir tentant de contrôler la protection d’un bien commun de l’humanité, traité davantage comme une marchandise dont l’exploitation est prometteuse.34 Les

questions de pénurie, de gestion et de pollution de l’eau révèlent l’aspect multifactoriel de ce thème, soulevant des questions dépassant le droit de l’environnement stricto sensu. La pollution diffuse des eaux douces fait notamment ressortir les lacunes de l’organisation et du fonctionnement des ordres juridiques.35 Elle pose régulièrement de nouvelles questions,

comme la présence de résidus de médicaments dans l’eau, ayant des conséquences sur la vie aquatique, voire sur l’Homme.36

Le droit tente en permanence d’apporter une réponse, à l’instar de la proposition d’inscription dans le Code civil français de la notion de dommage causé à

31 Ibid., p 455.

32 Voy. à ce sujet le site Internet de l’ONU-Eau : http://www.unwater.org/ (page consultée le 7 juill. 2014). 33 R. LENGLET, J-L. TOULY, L'eau des multinationales – Les vérités inavouables, Paris, Arthème Fayard,

2006, 251 pages.

34 M. BARLOW, T. CLARKE, L'or bleu – L'eau, le grand enjeu du XXIème siècle, Paris, Arthème Fayard,

2002, 390 pages.

35 M. KRASNICK (dir.), Le partage des pouvoirs : études de cas, Commission royale sur l'Union économique

et les perspectives de développement du Canada, Ottawa, Centre d'édition du gouvernement du Canada, 1986, 305 pages ; F. KELLER, Rapport d’information au nom de la Commission des Finances, du Contrôle

Budgétaire et des Comptes Économiques de la Nation sur le Pilotage de la Politique de l’Eau, 352, Annexe

au procès-verbal de la séance du 27 juin 2007 – Session ordinaire 2006-2007 du Sénat, p 6.

36 Voy. notamment à ce sujet S. JOBLING, R. OWEN, « Environmental science : The hidden costs of flexible

fertility », Nature, 485, 24 mai 2012, pp 441 & s. Notons que l’AFNOR, une association chargée d’une mission d’intérêt général pour l’élaboration des normes françaises, européennes ou internationales, a présenté en avril 2013 une nouvelle norme expérimentale en la matière. La norme XP T 90-223 propose une méthode générale de détection de certains médicaments dans l’eau destinée à la consommation humaine. Voy. le site Internet de l’association : http://www.afnor.org/ (page consultée le 7 juill. 2014).

l’environnement.37 Ce qui fait ressortir la transversalité de la question de l’eau : elle

transcende la suma divisio française entre le droit public et le droit privé. Elle mobilise de plus une grande partie des domaines du droit.38

9. Le choix d’une illustration plus restreinte qu’est la protection de la qualité des eaux douces résulte d’un double positionnement.

En premier lieu, les questions relatives à l’eau douce sont privilégiées, écartant celles de l’eau de mer.

Cette eau caractérisée par sa salinité39 implique des enjeux très spécifiques, il s’agit d’un

univers à part entière avec ses propres problématiques.40 Elle soulève en effet des questions

particulières en matière de souveraineté, car « la mer est un lieu où la souveraineté des États est multiple : souveraineté de l’État du port, de l’État du pavillon, de l’État côtier »41.

Elle connaît aussi une « gradation » suivant le lieu : « […] l’État côtier est souverain en mer territoriale et dispose d’une juridiction ou de droits souverains en zone économique exclusive »42. Ce n’est pas le cas de l’eau douce. Si elle peut relever de plusieurs territoires,

il n’y a pas de dissociation dans le degré de souveraineté.

Le droit de la mer est également singulier et peut être distingué du droit de l’eau douce en raison de sa nature. D’abord exclusivement coutumier, puis devenu plus conventionnel dans les années 1980, il est l’une des composantes les plus anciennes du droit international public. Il fait ainsi l’objet des incertitudes quant à l’applicabilité du droit conventionnel dans cette matière, car il est soumis à la volonté des États.43 Le droit de l’eau douce ne

relève pas en majeure partie du droit conventionnel, il prend ses racines dans le droit

37 Voy. notamment la Proposition de loi, adoptée par le Sénat, visant à inscrire la notion de dommage causé à

l'environnement dans le Code civil, n° 1043, déposée le 16 mai 2013. Notons que cela constituerait une véritable révolution en droit de la responsabilité, puisque jusqu’à présent, le Code civil ne protège que la personne et le patrimoine.

38 Voy. infra §230.

39 La salinité de « l’océan mondial » est en moyenne de 35, et sa température moyenne est de 4C°. Voy. G.

COPIN-MONTÉGUT, Propriétés physiques de l’eau de mer, Paris, Éd. Techniques ingénieur, p K170-1.

40 Voy. à ce sujet A. CUDENNEC (dir.), L’Union européenne et la mer : vers une politique maritime de

l’Union européenne, Actes du colloque de Brest, 18 & 19 oct. 2006, Paris, A. Pedone, 2007, pp 3 & s. ; voy.

également B. QUEFFELEC, La diversité biologique : outil d’une recomposition du droit international de la

nature – l’exemple marin, Thèse de Doctorat, Université de Bretagne Occidentale, 2006, pp 13 & s.

41 B. QUEFFELEC, op. cit., p 13. 42 Ibid.

43 Ch. VALLÉE, « Droit de la mer », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis-

étatique de la propriété, ainsi que dans le droit administratif, des matières codifiées assez tôt en droit français comme en droit québécois.44 L’eau de mer et l’eau douce étant bien

distinctes, la nature de leur régime juridique respectif est différente. Elles ne soulèvent pas les mêmes questions juridiques.

De plus, en matière de compétence, l’intégration de l’eau salée dans cette analyse n’aurait pas favorisé une approche comparée rigoureuse : entre le Canada et l’Union européenne, les règles de partage des compétence apparaissent très différentes en la matière.45 En effet,

l’eau salée relève au Canada d’une compétence qui ne fait pas partie de la logique des agrégats : la pollution des mers a été rattachée à la compétence fédérale en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement, car elle relève de la théorie de l’intérêt national.46 La

logique canadienne dans le partage des compétences de l’eau salée est bien différente de celle appliquée par l’Union européenne, qui privilégie le même type d’approche qu’en matière d’eaux douces.47

En second lieu, le choix s’est porté sur l’analyse des règles applicables à la qualité de l’eau douce. Cela met de côté les règles inhérentes à la gestion quantitative de l’eau. Il s’agit de deux domaines du droit qui mobilisent des enjeux bien différents. Le droit de la qualité de l’eau fait appel à la lutte contre la pollution, qui est un critère central dans le partage des compétences en droit canadien48 comme en droit communautaire.49 Écarter les questions

qualitatives reviendrait à priver notre analyse de sa portée en droit constitutif.

Quant aux aspects quantitatifs de l’eau, leur prise en compte relativement récente par le droit de l’Union européenne50 et le droit canadien51 ne permet pas de mener une analyse

44 Pour un développement complet à ce sujet, voy. infra §222 & s.

45 Pour le droit canadien, voy. notamment R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401. Pour le

droit communautaire, voy. notamment Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne, TFUE, JO n° C 83 du 30 mars 2010, art. 3 & 4.

46 R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., op. cit., 404.

47 Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne, op. cit.

48 Voy. notamment R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., op. cit. ; R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213 ;

Friends of the Oldman River Society c. Ministre des Transports du Canada, [1992] 1 R.C.S. 3, 65-69.

49 Par l’intermédiaire du principe d’intégration notamment. Voy. Traité sur le Fonctionnement de l'Union

européenne, TFUE, JO n° C 83 du 30 mars 2010, art. 11.

50 Avec la Directive-cadre de l’an 2000. Voy. à ce sujet T.E. CALDERON, « La Politique de l'eau de l'Union

européenne : vers une gestion quantitative des ressources hydriques? », Les Cahiers de Droit, 51, 2010, p 859.

51 P. HALLEY, Ch. GAGNON, « Le droit de l’eau au Canada et les réformes en cours au Québec », in A.

BRUN, F. LASSERRE (dir.), Gestion de l'eau, Approche territoriale et institutionnnelle, Québec, PUQ, 2012, pp 15 & s.

convaincante sur l’évolution du partage des compétences. De plus, les enjeux de la gestion quantitative de l’eau apparaissent éloignés entre le Canada et l’Europe. Le Canada possède 7% du stock mondial d’eau douce en majorité en souterrain. Cela a été largement exploité par des entreprises prélevant massivement l’eau pour l’embouteiller et la commercialiser. Cet enjeu économique n’est pas aussi important en Europe, qui souffre davantage du manque d’eau.52 Ainsi, l’étude des règles de gestion quantitative de l’eau n’est pas apparue

opportune dans notre démarche comparative : le Canada et l’Union européenne ne présentent pas les mêmes questions en la matière.

Les enjeux liés à la protection de l’eau ainsi qu’à son contrôle apparaissent considérables. La question du partage des compétences dans ce domaine présente non seulement des questions constitutionnelles fortes, mais soulève aussi de profondes questions sociales, économiques et politiques. Car « l’eau, source de vie, relève toujours d’une responsabilité politique »53.