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Paragraphe II – La dialectique entre autonomie et interdépendance : un même instrument de gestion de

B- L’utilisation de la dialectique comme outil de gestion de la diversité au Canada et dans l’Union

2- Au Canada

100. Les prémices d’une dialectique autonomie/interdépendance se trouvent au Canada dans l’avènement du fédéralisme. P. de Sales Latterrière tente en 1831 de proposer à Westminster une fédération impériale, accordant aux colonies une représentation directe à Londres. Le contexte au Bas-Canada (Québec d'aujourd'hui) lui est favorable puisque les patriotes commencent à progressivement envisager une conception fédérative

310 Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, C-83/49.

311 Article 4, Traité sur l’Union européenne, C-83/18. Voy. également Article 1-5 du Traité de Lisbonne. 312 M. DELMAS-MARTY, Le Pluralisme Ordonné - Les Forces Imaginantes du Droit (II), Paris, Éditions du

Seuil, p 73.

des relations entre les colonies et Londres. Le projet de 1834 envisage une autonomie de la colonie dans les affaires internes, et un droit de regard sur sa constitution.314

Avant même l’indépendance et la construction du Dominion, des prémices de dialectique apparaissent donc. Mais le Parlement de Londres refuse cette proposition.

101. Les propositions comportant une idée de dialectique

autonomie/interdépendance abondent tant aux États-Unis qu’en Angleterre dès les années 1760. L’histoire américaine fournit beaucoup de projets en ce sens, dont les pères fondateurs du Dominion vont se servir. Par exemple, le juge W. Smith de l’État de New- York, propose vers 1764 un plan de fédération des colonies britanniques américaines afin de contrer les prémices révolutionnaires.315 À Londres, A. Smith présente un projet d’union

impériale entre la métropole et les colonies américaines. Il leur assure notamment une représentation minoritaire au Parlement britannique.316

Les Loyalistes du Haut-Canada (Ontario d'aujourd'hui)317 reprennent les idées développées

par les Loyalistes américains pour développer une union fédérale très centralisée. L’idée fédérale fait donc son chemin de 1764 à 1860.

102. Durant cette période, plusieurs éléments installent progressivement la dialectique autonomie/interdépendance.

Avant la première révolution industrielle anglaise des années 1830, les colonies britanniques ont une économie principalement basée sur l’agriculture. C’est l’apogée du libéralisme. La cellule familiale prend en charge la majorité des risques sociaux : vieillesse, maladie, infirmité, chômage. La politique économique favorise le développement économique par l’établissement d’un réseau de chemin de fer et d’un système de canaux.318

314 M. CHEVRIER, « La genèse de l’idée fédérale chez les pères fondateurs américains et canadiens », in

A.G. GAGNON, Le fédéralisme canadien contemporain: fondements, traditions, institutions, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, p 24.

315 Ibid., p 25.

316 Voy. à ce sujet A. SMITH, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Digireads.com

Publishing, 2009, 576 pages. Voy. également M. CHEVRIER, op. cit, p 25.

317 Voy. à ce sujet M. PATRY, « Évolution historique du système politique canadien », in L. SABOURIN, Le

système politique du Canada, Institutions fédérales et québécoises, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1970, p

24.

318 M. LAMONTAGNE, Le Fédéralisme canadien : Évolution et problèmes, Québec, Les Presses de

Londres a réussi à établir une certaine stabilité dans ses relations avec ses colonies canadiennes.319

103. Deux évènements viennent bouleverser l’ordre établi par la politique coloniale britannique : l’indépendance américaine et la révolution industrielle anglaise.

L’indépendance américaine a pour conséquence l'exil des Loyalistes, colons américains ne s’étant pas associés à la révolte contre l’Angleterre. Les Loyalistes viennent s’établir dans les Maritimes, et l’Est du Québec, le long des lacs Érié et Ontario.320 La présence des

Loyalistes au Canada va être à l’origine de nombreux conflits : réfractaires aux Lois civiles françaises,321 il exigent une représentation et la formation d’une nouvelle province au sein

du Canada. Une série de conflits éclate entre les francophones et les anglophones au sein de la colonie. Cela entraine l’édiction de l’Acte constitutionnel de 1791,322 puis une rébellion

en 1837 qui produira l’Acte d’Union de 1840.323 Ces tentatives anglaises n’arrivent

cependant pas à endiguer le phénomène. Cela débouche sur une crise politique dans le Canada Uni, qui cristallise le problème : aucune politique n’est susceptible de satisfaire complètement les deux groupes culturels qui s’affrontent régulièrement. Après l’échec de l’Acte d’Union, il parait évident que les deux groupes doivent une nouvelle fois être séparés.324 Cette crise politique va déclencher en partie le mouvement d’union fédérative

des colonies britanniques.

Le second évènement tient dans la révolution industrielle anglaise et ses conséquences au Canada. Cette révolution permet de mettre en place les facteurs agrégatifs nécessaires à

319 Notamment au Québec grâce à l’Acte de Québec de 1774 qui permet une certaine détente dans les rapports

avec les francophones. Voy. à ce sujet M. PATRY, « Évolution historique du système politique canadien », in L. SABOURIN, Le système politique du Canada, Institutions fédérales et québécoises, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1970, pp 23-24.

320 Ibid., pp 23-24.

321 Les Lois civiles françaises sont en vigueur grâce à l’Acte de Québec de 1774. Voy. infra §307. 322 Séparant le Canada en Haut-Canada et Bas-Canada, afin de séparer les deux groupes culturels.

323 L’Acte d’Union réunit à nouveau les deux colonies dans le Canada Uni. Voy. à ce sujet le Rapport Durham

qui condamne notamment la politique coloniale anglaise et qui conseille au parlement impérial une union des deux colonies dans l'objectif d'assimiler le peuple canadien-français, dont un résumé est proposé dans M. PATRY, op. cit., p 26.

l’idée d’une Union.325 Une forte centralisation économique apparait indispensable pour

endiguer la crise économique et favoriser la reprise. C’est ce second évènement qui pousse réellement les représentants des colonies à agir.

104. De ces deux évènements va naitre un compromis entre deux groupes politiques. Le premier groupe souhaite une forte centralisation, allant jusqu’à une union législative, afin de réaliser les ambitions économiques. Le second groupe insiste sur la non centralisation pour préserver la diversité des cultures et des conceptions sociales. La crise politique entre les francophones et les anglophones n’est pas étrangère aux fondements de leurs arguments. M. Lamontagne relève que « les deux groupes ont gagné leur point […], la politique économique a été centralisée, et la politique sociale […] décentralisée »326.

105. Lors des conférences de Charlottetown et de Québec (1864), les ministres canadiens et des Maritimes établissent 72 résolutions qui serviront de base à la discussion à la conférence de Londres de 1866. John A. MacDonald fait ressortir dans un discours de février 1865, lors du débat à l’Assemblée législative du Canada Uni, la dominante de ce plan. Il « possède le double avantage de nous donner la puissance d’une union législative et la liberté d’une union fédérale »327. La dialectique autonomie/interdépendance ressort bien

de ce plan. Cette assertion est confirmée par le texte adopté à Londres en 1866 : l’Acte d’Amérique du Nord britannique.

Entrée en vigueur le 1er juillet 1867, cette nouvelle Constitution regroupe quatre provinces :

le Québec, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle Écosse.328 Il s’agit d’un

remaniement constitutionnel permettant à des colonies autrefois indépendantes les une des

325 Voy. supra §54 & s.

326 M. LAMONTAGNE, Le Fédéralisme canadien : Évolution et problèmes, Québec, Les Presses de

l’Université Laval, 1954, p 12.

327 Le terme « fédéral » à cette époque fait l’objet d’une diversité de significations, et n’a pas de sens bien

fixé. Voy. à ce sujet M. PATRY, « Évolution historique du système politique canadien », in L. SABOURIN,

Le système politique du Canada, Institutions fédérales et québécoises, Éditions de l’Université d’Ottawa,

1970, p 35.

328 Tout comme la Communauté Économique européenne devenue Union européenne, le Dominion va

progressivement s’élargir : avec le Manitoba en 1870, la Colombie-Britannique en 1871, l’Île du Prince Édouard en 1873, la Saskatchewan et l’Alberta en 1905 et Terre-Neuve en 1949.

autres de s’uni en abandonnant à un gouvernement central une partie de leurs pouvoirs et prérogatives. Le lien avec l’Angleterre est donc toujours présent.329

106. On confie au gouvernement les grandes tâches de l’État, afin de réaliser un marché unique, une unification de la monnaie, l’extension du territoire jusqu’au Pacifique et la défense commune du pays. D’un autre côté, les administrations locales interviennent dans les domaines de l'éducation, de la santé, des services sociaux, des affaires municipales, et de la propriété et les droits civils. Les gouvernements provinciaux détiennent certains contrôles législatifs, l’administration de la justice et du domaine public. Ils doivent enfin suppléer aux municipalités quand celles-ci ne sont pas en mesure d’accomplir leur rôle.330

107. La dialectique apparaît donc en prémices, et c’est quand les provinces vont défendre leur autonomie qu’elle va prendre toute son ampleur.331 La politique économique menée par le gouvernement fédéral ainsi que la crise économique créent des répercutions régionales défavorables de 1873 à 1896.332 Le Québec se trouve en conflit

régulier avec le gouvernement fédéral. L'Ontario, le Manitoba, la Colombie-Britannique et les provinces maritimes expriment également un mécontentement prégnant au sujet de la politique fédérale de construction des chemins de fer, le contrôle des terres de l'Ouest et le régime douanier.

108. Une première affirmation collective des « droits provinciaux » a lieu lors de la conférence interprovinciale de 1887. Elle est soutenue par le peuple et le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres.333

Le peuple est un soutien important car la confédération s’est construite sans lui : elle est l’œuvre d’un groupe restreint de chefs politiques et d’hommes d’affaires.334 Également, au

regard des moyens de communication de l’époque, le gouvernement en est éloigné.

Le Comité judiciaire du Conseil privé est un second allier précieux : de 1881 à 1925, ses décisions permettent d’affirmer le pouvoir souverain des provinces, puis à étendre leurs

329 M. PATRY, op. cit, p 30.

330 M. LAMONTAGNE, Le Fédéralisme canadien : Évolution et problèmes, Québec, Les Presses de

l’Université Laval, 1954, p 15.

331 Ibid., pp 17 & s.

332 Pour plus de précisions voy. Ibid., pp 22 & s.

333 Dernier tribunal d'appel pour les affaires canadiennes jusqu'en 1949. 334 Voy. à ce sujet M. LAMONTAGNE, op. cit., p 23.

responsabilités législatives et administratives, notamment en matière de taxation.335 Il en

résulte une augmentation importante des responsabilités, dépenses et sources de revenus des législatures provinciales.

109. Il est important de préciser à ce stade que les éléments constituant la dialectique autonomie/interdépendance au Canada s’expriment de manière différente suivant l’origine de l’observateur.

Selon F. Rocher, l’interprétation de la Constitution telle qu’opérée par le rapport de la Commission Tremblay336 insiste sur les aspects d’autonomie des provinces. D’un autre

côté, le rapport de la Commission Rowell-Sirois337 insiste davantage sur les éléments

d’interdépendance.338 Ce qui ressort de ces deux rapports, c’est tout de même l’intention

idéologique : « l’équilibre entre les tendances vers l’unité et la pluralité »339.

110. Il est plus clair de revenir au texte même de la Constitution canadienne en la matière : la Loi constitutionnelle de 1867. 340 La dialectique s’y réalise au niveau

institutionnel : l’article 21 dispose que le Sénat et composé de quatre divisions, représentant chacune une province. Le principe de participation est donc bien représenté.

En ce qui concerne le partage des compétences, les articles 91, 92 et 93 de la Loi

constitutionnelle répartissent les compétences législatives entre les ordres de

gouvernements fédéral et provinciaux. Ils énoncent chacun les compétences exclusives de chaque ordre de gouvernement.

111. En dehors de ces éléments, une seule phrase dans le texte de la Constitution peut faire penser à la dialectique autonomie/interdépendance : « Considérant que les

335 Voy. notamment Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. Receiver-General of New Brunswick,

[1892] A.C. 437, 440-442. Ainsi que Citizens Insurance Company of Canada v. Parsons, [1881-82] 7 A.C. 96, 108 ; Hodge v. The Queen, [1883] 9 A.C. 117, 132 ; A.-G. for Ontario v. A.-G. for Canada, [1896] A.C. 348, 360 et 361 ; In re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935, 942. Voy. également M. LAMONTAGNE, op. cit., pp 24-25.

336 De facture québécoise.

337 Dont les membres sont à dominante anglo-saxonne.

338 F. ROCHER, « La dynamique Québec-Canada ou le refus de l’idéal fédéral », in A.G. GAGNON, Le

fédéralisme canadien contemporain: fondements, traditions, institutions, Les Presses de l’Université de

Montréal, 2006, pp 111 & s.

339 Ibid., p 113.

provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse, […] ont exprimé le désir de contracter un Union Fédérale pour ne former qu’une seule et même puissance […] »341.

112. Propos conclusifs. - Tant le Canada que l’Union européenne puisent leurs racines dans la dialectique entre autonomie et interdépendance. Cet instrument leur permet de conjuguer l’unité et la diversité juridique. Ils oscillent entre ces deux principes contradictoires depuis leurs origines, en raison de la présence historique de facteurs agrégatifs, favorisant l’union, et ségrégatifs, maintenant la diversité. Afin de garantir une certaine stabilité de leur ordre juridique, les deux organisations appliquent à cette dialectique un principe : celui de l’équilibre.

SECTION II – Un équilibre dans la dialectique entre autonomie