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linguistique générale, qu'est-ce qu'un corpus ?

II. 2.3- La proposition d'une synthèse de la théorie du prototype

La théorie du prototype affecte directement l'ancien modèle aristotélicien sur lequel s'était basée la sémantique jusqu'à la deuxième moitié du vingtième siècle, comme l'a noté Lakoff (1987). Cette remise en cause a donc naturellement été suivie d'une adaptation, une synthèse de cette théorie pour divers domaines académiques dont notamment la linguistique, et plus particulièrement la sémantique en a été réalisée.

Kleiber, dans son ouvrage la sémantique du prototype (1990), note que ce modèle a pris une importance croissante dans la linguistique depuis les années quatre vingt, et il souhaite en conséquence dans son travail clarifier les diverses acceptions qui peuvent être sous entendues sous cette dénomination unique, ainsi que les diverses améliorations ou applications que ce modèle peut avoir en sémantique. Il liste entre autres avantages de ce modèle celui d'avoir un vaste domaine d'application. En effet, cela peut s'appliquer non seulement à la dénomination des catégories, mais aussi à la grammaire, à la phonologie, et la sémantique. En grammaire, par exemple, la règle ne doit pas être strictement suivie ou non, des graduations peuvent apparaître dans son application. La théorie du prototype a également l'avantage de proposer des catégories moins rigides :

« Elle se révèle, en second lieu, suffisamment souple pour s’adapter aux conditions changeantes de la réalité, pour incorporer de nouvelles données dans les catégories existantes. » (Kleiber 1990:105)

La fixité centrale du prototype assure une stabilité structurale pour permettre la catégorisation. Et c’est alors selon Kleiber cette conjonction entre flexibilité d’adaptation et stabilité structurale qui fait toute l’efficience du prototype.

Un autre des avantages de cette théorie est qu'elle rend compte du caractère non homogène des catégories. Tous les membres d’une catégorie ne sont pas équivalents, et s'il est aisé d'aller des membres prototypiques vers les membres de la périphérie, l'inverse est

plus complexe. Cette théorie permet aussi de prendre en compte pour un concept des « propriétés sémantiquement pertinentes mais non nécessaires » (Ibid:109), libérant ainsi les lexicographes du carcan des définitions analytiques. Kleiber note qu'il y aurait selon Wierzbicka deux types de propriétés, certaines essentielles et d’autres prototypiques. Les essentielles ne sont dans ce cas pas nécessaires, pas obligatoires (par exemple, voler pour un oiseau) mais elles ont une pertinence qu’on peut appeler « linguistique ».

Cette théorie permet également une forme d'organisation hiérarchique du lexique. Enfin, Kleiber montre qu'elle permet une réelle avancée en sémantique lexicale à travers diverses découvertes telles que la mise en relief d’une structure intercatégorielle organisée autour d’instances prototypiques, la détermination d’un niveau catégoriel privilégié (le niveau basique), ou encore la vision positive du sens lexical et non contrastive, le sens lexical intervenant davantage notamment dans la construction du sens d’un texte.

Taylor a également travaillé dans Linguistic categorisation (1995) sur les apports que cette théorie pouvait amener dans le domaine de la linguistique. Selon lui, cette théorie influence notamment la linguistique au niveau de la sémantique et des équivalences au sein d'une langue ou entre deux langues différentes. Il prend l'exemple des synonymes, on peut parfois croire qu'au sein d'une langue, deux mots soient des synonymes parfaits, mais en fait, après différentes recherches, des prototypes bien distincts peuvent être mis à jour. C'est le cas des mots « vernielen » et « vernietigen » du danois au dix neuvième siècle, Gerraerts a montré que bien qu'étant fréquemment considérés comme des synonymes parfaits, ces deux mots avaient en fait deux prototypes différents (Taylor, 1995:55,56). La même remarque peut se faire concernant le domaine de la traduction, ainsi, on pourrait être tenté de traduire l'anglais « furniture » par l'allemand «möbel », mais après une expérimentation reprenant une partie du protocole d'Eleanor Rosch, il est apparu que les étudiants, selon qu'ils étaient américains ou allemands n'avaient pas fait intervenir les même types de meubles. On peut donc supposer que la traduction est ici inexacte.

Selon Taylor, le prototype peut recouvrir deux réalités, d'une part, il peut s'agir de(s) (l') objet(s) meilleur(s) représentant(s) de la catégorie, et d'autre part, de l'abstraction que forme le cœur de cette catégorie. Il préfère cette deuxième acception, se basant notamment sur des travaux où il traitait des catégories « tallness » et « cowardice » et arguant du fait que trouver un concept prototypique pour ces catégories est pour le moins ardu. Il note encore

que l'appartenance d'une entité à une catégorie se fait en vertu des similitudes que l'on observe entre cette entité et le prototype. Cela pose des difficultés puisque juger de similitudes entre deux concepts est avant tout une opération subjective à partir du moment où l'on a rejeté les conditions nécessaires et suffisantes en tant que traits distinctifs binaires. Il est donc important de garder à l'esprit que s'il est possible de décomposer un concept ou un mot en attributs plus basiques pour le comparer, il semble impossible d'atteindre des traits primitifs et binaires. Les mots, les concepts sont des objets dynamiques, en perpétuel mouvement, influencés par le comportement de chaque homme de la société, c'est pourquoi leur décomposition en traits fixes, insécables et binaires pose problème.

Taylor note que dans le modèle de Rosch, pour faire partie de la catégorie, un membre doit remplir des attributs qui sont ceux du prototype. Il modère ce point de vue en arguant que le fait de n'avoir pas tous ces attributs n'est pas incompatible avec l'approche prototypique pour un mot ou concept :

« But is not the presence of essential attributes -attributes which are necessarily shared by all members of a category- inconsistent with the prototype approach? The answer, I think, must be no. Attributes are differentially weighted; some might be essential, other can be overridden with varying degrees of facility. Yet the existence of an essential attribute, perhaps even a set of essential attributes, does not in itself lead to all-or-nothing membership in a category. » (Taylor 1995:63)52

Il relève également le fait que coexistent des catégories d'experts et des catégories populaires. Les premières rencontrent assez bien le modèle aristotélicien, tandis que les secondes s'accommodent davantage de la théorie des prototypes. Mais ces différentes façons de catégoriser peuvent coexister sans peine au sein d'une même catégorie. Taylor prend ainsi l'exemple des nombres pairs et impairs, dont la définition technique est simple : un nombre pair est divisible par deux, tandis qu'un nombre impair fournira toujours un reste de un. Cependant, une expérience menée par Armstrong (Armstrong et al. 1983) selon le protocole établi par Eleanor Rosch a montré que les personnes interrogées trouvaient que certains

52 « Mais est-ce que l'absence d'attributs essentiels – attributs qui sont nécessairement partagés par tous les membres de la catégorie -est incohérente avec l'approche prototypique ? Je pense que la réponse doit être non. Les attributs sont plus ou moins importants, certains peuvent être essentiels, d'autres peuvent être mis en position dominante avec différents degrés de facilité. Et même, l'existence d'un attribut essentiel, voire même d'un ensemble d'attributs essentiels, ne mène pas en soi à l'appartenance ou non de façon absolue à une catégorie. » (ma traduction).

nombres étaient plus pairs que d'autres, même chose pour les nombres impairs. Cela peut s'expliquer par le mécanisme de reconnaissance des nombres pairs et impairs tel qu'il est appris par les masses. Ainsi, le sens, quelle que soit la catégorie qui est concernée, est avant tout une affaire de croyance et de connaissance, et il est possible de donner aux mots des définitions qui seront au choix plutôt populaires ou plutôt pour experts.

Malgré tous ces avantages, la théorie classique aristotélicienne est celle qui a largement prédominé dans l'histoire de la sémantique. Lakoff (1987:5) explique en effet que l'on continue en règle générale à penser que les catégories se définissent en fonction de ce que leurs membres ont en commun, ce qui peut être considéré comme une théorie populaire de la catégorisation. Cette persistance peut s'expliquer par le poids de ce qui a été appris (et qui est directement issu de la tradition aristotélicienne):

« Over the centuries it simply became part of the background assumptions taken for granted in most scholarly disciplines. In fact, until very recently, the classical theory of categories was not even thought of as a theory. It was taught in most disciplines not as an empirical hypothesis but as an unquestionable, definitional truth. »53 (Lakoff 1987:6)

Cette persistance peut être expliquée encore par la prégnance du livre de la Genèse dans les sociétés occidentales, puisque Dieu crée le monde en séparant les entités puis en créant diverses catégories. Le langage, également, selon Wittgenstein (1953) entre en jeu dans ce phénomène de persistances : puisqu'il n'existe qu'un mot pour « game », c'est que les concepts ainsi dénommés ont probablement au moins un point commun. Cependant, Taylor relativise ce point de vue, selon lui, le langage est justement riche de ce qu'il appelle des « hedges » sorte de modalisateurs permettant de donner différents degrés d'appartenance à une catégorie aux concepts dont on parle tels que « à strictement parler », « par excellence », « grosso modo » : dire qu'un merle est l'oiseau par excellence semble ainsi beaucoup moins étrange que de dire qu'une dinde est l'oiseau par excellence. Par contre, le langage permet tout à fait de dire que la dinde est, grosso modo, un oiseau.

Cependant, si la théorie des CNS demeure aussi utilisée et aussi stable, c'est

53 « Au cours des siècles, (cette théorie) est simplement devenue une affirmation considérée comme garantie dans la plupart des disciplines académiques. En fait, jusqu'à très récemment, la catégorie classique de la catégorisation n'était tout simplement pas envisagée comme une théorie. Elle était enseignée dans la plupart des disciplines non comme une hypothèse empirique, mais comme quelque chose de non discutable, une vérité définie. » (ma traduction).

également en partie parce que celle des prototypes a pu rencontrer certaines difficultés que nous allons maintenant évoquer plus précisément.